Des ONG environnementales américaines convertissent 100 milliards de dollars de dette pour sauver la nature, mais à quelles fins ?

série sur le financement de la conservation #7

Dans cette nouvelle publication, Andre Standing analyse l'initiative d'une coalition d'ONG environnementales américaines qui a pour objectif de convertir 100 milliards de dollars de dettes des pays du Sud en projets de conservation. Ces accords soulèvent des critiques quant à leur manque de transparence, leur caractère néocolonial et leurs répercussions potentielles sur les communautés locales, notamment les communautés de pêche artisanale.

Main dans la main avec les géants de la finance, ces ONG jouissent d’un droit de regard croissant sur la gestion ressources naturelles des pays débiteurs, qui voient leur souveraineté s'éroder. L'auteur met en garde contre une financiarisation accrue de la conservation et appelle à protéger les droits des populations locales face à l’ influence grandissante des intérêts financiers américains.

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En novembre dernier, lors de la Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique (COP16) à Cali, en Colombie, six des plus grandes organisations environnementales des États-Unis ont annoncé la formation d’une coalition mondiale pour développer les échanges de dette contre nature afin de débloquer davantage de fonds pour le climat et la biodiversité.

Ces organisations sont : Conservation International, The Nature Conservancy, The Pew Charitable Trusts, Re:wild, The Wildlife Conservation Society et World Wildlife Fund. Cette coalition – soutenue par « Zoma Capital », une fondation philanthropique américaine qui assiste d’autres organisations à accéder au financement privé – a également pour ambition d’élaborer un code des bonnes pratiques de gestion de ces opérations financières et de créer un forum mondial pour le partage d’informations.

Dans son matériel promotionnel, nous apprenons que la coalition a pour objectif de lever au cours des prochaines années 100 milliards $ US pour des projets relatifs au climat et à la biodiversité grâce aux échanges de dette. Cependant, des questions subsistent quant au bien-fondé d’une coalition mondiale pour les échanges de dette dans les pays du Sud qui ne compte précisément aucune organisation issue de ces pays, mais seulement des États-Unis.

Le site web de la nouvelle coalition décrit un besoin de collaboration radicale entre les ONG travaillant sur la conservation, le climat, la dette et le bien-être des communautés locales. La coalition affirme qu’elle est inclusive et ouverte, et qu’elle invite d’autres organisations partageant les mêmes idées à s’impliquer « plus tard ». Les membres de la coalition affirment avoir déjà commencé à travailler ensemble et que les nouvelles normes relatives aux échanges de dette seront publiées au début de l’année 2025. Cela n’augure rien de bon pour un processus inclusif si ce groupe exclusif de membres publie déjà des résultats.

Malgré leur interprétation douteuse des principes de collaboration et d’inclusion, c’est une bonne nouvelle que ces ONG environnementales s’engagent enfin à respecter des normes et des politiques en matière d’échanges de dette, puisqu’elles y ont eu recours depuis la fin des années 1980 sans élaborer jusqu’alors de normes spécifiques ou de directives politiques. Pourtant, les échanges de dette font l’objet de nombreuses critiques.

Ainsi, un des exemples les plus récents remonte à 2024, lorsque des organisations de la société civile ont déposé une plainte officielle auprès de la Banque interaméricaine de développement (BID) sur le manque de transparence et de participation communautaire dans l’échange de dette, conçu en Équateur par TNC et le PEW Charitable Trust, avec le soutien financier du gouvernement américain et de la BID[1]. Peu de temps après le dépôt de cette plainte, le gouvernement américain a renouvelé son soutien à la création d’une aire marine protégée sur les îles Galápagos, puis a signé un accord avec le gouvernement équatorien, qui l’autorise à y installer une base militaire, la 400e de la côte pacifique. Cette situation suscite indubitablement des questionnements quant aux véritables motivations du gouvernement états-unien pour le refinancement des dettes en faveur de la nature dans les pays du Sud. [NDLR : Le département du gouvernement américain qui aide à financer les échanges de dette s’appelle la Development Finance Corporation, qui a été expressément créée pour contrer l’influence de la Chine et promouvoir la politique étrangère des États-Unis.]

« L’agence américaine de financement pour le développement internationale (DFC) a été créée pour contrer l’influence de la Chine. Après avoir soutenu un échange de dette en Équateur qui visait à créer une aire marine protégée aux îles Galapagos, les États-Unis ont ensuite signé un accord pour ouvrir une base militaire américaine dans ces mêmes îles. » »

Au cours des quarante dernières années, les organisations environnementales ont ignoré les critiques concernant les échanges de dette qu’elles ont entrepris. Elles se contentent de les présenter comme des solutions ingénieuses à la crise de la dette et de la biodiversité dans les pays du Sud, tout en affirmant que ces accords constituent une bouée de sauvetage pour les peuples autochtones menacés par les investissements dans les industries extractives. La nouvelle coalition attribue toujours aux échanges de dette « des normes de qualité rigoureuses qui ont garanti leur succès au fil des décennies » : de toute évidence, elle ne considère pas que les échanges de dette doivent susciter la moindre inquiétude.

