La pêche artisanale doit être au cœur du Pacte européen pour les océans

Dans la contribution de CAPE à la consultation de la Commission européenne pour un Pacte européen pour les océans, nous demandons que les communautés de pêche artisanale soient au cœur des politiques liées aux océans. L'UE devrait garantir des processus décisionnels équitables et fondés sur les droits humains en ce qui concerne l'utilisation des océans, en assurant la protection des plus vulnérables face aux industries plus puissantes de l'économie bleue.

Compte tenu du rôle de la pêche artisanale dans la sécurité alimentaire et de l'éradication de la pauvreté dans les pays en développement, nous examinons également comment l'UE peut soutenir la pêche artisanale et la gestion durable des pêches dans le cadre de son partenariat océanique avec les pays africains.

Temps de lecture : 12 minutes

La Commission européenne a lancé une consultation publique qui devrait contribuer au développement d’un  « Pacte européen pour les océans », un cadre visant à renforcer la cohérence de toutes les politiques de l'Union européenne (UE) liées aux océans, y compris la politique commune de la pêche. Ce Pacte européen pour les océans sera lancé lors de la Conférence des Nations unies sur les océans à Nice en juin 2025 en tant qu'exemple de bonne gouvernance des océans et s'appuiera sur les « Ocean dialogues », où toutes les parties prenantes devraient avoir leur mot à dire.

Dans son dernier rapport, présenté lors de la 58e session du Conseil des droits de l'homme (février-avril 2025), Astrid Puentes Riaño, Rapporteuse spéciale des Nations unies (RSNU) sur le droit de l'homme à un environnement propre, sain et durable, a identifié une « gouvernance des océans fragmentée » qui rend impossible de « prévenir les dommages causés aux océans et à sauvegarder l'environnement et les droits humains ». Elle demande que les États et la société reconnaissent que « les questions relatives aux océans sont des questions qui concernent les droits humains » et que, dans le cadre de la gouvernance des océans, « il est nécessaire de s'attacher en priorité à garantir la priorité doit être accordée à la garantie les droits des petits pêcheurs en ce qui concerne les océans […] au moyen de processus participatifs menés de manière transparente et responsable, avec le consentement libre, préalable et éclairé de ces personnes ».

Le secteur de la pêche artisanale constituent le groupe d'utilisateurs de l'océan le plus nombreux, fournissant de la nourriture, des emplois, des moyens de subsistance, une culture et un bien-être aux citoyens européens et des pays tiers. Les communautés côtières sont également les gardiennes des océans depuis des temps immémoriaux, mais elles sont les premières à pâtir de la concurrence pour l’espace océanique.

CAPE est d'accord avec la RSNU et, dans notre contribution à la consultation, nous insistons que le Pacte devrait servir en particulier les hommes et les femmes qui dépendent de l'océan pour leur subsistance et qui sont les plus touchés par les industries maritimes. Pour cette raison, nous demandons que la pêche artisanale durable et les communautés côtières prospères soient au cœur du futur Pacte européen pour les océans.

Notre vision de l'avenir des océans est celle d'une pêche artisanale, en particulier à faible impact, et de communautés côtières prospères, dont les droits d'accès et les droits fonciers sont garantis. Un avenir où elles fournissent des aliments nutritifs et abordables provenant de sources d'approvisionnement durables. Un avenir où elles cogèrent des zones côtières (prenant en compte les activités maritimes et terrestres), assurant la protection de l'océan et soutenant des moyens de subsistance viables et résilients. Ce cadre favoriserait la création d'emplois décents, le renouvellement générationnel, l'égalité des sexes et l'inclusion, et la mise en place de processus équitables et participatifs dans la chaîne de valeur.

1. Utilisation des océans : des processus décisionnels équitables et fondées sur les droits humains

La poussée de l'économie bleue a accru la divergence des intérêts et, par conséquent, a entraîné une concurrence féroce pour l'utilisation des océans. Cette course entre des intérêts divers et souvent concurrents pour la nourriture, les ressources et l'espace océaniques montre l'importance de la prise de décision en matière de planification de l'espace maritime (PEM).

Le rapport de la FAO intitulé « Illuminating Hidden Harvests » met en lumière les multiples contributions des communautés de pêche artisanale au développement durable et leur importance dans l'éradication de la pauvreté, de la faim et de la malnutrition. Sur la photo, un bateau de pêche artisanale en Pologne, avec l'aimable autorisation de Low Impact Fishers of Europe (LIFE).