En réponse à cet appel à une collaboration radicale, nous pensons qu’il est essentiel de réfléchir à la situation dans son ensemble plutôt que de se contenter d’examiner et de légitimer des normes volontaires. Ainsi, quelles seraient les conséquences pour les communautés locales, telles que les communautés de pêche artisanale, si cette coalition d’organisations environnementales américaines atteint son objectif de refinancer 100 milliards $ US de dettes en difficulté dans les pays du Sud ? Car, la conclusion d’un échange de dette ne marque pas la fin d’une histoire, mais plutôt le début d’un processus : la question est donc de savoir ce qu’il se passe ensuite.

1. Mutation des ONG environnementales américaines en banques parallèle

Comme nous l’avons expliqué dans des publications précédentes, les échanges de dette font référence à des transactions financières qui restructurent les dettes des pays du Sud vis-à-vis de créanciers étrangers. Comme condition de l’accord, les gouvernements de ces pays doivent prendre des engagements en matière de protection de l’environnement. Les économies réalisées sont ensuite utilisées pour financer des projets environnementaux.

Les échanges de dette consistent à refinancer les dettes des pays du Sud auprès de prêteurs bilatéraux (par exemple, le gouvernement des États-Unis) ou commerciaux (par exemple, des banques états-uniennes et des sociétés de gestion d’actifs). Parfois, ces échanges impliquent une remise de dette, mais le plus souvent les créanciers acceptent de vendre à décote. Dans ces opérations, les organisations environnementales des États-Unis achètent la dette des créanciers au nom des pays débiteurs. En retour, elles déterminent – et contrôlent – comment les économies réalisées dans le cadre de ces opérations sont dépensées et quels engagements environnementaux les pays débiteurs doivent prendre. Traditionnellement, ces engagements se concentraient sur l’extension des zones protégées – aujourd’hui encadrée par l’objectif mondial de 30x30 – mais les accords d’échange de dette conclus récemment sont devenus beaucoup plus ambitieux et cherchent à influencer les politiques nationales sur une série d’autres questions, notamment l’expansion de l’aquaculture, le marché du carbone et la réglementation de la pêche en mer.

Les échanges de dette se multiplient lorsque les pays du Sud connaissent une période de crise de la dette. C’est à ce moment-là que la dette commence à se déprécier dans l’esprit des investisseurs étrangers et des gouvernements (qui craignent de ne pas être remboursés), et que des opportunités se présentent alors d’acheter cette dette à un prix réduit. La première vague d’échanges de dette contre nature a eu lieu à la fin des années 1980, lors de la crise internationale de la dette qui tire ses origines de la guerre au Moyen-Orient, le pic du prix du pétrole et les prêts inconsidérés que les banques américaines ont accordés aux pays en développement grâce aux bénéfices fabuleux réalisés par les États producteurs de pétrole. Ces prêts en « pétrodollars » ont été accordés sous prétexte qu’ils stimuleraient la croissance économique, de sorte que les pays emprunteurs pourraient se permettre de les rembourser. La plupart de ces prêts étaient assortis de taux d’intérêt élevés, indexés sur les taux d’intérêt gouvernementaux des États-Unis et de l’Europe. Lorsque le gouvernement américain a considérablement augmenté ses taux d’intérêt au début des années 1980 – pour mettre fin à l’inflation galopante provoquée par sa guerre au Viêt Nam – les pays ont commencé à ne plus pouvoir rembourser leurs prêts, et leur valeur s’est rapidement dépréciée. Les organisations américaines de protection de la nature se sont alors empressées d’acheter ces dettes à taux réduit en échange de la création de parcs naturels, principalement en Amérique du Sud, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Les échanges de dette commerciaux ont cessé être viables lorsque les efforts internationaux ont fini par mettre un terme à la crise de la dette.

Par le biais de ces échanges de dette, les ONG environnementales américaines deviennent des acteurs de la conservation et du développement international bien plus puissants que les Nations unies, par exemple, si ce n’est pas déjà le cas. Mais à qui rendent-elles des comptes ? Photo: Ilyass Sedoug.

La nouvelle vague d’échanges de dette est due à une nouvelle crise de la dette qui trouve son origine dans le krach financier de 2008 et dans une vague de prêts imprudents et opaques accordés aux pays du Sud par des banques et des sociétés de gestion d’actifs américaines et européennes. Cette crise a pris de l’ampleur au fil des années, mais elle s’est accélérée avec le dérèglement climatique, la pandémie du COVID-19 et les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient. Ces dettes ne sont plus des prêts bancaires – comme lors de la précédente crise de la dette – mais des obligations souveraines. Comme la communauté internationale, sous la houlette des États-Unis, n’est pas parvenue à trouver des solutions viables à la crise de la dette, le marché des échanges de dette est à nouveau en plein essor. Aujourd’hui, la crise de la dette est bien plus grave que dans les années 1980. Une étude réalisée en 2024 montre que, dans les pays en développement à faible revenu, les remboursements de la dette par les gouvernements représentent plus de la moitié de leurs dépenses totales. Dans de nombreux pays, en particulier en Afrique, ce ratio est bien plus élevé. Entre-temps, les créanciers étrangers de cette dette sont devenus extraordinairement riches et comprennent les sociétés financières les plus lucratives que le monde ait jamais connues.