Dans cette planification, les parties prenantes les plus vulnérables, telles que les hommes et les femmes de la pêche artisanale et les communautés côtières, sont aussi souvent ceux qui ont le plus de mal à faire entendre leur voix et leurs intérêts. Une gouvernance inclusive des océans doit être fondée sur les droits humains, sensible à la question du genre et socialement équitable. Une première étape vers un dialogue constructif consiste à permettre aux parties prenantes de s'exprimer dans leur propre langue. Une deuxième étape consiste à fournir des informations en temps utile et à faire preuve de transparence sur les processus et les décisions afin que le dialogue puisse se dérouler sur une base informée.

Enfin, l'approche de précaution  devrait être un principe directeur de la PEM : aucune nouvelle activité océanique ne devrait être autorisée si elle a un impact négatif sur les écosystèmes ou sur les communautés qui en dépendent pour leur subsistance. À cet égard, il est important de prendre en compte non seulement la dimension économique (productivité), mais aussi la dimension sociale (moyens de subsistance, emploi, cohésion sociale, alimentation saine, etc.). La RSNU sur le droit à un environnement propre et sain réaffirme l'obligation de prévenir, de contrôler et de réduire les dommages causés à l'environnement marin et rappelle que les études d'impact environnemental doivent tenir compte des droits humains des communautés affectées et des dimensions sociales et culturelles.

2. La dimension extérieure du pacte européen pour les océans : une « diplomatie des océans »

Le Pacte européen pour les océans aura des implications importantes pour les relations entre l'Europe et l'Afrique en matière de pêche, l'UE étant tenue de promouvoir en dehors de ses frontières les mêmes principes et valeurs qu'elle applique à l'intérieur. L'UE devrait montrer l'exemple en intégrant une approche fondée sur les droits humains et les écosystèmes dans une diplomatie océanique européenne ambitieuse qui rehausse le niveau mondial des normes sociales et environnementales.

A)ACCORDS DE PÊCHE ET ACCORDS SUR LES OCÉANS AVEC LES PAYS TIERS

Une diplomatie européenne des océans en Afrique doit être un partenariat qui place la pêche artisanale africaine au centre des préoccupations en tant que secteur essentiel à la sécurité alimentaire des populations les plus pauvres et les plus défavorisées. Les ministres des pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) chargés des océans, des eaux intérieures et de la pêche l'ont déjà fait dans leur dernière déclaration, en mettant l'accent sur la pêche artisanale comme étant « le pilier du secteur des pêches de l'OEACP et qui ancre ses racines dans les valeurs et les traditions ».

  • Les implications socio-économiques – aider les communautés côtières à atteindre les objectifs de développement durable (ODD) 2 et 14 par la cogestion : le Pacte souligne l'importance socio-économique de la pêche artisanale. En Afrique, le secteur de la pêche artisanale joue un rôle très important dans la sécurité alimentaire. Cela devrait conduire à des initiatives qui soutiennent les communautés côtières en Afrique, en promouvant leurs moyens de subsistance et en intégrant leurs besoins dans des cadres de (co)gestion des pêches plus larges, de manière à atteindre les ODD 2 et 14. Jusqu'à présent, certaines initiatives ont été menées, mais elles ont été mises en œuvre de manière cloisonnée ou ponctuelle. L'UE doit également prendre en compte le contexte socio-économique et culturel de la pêche côtière et continentale.

  • Gestion durable des pêches – une opportunité pour améliorer la collaboration régionale : le Pacte se concentre sur la gestion durable des pêches, qui peut encourager la collaboration entre l’UE  et les pays africains pour développer des cadres nationaux et régionaux harmonisés pour une pêche responsable qui protège les ressources halieutiques, les écosystèmes marins et les communautés qui en dépendent pour leur subsistance. Ces cadres devraient être participatifs.

  • Conservation de la biodiversité marine – une conservation participative : le Pacte met également l'accent sur la conservation de la biodiversité marine. Cela peut faciliter les efforts de conservation participative qui protègeraient les ressources et les habitats marins africains de la dégradation, tout en favorisant la prospérité des communautés de pêche artisanale.

  • Lutte contre le changement climatique – bâtir des communautés de pêche artisanale résilientes qui garantissent un avenir aux générations futures : le Pacte promeut des initiatives visant à lutter contre les effets du changement climatique sur la pêche. Il peut soutenir les efforts européens et africains visant à développer des stratégies d'adaptation qui renforcent la résilience des communautés de pêche et des écosystèmes africains.