Bien que la première et la deuxième vague d’échanges de dette se ressemblent en certains points, elles diffèrent largement au niveau de leur mode de financement. Désormais, les organisations environnementales américaines s’appuient sur les subventions du gouvernement américain et des banques multilatérales de développement pour lever des fonds auprès d’investisseurs privés aux États-Unis et en Europe à une échelle bien supérieure à celle qu’elles pouvaient atteindre dans les années 1980 et 1990. Ces nouveaux échanges de dette sont également le résultat de partenariats formés par des organisations environnementales américaines avec des banques d’investissement telles que JP Morgan, le Crédit Suisse et Goldman Sachs, des sociétés de conseil en entreprise telles que McKinsey et des sociétés de gestion d’actifs telles que Blackrock et le groupe Carlyle. Ces géants de la finance mondiale américaine dominent aujourd’hui les conseils d’administration des principales organisations environnementales américaines, et bon nombre des cadres supérieurs des organisations qui travaillent sur les échanges de dette sont issus de ces sociétés financières et de conseil. À ce titre, les échanges de dette sont l’un des résultats les plus explicites de la financiarisation de la conservation.

L’ampleur des nouveaux échanges de dette contre nature – au regard du montant de la dette qu’ils refinancent – éclipse ce qui a été réalisé dans les années 1990. En 2015, le cas de l’échange de dette des Seychelles a servi de « démonstration de faisabilité ». Dans le cadre de cet accord, TNC a prêté aux Seychelles 15 millions $ US pour refinancer la dette que le pays avait envers d’autres gouvernements, notamment la France, l’Italie et la Belgique. Cinq millions $ US supplémentaires ont été accordés par des donateurs philanthropiques, dont un donateur anonyme de Chine et l’acteur Leonardo DiCaprio. Cette opération a permis de refinancer une dette d’une valeur nominale d’environ 21 millions $ US.

Cependant, la première méga-opération ciblant la dette commerciale a eu lieu au Belize, où TNC a mis en place une « obligation bleue » avec le Crédit Suisse pour restructurer environ 530 millions $ US dus à des prêteurs commerciaux. Cette opération a été suivie d’une autre à la Barbade qui a permis de restructurer 150 millions $ US, d’une autre au Gabon qui a permis de restructurer 500 millions $ US, et d’une autre aux Bahamas qui a permis de restructurer 300 millions $ US. TNC vient de finaliser un autre échange de dette en Équateur, refinançant 1 milliard $ US de dette publique pour la conservation de la forêt tropicale. Cependant, le plus gros accord, en 2023, a été organisé par le PEW Charitable Trust en partenariat avec Ocean Finance Company, qui a prêté de l’argent au gouvernement équatorien par l’intermédiaire du Crédit Suisse pour refinancer 1,6 milliard $ US. En 2024, outre ces échanges de dette commerciale, TNC et Conservation International ont collaboré avec le gouvernement américain pour refinancer 35 millions de $ US dus par le gouvernement indonésien aux États-Unis, les économies réalisées étant affectées aux aires marines protégées.

À mesure que ces accords prennent de l’ampleur, l’influence des organisations environnementales américaines sur les engagements des pays du Sud en matière de conservation s’est également accrue. Les échanges de dette contre océan affectent les politiques nationales sur l’ensemble des océans de ces pays. Ils sont également conçus pour des périodes beaucoup plus longues, impliquant des accords contractuels avec les pays débiteurs qui s’étendent sur des décennies. Il n’est pas étonnant que les opposants à ces accords les considèrent comme du néocolonialisme.

« L’organisation environnementale étrangère tire de ces accords deux flux de revenus qui sont censés être dépensés dans le pays débiteur. La première provient des économies réalisées lors de la conversion de la dette, la seconde vient de la création d’un fonds (prêté au pays débiteur) investi sur les marchés financiers mondiaux. Le débiteur ne contrôle pas le fonds, dont le siège est établi dans des paradis fiscaux. » »

L’organisation environnementale étrangère tire de ces accords deux flux de revenus qui sont censés être dépensés dans le pays débiteur. La première provient des économies réalisées lors de la conversion de la dette. Cependant, les premières recherches suggèrent que les prêts accordés aux pays débiteurs sont assortis d’un taux d’intérêt légèrement supérieur à celui des obligations « ESG » (« environnement, social et gouvernance ») utilisées pour financer ces opérations. Cela signifie que les organisations environnementales génèrent et conservent des revenus supplémentaires à partir de ces transactions (tout en facturant des frais de gestion aux pays débiteurs). Malheureusement, l’opacité de ces accords signifie qu’il n’y a pas d’informations fiables dans le domaine public sur les bénéficiaires.

La deuxième source d’argent provient de fonds d’affectation spéciale établis pour les pays débiteurs. Lors de chaque échange de dette, les organisations environnementales américaines prêtent de l’argent à un gouvernement pour refinancer sa dette. Mais en plus de cela, elles leur prêtent encore plus d’argent pour créer ce fonds séparé à leur profit. L’argent déposé dans ce fonds est ensuite investi sur les marchés financiers mondiaux. Le pays débiteur ne contrôle pas le fonds ; ils appartiennent à l’organisation environnementale américaine. Le fonds est domicilié dans un paradis fiscal offshore. L’argent accumulé dans ces fonds peut être dépensé dans les pays débiteurs une fois qu’ils ont remboursé le prêt à l’organisation environnementale américaine pour refinancer leur dette.

En théorie, ce fonds d’affectation spéciale prévoit un financement à perpétuité de la conservation dans le pays débiteur, ce qui signifie que les échanges de dette sont le début d’une très longue relation. On ne sait pas très bien s’il serait facile pour les pays débiteurs de rompre cette relation s’ils changeaient d’avis, ni quel serait le coût du divorce. Ces accords prévoient des pénalités financières pour les pays débiteurs s’ils ne respectent pas leurs engagements, et les fonds d’affectation spéciale peuvent être conservés par les organisations environnementales américaines à titre de compensation pour les pertes qu’elles subissent.

2. Objectif : 100 milliards $ US

En 2019, TNC a lancé un « plan audacieux » qui vise à mettre en place des échanges de dette contre océans dans 20 pays. L’objectif était de libérer 1,6 milliard $ US pour la conservation des océans. À l’époque, il s’agissait d’un objectif extraordinaire que peu de gens semblaient prendre au sérieux. Il est difficile de calculer ce qui est produit pour la conservation des océans dans ces transactions, mais six ans après le lancement du plan, l’objectif initial de TNC semble avoir été plutôt prudent. La nouvelle vague d’échanges de dette organisée par les organisations environnementales américaines, en commençant par les Seychelles, a déjà permis de refinancer environ 4,5 milliards $ US de dettes contractées par les gouvernements du Sud auprès de créanciers du Nord. Il s’agit encore d’une fraction minuscule du montant total dû par les pays du Sud, qui s’élève à des milliers de milliards de dollars. Cependant, la nouvelle coalition « dette contre nature » estime qu’elle peut débloquer un montant total pour la conservation d’environ 100 milliards $ US grâce aux échanges de dette.

Tout porte à croire que les échanges de dette sont sur le point de générer une manne d’argent colossale. Dans le sillage de TNC, les organisations environnementales américaines ont trouvé la formule gagnante qui se résume à lever des fonds auprès d’investisseurs à un taux préférentiel en acquérant des assurances contre le risque politique auprès de la Development Finance Corporation du gouvernement américain ou d’une banque de développement. Cet argent peut alors refinancer les dettes des pays du Sud négociées à des taux inférieurs à ceux du marché, ce qui est le cas dans de très nombreux pays.

Dans ces opérations, il est essentiel de comprendre que les créanciers de ces pays détiennent une dette à des taux d’intérêts supérieurs à ceux du marché. Les échanges de dette n’exigent donc aucun sacrifice de la part des créanciers et n’ont lieu que lorsque c’est dans leur intérêt économique. C’est l’une des raisons pour lesquelles les échanges de dette ne constituent pas des efforts sérieux pour résoudre la crise de la dette et que les experts en matière de justice de la dette s’oppose au bien-fondé de cette approche. Les organisations environnementales américaines affirment que la crise de la dette est l’un des obstacles les plus importants à la gestion durable des ressources naturelles dans les pays du Sud et à leur capacité à se protéger contre le dérèglement climatique. Toutefois, ces échanges de dette n’ont pas pour objectif premier de résoudre le problème de la dette. Elles sont principalement conçues pour fournir aux organisations environnementales des fonds et des moyens de pression politique dans les pays débiteurs. D’ailleurs, les organisations environnementales américaines ont jusqu’ici brillé par leur absence dans les campagnes mondiales sur la justice en matière de dette.