Les accords de partenariat dans le domaine de la pêche durable (APPD) de l’UE sont un outil utile pour répondre à la fois aux besoins de gestion des pêches et de soutien aux communautés côtières, y compris pour faire face à la crise de la biodiversité et du changement climatique. Pour cela, ils devraient être transformés en accords de gouvernance, où les fonds pour l’accès à des opportunités de pêche sont dissociés des fonds destinés à l'appui sectoriel. Le coût élevé de la gestion durable dans les pays partenaires requiert d'augmenter la quantité des fonds alloués à l'appui sectoriel, puis de les adapter progressivement pour inclure les avantages et les conditions du soutien budgétaire de l'UE. Quant aux coûts de l'accès aux ressources halieutiques, ils devraient être entièrement couverts par les opérateurs de l'UE. Ces derniers bénéficieraient de la sécurité d'un tel cadre de gouvernance et de l'amélioration de la gestion des pêches dans le pays tiers, leur permettant ainsi de mieux se positionner face aux autres opérateurs étrangers.

L'UE devrait également s'intéresser à l'encadrement des sociétés mixtes de pêche dans un tel cadre de gouvernance. Actuellement, elle encourage la création de sociétés mixtes de pêche entre les opérateurs européens et les entreprises locales des pays tiers. Cependant, comme ces navires opèrent sous pavillon d'un pays tiers, rien ne garantit la transparence et la durabilité des opérations. Ces sociétés mixtes opèrent souvent des chalutiers côtiers qui concurrencent et menacent les moyens de subsistance des pêcheurs artisans locaux et la sécurité alimentaire des populations africaines. L'UE et les pays tiers doivent donc veiller à ce qu'un cadre durable et transparent couvre ces opérations[4], en s'assurant qu'elles ne vont pas à l'encontre des objectifs de développement du pays tiers et qu'elles ne concurrencent pas ou ne menacent pas la pêche artisanale.

En outre, l'UE peut s'inspirer de ce qu'elle fait déjà dans ses eaux et continuer à développer des stratégies régionales, car certaines des questions en jeu ne peuvent être traitées que par la coopération entre plusieurs États au niveau régional. L'UE a l'avantage de disposer d'un réseau d'APPD dans deux régions du monde qui sont confrontées à des défis similaires en matière de gestion durable des pêches.

Enfin, en ce qui concerne la « diplomatie des océans » mondiale, l'UE peut montrer l'exemple en matière de gouvernance des océans et s'engager activement à promouvoir des accords d'accès transparents, équitables et durables pour toutes les flottes de pêche lointaine.

B) JOUER LA CARTE DU MARCHÉ DE L’UE

Le marché européen des produits de la mer est l'un des plus lucratifs au monde. Les Européens sont de grands consommateurs de produits de la mer et plus de 70 % du poisson qu'ils consomment est issu des importations. D'une part, l'UE a annoncé une « boussole pour la compétitivité », ce qui signifie qu'elle doit examiner la manière dont elle commerce avec les pays tiers, en tirant parti de « la puissance du marché ». En effet, les flottes de l'UE sont soumises à des normes sociales et environnementales élevées, mais sont ensuite confrontées à la concurrence de produits importés qui ne respectent pas ces mêmes normes.

D'autre part, elle doit continuer à soutenir l'accès au marché européen pour ceux qui pêchent de manière durable et apportent le plus d'avantages sociaux, par exemple, les produits de la pêche artisanale, comme c'est le cas avec le système des préférences généralisées.

En ce qui concerne le commerce, tous les accords bilatéraux de libre-échange devraient inclure, d'une part, des chapitres renforcés sur le développement durable qui abordent les préoccupations spécifiques de la pêche et, d'autre part, les réglementations de l'UE en matière de pêche INN. L'UE devrait également s'efforcer de rechercher une politique spécifique de diligence raisonnable en matière de pêche, le Parlement européen ayant déjà identifié cette lacune en 2018 et les acteurs de la pêche étant d’accord à ce sujet. Enfin, l'UE doit promouvoir ses standards sociaux et environnementaux dans toutes les instances internationales. 

FARINE ET HUILE DE POISSON : DE LA NÉCESSITÉ D’UNE COHÉRENCE ACCRUE

Les usines de farine et d'huile de poisson se multiplient en Afrique de l'Ouest en raison d'une demande mondiale croissante. La farine de poisson est utilisée pour nourrir les porcs, les poulets, ainsi que les poissons carnivores, comme le saumon ou les crevettes d'élevage industriel, tandis que l'huile de poisson est également utilisée dans les compléments nutritionnels, les produits de beauté et par l'industrie pharmaceutique. On estime que pour produire 1 kg de farine de poisson, il faut 5 kg de poisson frais pêché. La croissance de cette industrie dans la région est un facteur clé qui mène à la surexploitation des petits pélagiques, qui constituent pourtant un aliment de base dans la région, qui sont traditionnellement capturés par des pêcheurs artisans, puis fumés et séchés par des femmes transformatrices de poisson.