« Les échanges de dette ne constituent pas des efforts sérieux pour résoudre la crise de la dette : ils n’exigent aucun sacrifice de la part des créanciers de ces pays et n’ont lieu que lorsque cela est dans leur intérêt économique. » »

La forte demande des investisseurs occidentaux pour ce type d’opérations encourage également les organisations environnementales américaines à continuer de développer les échanges de dette. L’achat d’« obligations bleues » utilisées pour refinancer la dette aide ces investisseurs à atteindre des objectifs volontaires en matière d’investissement écologique. Ainsi, si, d’une part, les pays du Sud éprouvent des difficultés à rembourser leur dette aux investisseurs étrangers et que, d’autre part, le gouvernement des États-Unis ou les banques de développement acceptent de soutenir les projets des organisations environnementales américaines, alors ces dernières ont créé un mécanisme financier qui leur permet de générer des quantités astronomiques de liquidités. Ces organisations environnementales s’adonnent en fait à la quintessence du capitalisme rentier, et produisent des profits en jouant sur les marchés de la dette. Les 100 milliards $ US pourraient finalement s’avérer être aussi un objectif prudent. Le seul obstacle à l’investissement environnemental est l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis, couplée à l’essor de la droite politique qu’ils dénigrent et qualifient de « woke ». [NDLR : Après que Trump a remporté l’élection américaine, la plupart des plus grandes entreprises financières américaines – y compris celles qui ont des partenariats à long terme avec des groupes environnementaux américains – ont publiquement dénoncé leur engagement en faveur du zéro émission nette. Il est possible – mais peu probable – que cela rende plus difficile pour les organisations environnementales américaines de lever des capitaux pour financer les échanges de dette. Il y a également beaucoup de capital financier pour ces transactions en Europe.]

Les organisations environnementales et les créanciers négocient les termes des échanges de dette de manière opaque ; une condition nécessaire à des négociations réussies. Cela explique pourquoi les personnes qui subiront en premier lieu les effets de ces échanges de dette, telles que les communautés côtières des pays débiteurs, n’ont aucune chance de donner leur consentement libre et éclairé sur ce type d’opération. Cette opacité empêche également de prédire dans quel pays se produira le prochain échange. Toutefois, TNC a récemment laissé entendre que des accords étaient sur le point d’être conclus en Afrique du Sud, en Namibie et en Angola, ce qui, avec le Gabon, lui permettrait d’être aux commandes de la gouvernance des océans de la majeure partie de l’ouest de l’Afrique australe.

LES ÉCHANGES DE DETTE AU-DELÀ DES ONG ENVIRONNEMENTALES AMÉRICAINES

Dans la course aux échanges de dette contre nature – et de dette contre océan – les organisations environnementales américaines ne sont pas seules. En 2024, JP Morgan, en collaboration avec l’organisation caritative américaine Catholic Relief Services, a accordé un prêt au gouvernement du Salvador pour restructurer 1 milliard $ US de sa dette extérieure, les économies réalisées étant affectées à la conservation des rivières et des zones humides.

De nombreux échanges de dette ont aussi lieu sans le tapage que ceux organisés par les organisations américaines. Les prêteurs bilatéraux ont recours aux échanges de dette assez régulièrement en période de surendettement. Selon l’OCDE, entre 2020 et 2022, les bailleurs de fonds officiels ont accordé un allègement de la dette d’une valeur d’environ 5 milliards $ US, dont une grande partie par le biais d’accords d’échange. L’Italie a échangé environ 1 milliard $ US au cours des trois dernières années avec des pays tels que la Jordanie, l’Égypte et Cuba. Le gouvernement portugais a également consenti à des échanges de dette avec le Cap Vert et São-Tomé-et-Príncipe, allouant les économies réalisées à l’adaptation au changement climatique et à l’atténuation de ses effets. Dans le cadre de ces échanges de dette bilatéraux, les remboursements de dette annulés sont déclarés par les donateurs comme des aides au développement, ce qui permet aux donateurs d’augmenter de manière considérable le montant de l’aide au développement qu’ils déclarent dans leurs rapports.

L’une des transactions de ce genre les plus importantes a eu lieu en décembre 2024 et semble être passée inaperçue. La Banque mondiale a financé son tout premier échange de dette. Il s’agissait d’un prêt au gouvernement de la Côte d’Ivoire pour restructurer une dette commerciale d’environ 500 millions $ US, qui a permis de transférer les économies réalisées dans un programme national de santé et d’éducation. L’opération n’a pas fait l’objet d’une grande publicité, mais il s’agit potentiellement d’un développement important qui pourrait donner lieu à une nouvelle vague d’opérations de ce type. Les banques de développement n’ont jamais prêté d’argent aux pays du Sud pour refinancer leurs dettes commerciales, et les échanges de dette impliquant des prêts des banques de développement sont interdits, du moins pour l’instant.

Le marché des échanges de dette est donc en train de se développer et d’attirer de nouveaux acteurs. La question de la concurrence n’a pas encore été tranchée. Le communiqué de presse de la Banque mondiale concernant son échange de dette en Côte d’Ivoire a été remarqué pour avoir explicitement souligné que son accord était moins coûteux pour la Côte d’Ivoire que les accords passés avec les organisations environnementales américaines, tout en respectant mieux la souveraineté nationale :

« Contrairement à d’autres échanges qui utilisent des structures coûteuses, notammentdes structures offshore et des fonds d’affectation spéciale qui entraînent souvent des coûts de transaction, administratifs et financiers importants, cette opération utilise des systèmes nationaux déjà en place. »

3. Anticiper la trajectoire des échanges de dette contre océan

La désirabilité de ce programme massif de restructuration de la dette mené par des organisations environnementales américaines devrait susciter de profondes interrogations. Ces opérations ne constituent en rien des transactions isolées. Lorsqu’on prend la situation dans son ensemble, on observe un accroissement du pouvoir des organisations environnementales américaines. Elles ne sont plus des simples organisations caritatives vertes, mais elles sont devenues des entreprises mondiales dynamiques et compétitives et profondément liées aux plus grandes sociétés financières que le monde ait jamais connues, alors que ces dernières figurent parmi les plus nuisibles à la planète et à sa gouvernance démocratique, tout en étant les plus importantes contributrices à la dette des pays du Sud. Cette fusion de l’environnementalisme et de la finance américaine est sûrement l’un des partenariats les plus inopportuns dans le domaine du développement international.

La croissance de la richesse et de l’influence des organisations environnementales américaines n’est pas seulement le fruit des partenariats avec les institutions financières, mais aussi de l’essor du monde de la philanthropie privée, qui reflète les niveaux d’inégalité criante de la richesse privée. En 2023, les philanthropes tels que Jeff Bezos, ont fourni plus d’1 milliard $ US pour la conservation des océans, la quasi-totalité allant aux grandes organisations environnementales américaines. Une partie de cet argent est utilisée pour couvrir les dépenses liées à la négociation d’échanges de dette.

« Les ONG environnement ne sont pas que des « organisations caritatives vertes », mais plutôt des entreprises compétitives profondément liées aux plus grandes sociétés financières du monde - qui sont les principaux contributeurs à la crise de la dette en premier lieu. » »

Au total, les subventions accordées par les organisations philanthropiques américaines en faveur des océans sont devenues plus importantes que l’aide publique au développement fournie par les gouvernements et les banques multilatérales. Par conséquent, les revenus combinés de la philanthropie et des investissements privés signifient que les entreprises environnementales américaines ont des budgets annuels bien supérieurs aux budgets gouvernementaux dans la plupart des pays où elles négocient des échanges de dette. TNC reste la plus importante, avec des actifs évalués à plus de 9 milliards $ US et des revenus annuels de 1,5 milliard $ US en 2023, soit un résultat doublé par rapport à 2022. Enfin, le comportement et la culture de ces organisations environnementales sont devenus le reflet de leurs partenaires commerciaux et financiers : les cadres supérieurs de ces organisations sont aujourd’hui rémunérés entre 1 et 1,5 million $ US par an. [NDLR : Ces informations sont tirées des déclarations fiscales publiques aux États-Unis.]

L’objectif de 100 milliards $ US de nouveaux échanges de dette, en plus de l’essor du marché de produits financiers tels que les crédits de biodiversité, va donner aux organisations environnementales américaines un pouvoir qui pourrait s’avérer colossal au cours des prochaines années. Elles deviendront des acteurs de la conservation et du développement international bien plus puissants que les Nations unies, par exemple, si ce n’est pas déjà le cas. Mais à qui rendent-elles des comptes ?

Le passage aux échanges de dette – et à d’autres formes de financement privé – nous oblige à repenser l’identité de ces organisations. Elles sont désormais engagées dans ce que l’on appelle le secteur bancaire parallèle. Il s’agit d’institutions financières qui se comportent comme des banques sans être soumises aux réglementations et aux mécanismes de supervision de celles-ci. Le secteur bancaire parallèle a explosé depuis la crise financière de 2008, en partie à cause de réglementations plus strictes dans le secteur bancaire traditionnel.

Nous ne prenons pas de risque en présageant qu’au cours des prochaines années, les organisations environnementales américaines lèveront des milliards de dollars auprès d’investisseurs privés, et de plus en plus de pays du Sud s’endetteront auprès d’elles. Dans le même temps, ces organisations environnementales investiront une part importante des fonds publics de ces pays sur les marchés des capitaux via des paradis fiscaux offshore, les bénéfices étant utilisés pour financer des programmes de conservation. On peut donc raisonnablement prédire que l’avenir de la conservation internationale sera dominé par les rentes dérivées des investissements privés détenus à l’étranger.

4. Quel avenir pour les échanges de dette ?

Le modèle actuellement utilisé par les organisations environnementales pour financer les échanges de dette va sans aucun doute évoluer. Difficile toutefois de prédire ce qu’il se passera, bien qu’il y ait quelques indices.

Parmi les innovations, l’une consistera en l’utilisation de différents types d’obligations pour financer la restructuration de la dette. Jusqu’à présent, TNC a conçu ses échanges de dette contre océans de manière qu’ils soient financés par des « obligations bleues ». Celles-ci sont présentées aux investisseurs comme des obligations qui fourniront des fonds pour la conservation des océans. Le problème, cependant, est que la majeure partie de l’argent récolté dans ces obligations n’est pas utilisée pour la conservation des océans, mais plutôt pour payer la restructuration de la dette. Or, les normes volontaires internationales en matière d’obligations bleues exigent que 100 % des recettes soient utilisées pour la conservation de telle sorte que TNC a déjà été accusée d’avoir fait de l’« écoblanchiment » concernant les obligations bleues qu’elle a vendues.