Outre la perte d'emplois et de moyens de subsistance ainsi que la pollution des usines, la réorientation du poisson frais de la consommation humaine vers l'alimentation animale menace la sécurité alimentaire de la région et viole donc le droit à l'alimentation des populations d'Afrique de l'Ouest. C'est ce qu'a souligné le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l'alimentation dans son rapport sur la pêche et le droit à l'alimentation dans le contexte du changement climatique. En effet, l'une des principales revendications des communautés de pêche artisanale d'Afrique de l'Ouest est que les ressources de petits pélagiques soient réservées à ceux qui pêchent de manière durable et pour la consommation humaine.

L'UE défend ardemment une utilisation des ressources halieutiques ouest-africaines pour la consommation humaine, plutôt que pour la transformation en huile et farine de poisson. De plus, les flottes de l'UE n'ont pas accès à ces ressources dans le cadre de ses accords de partenariat dans le domaine de la pêche durable. Dans certains cas, comme l'APPD avec la Mauritanie, elle participe activement et soutient le plan de gestion des petits pélagiques.

Cependant, la farine et l'huile de poisson d'Afrique de l'Ouest sont toutes deux importées sur le marché de l'UE. L'UE est également un marché important pour le saumon et le bar d'élevage produits dans des pays tels que la Norvège, la Turquie ou l'Écosse, qui utilisent également ces produits d'Afrique de l'Ouest.

La plupart des consommateurs européens considèrent le saumon d'élevage comme « durable » et il est souvent présenté comme tel, bien que les certifications ne couvrent pas l'ensemble de la chaîne de valeur : même si le processus de production dans des pays comme l'Écosse ou la Norvège est considéré comme durable, les certifications ne garantissent pas que la farine de poisson utilisée provienne de sources durables.

En raison des quantités importantes de poisson sauvage nécessaires à l'alimentation des poissons d'aquaculture, l'élevage de poissons carnivores dépendant de la farine et de l'huile de poisson n'est pas durable et ne pourra jamais le devenir. L'UE ne peut pas continuer à importer des produits de la pêche et de l’aquaculture qui vont à l'encontre des principes de durabilité qu'elle prône.

Conclusion

Le Pacte européen pour les océans est une initiative bienvenue pour décloisonner les lois relatives à l'océan afin que l'océan et ceux qui en dépendent pour leur subsistance puissent être protégés. Cependant, pour cela, il est essentiel que la Commission place les communautés de pêche artisanale au centre d'un tel Pacte, en les protégeant des industries plus puissantes qui sont en concurrence avec elles pour l'espace océanique. Les processus décisionnels doivent être transparents et garantir leur participation.

Au-delà de ses frontières, l'UE devrait intégrer une approche fondée sur les droits humains et les écosystèmes dans la gouvernance mondiale des océans, en encourageant les autres pays et les entreprises à respecter les droits humains et les normes sociales et environnementales les plus strictes.

La pêche artisanale au cœur du pacte pour les ocÉans

En raison de leur contribution à la sécurité alimentaire, aux moyens de subsistance, à la culture, au bien-être et à la conservation des océans, les communautés de pêche artisanale devraient être au cœur du Pacte européen pour les océans. Dans sa dimension extérieure, la diplomatie océanique de l'UE doit veiller à promouvoir une gouvernance des océans qui garantisse la pérennité des communautés de pêche artisanale.

UNE gouvernance des océans fondée sur les droits humains

Pour tout processus décisionnel concernant les utilisations des océans, l'UE doit garantir la participation éclairée de toutes les parties concernées, en particulier les plus vulnérables. Les processus doivent être transparents, fondés sur les droits humains, sensibles à la dimension de genre et socialement équitables.

Mutation des accords de pêche en des accords de gouvernance avec les pays tiers

L'UE doit accroître son soutien à la gestion durable des pêches par le biais du soutien budgétaire. Pour ce faire, elle doit dissocier les fonds issus de l'attribution des quotas de pêche des fonds de l'appui sectoriel. C'est aux opérateurs de l'UE de supporter le coût des redevances d'accès.

COHérence entre les politiques de la pêche et du commerce

Les accords bilatéraux de libre-échange devraient inclure des chapitres renforcés sur le développement durable qui abordent les préoccupations spécifiques de la pêche et intègrent les réglementations de l'UE en matière de pêche INN. L'UE se doit également de définir une politique spécifique de diligence raisonnable en matière de pêche.

Photo de l’entête : des femmes et des enfants qui transportent une senne de plage à Ilondé, en Guinée-Bissau. Photo de Carmen Abd Ali.

Photo de l’encadré : une usine de farine de poisson en Mauritanie, de Francisco Marí.