La solution à ce problème est relativement simple : les organisations environnementales vont plutôt émettre des obligations basées sur la performance au lieu d’obligations bleues, car celles-ci n’exigent pas que tous les fonds soient consacrés à la conservation. En effet, une obligation basée sur la performance n’exige de l’émetteur que la réalisation d’indicateurs clés. Il peut dépenser l’argent comme bon lui semble, par exemple pour la restructuration de la dette. Cependant, les obligations basées sur la performance sont émises avec des taux d’intérêt variables déterminés par la mesure dans laquelle les gouvernements débiteurs atteignent les indicateurs clés de performance (« key performance indicators », KPI, en anglais). Le gouvernement indonésien a émis en 2024 la première « obligation corail » au monde, qui offre aux investisseurs des taux de rendement variables en fonction de leur réussite dans l’extension des aires marines protégées.

À l’avenir, les prêts que les pays du Sud se verront proposer pour refinancer leur dette adopteront probablement cette approche : s’ils atteignent les objectifs de conservation, ils paieront aux investisseurs un taux d’intérêt inférieur. S’ils échouent, ils paieront davantage. Cet arrangement signifie que la restructuration de la dette deviendra plus risquée pour les pays débiteurs et qu’il pourrait y avoir des incitations considérables à la malhonnêteté dans la façon dont les indicateurs de performance clés sont mesurés et rapportés. Il s’agit également d’une approche contestable du financement du climat et de la biodiversité, car les pays débiteurs risquent de payer davantage pour leurs échecs, y compris ceux qui échappent à leur contrôle, comme le dérèglement climatique.

Une innovation plus inquiétante est en train d’être développée par l’Ocean Finance Company (OFC) et la société de conseil Aqua Blue Investments, qui a été créée par un ancien employé de TNC. L’OFC était au centre d’un échange de dette en Équateur. Elle est désormais la société mère du Galapagos Life Fund, enregistré dans le Delaware. Le principal actionnaire de l’OFC est une société néerlandaise de gestion d’actifs appelée Climate Fund Managers, spécialisée dans la mobilisation de capitaux par le biais d’un financement mixte du gouvernement néerlandais et de l’UE pour des projets d’énergie et d’infrastructure dans les pays en développement. En mai 2024, dans une interview accordée à Reuters, le directeur de l’OFC a décrit la prochaine phase de mobilisation de capitaux pour le financement de projets de conservation des océans.

Alors qu’un échange de dette consiste à prêter de l’argent aux gouvernements des pays en développement pour refinancer leur dette commerciale, l’OFC travaille sur une nouvelle approche qui consiste à mobiliser des capitaux privés avec l’aide de gouvernements étrangers et de banques de développement qui achètent eux-mêmes les obligations en difficulté des pays en développement. En empruntant de l’argent à un faible taux d’intérêt, l’OFC peut acheter des dettes à une faible valeur de marché. Elle utilisera ensuite les dividendes provenant de la détention de cette dette bon marché pour rembourser son emprunt auprès d’autres investisseurs. Le « bénéfice » de cet arrangement est ensuite versé à l’OFC pour qu’il le consacre à la conservation des océans. Comme le décrit le directeur de l’OFC, l’avantage de ce nouveau mécanisme est qu’il ne nécessite pas l’approbation du pays débiteur.

Peu d’informations existent quant aux avancées de l’OFC dans le développement de cette approche. Cependant, celle-ci s’inscrit dans une progression logique du modèle des échanges de dette. Cette logique mettrait fin à toute prétention selon laquelle l’ambition des organisations environnementales dans les échanges de dette a quelque chose à voir avec le fait d’aider les pays à sortir d’une crise de la dette. Finalement, l’OFC s’apparente à ce que l’on appelle un fonds vautour. Ces sociétés de gestion d’actifs se spécialisent dans l’achat de dettes en difficulté à une faible valeur, puis s’assurent de manière agressive que le débiteur paie la totalité de la valeur nominale. Par conséquent, l’OFC pourrait être considérée comme un fonds vautour vert.

5. Vers plus de profits ? Du financement de projets de biodiversité à la gestion des actifs des pays débiteurs 

Il convient de s’attarder sur un aspect ambigu des échanges de dette, à savoir le contrôle et la propriété que l’organisation environnementale qui gère ces échanges de dette acquiert dans le pays débiteur. C’est une question à laquelle les organisations environnementales américaines ont été sensibles. Leur approche de la gestion des échanges de dette consiste à créer dans les pays débiteurs des organisations multipartites, chargées de superviser les dépenses. Cela donne l’impression que les organisations environnementales étrangères sont reléguées au second plan lorsqu’il s’agit de décider de l’utilisation de l’argent. Cependant, l’organisation environnementale est toujours présente dans les conseils d’administration de ces nouvelles organisations multipartites et, plus important encore, elle en conserve la propriété effective. De plus, ces nouvelles organisations multipartites des pays débiteurs ont leur siège aux États-Unis ou en Irlande.

« La création d’organisations multipartites pour superviser les dépenses de conservation dans le pays débiteur donne l’impression que les ONG environnement donnent l’impression de se mettre en retrait. Mais c’est loin d’être le cas, à commencer par le fait que les premières ne sont même pas enregistrées dans le pays, mais aux États-Unis ou en Irlande. » »

En Équateur, l’échange de dette mené par l’OFC a créé un fonds initial qui n’est pas une entité unique. Ce fonds est conçu pour se développer grâce à d’autres sources de revenu : le rôle de ces fonds dans la gestion de la conservation de la nature sur de vastes territoires offre d’importantes possibilités de promouvoir d’autres activités génératrices de revenus telles que l’écotourisme, l’échange de droits d’émission de carbone, l’aquaculture et la compensation de la biodiversité. Ces fonds pourront également faire de nouveaux investissements dans les infrastructures énergétiques et la bioprospection marine. Le site web du Climate Fund Managers, spécialisé dans les projets d’infrastructure énergétique, souligne qu’il a justement soutenu l’échange de dette en Équateur pour les futures opportunités d’investissement qu’il apporte. En fait, la brève description de leur soutien financier à l’échange de dette en Équateur suggère qu’ils ont établi des droits pour mettre en œuvre d’autres opportunités d’investissement qui découlent de cet accord.

Plus la coalition pour les échanges de dette prendra de l’ampleur, plus elle conclura des accords qui leur transfèrent sur plusieurs décennies un pouvoir considérable sur la gestion des territoires marins et terrestres. Ces organisations environnementales travaillent en partenariat avec d’autres sociétés financières qui investissent déjà dans ces pays et qui seront intéressées par l’expansion de ces investissements. Par exemple, le groupe Carlyle, dont le PDG est le président du conseil d’administration de TNC, contrôle près de 400 milliards $ US. Il possède notamment des entreprises actives dans l’écotourisme dans les pays du Sud, le pétrole et le gaz offshore, ainsi que la fourniture et l’entretien de navires et d’infrastructures militaires. Le groupe Carlyle a également investi dans des entreprises de pêche industrielle, comme China Fisheries, qui pêchait des petits pélagiques d’Afrique de l’Ouest avant de faire faillite en 2015. TNC fournit également une assistance technique et financière aux entreprises d’aquaculture et de développement du carbone bleu. En 2024, TNC a aidé « Hatch Blue » à lever plus de 90 millions $ US d’investissement en capital pour de nouveaux projets d’aquaculture, TNC étant un partenaire actif dans la supervision de la mise en œuvre et du suivi de ce fonds d’investissement.

En réalité, les réseaux de sociétés financières et d’investisseurs qui sont partenaires d’organisations environnementales américaines s’étendent bien au-delà des conseils d’administration dont elles sont membres. En Amérique du Sud, TNC a créé le Latin America Conservation Council pour faciliter ses opérations de conservation, qui compte vingt membres d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. Tous sont d’éminents hommes d’affaires (il n’y a pas de femmes) qui ont d’importants investissements dans des secteurs tels que l’énergie, la production alimentaire, l’exploitation minière et l’immobilier. Aucun membre de ce conseil ne représente les intérêts des communautés de pêche artisanale ou des populations qui dépendent des forêts. Parmi les membres du Conseil, on trouve le PDG de Hoschild’s Mining au Pérou – une multinationale enregistrée au Royaume-Uni – qui a tenté de poursuivre le gouvernement péruvien en 2021 pour avoir fermé certaines de ses mines pour des raisons environnementales. On retrouve aussi Jorge Paulo Lemann, l’homme le plus riche du Brésil qui a mis en place un vaste réseau d’entreprises alimentaires, y compris une participation dans Heinz Foods et Burger King. Il vit actuellement en Suisse pour échapper à des enquêtes sur ce qui a été décrit comme la plus grande fraude financière jamais réalisée au Brésil, et des mandats d’arrêt internationaux ont été émis à l’encontre de deux cadres supérieurs de ses sociétés.

Les communautés de pêche artisanale doivent être garder à l'esprit que les échanges de dette contre océan peuvent les priver définitivement de leurs droits, transférant le pouvoir sur les territoires marins à des organisations américaines et à des sociétés privées de gestion d'actifs. Photo : Jorge Sá Pinherio.

TNC fait également partie d’un Conseil Asie-Pacifique similaire, ainsi que d’un Conseil africain de la conservation. Ce dernier contient également une liste d’investisseurs et d’hommes d’affaires africains de premier plan, bien qu’il n’existe pas de site web pour ce groupe. Le président de longue date du Conseil africain de TNC est Phillip Ihenacho, un ancien associé de McKinsey Consulting et un multimilliardaire nigérian qui a fait fortune dans le secteur du pétrole et du gaz, mais qui a aussi de nombreux autres intérêts commerciaux. Il a fait l’objet d’enquêtes diligentées par le gouvernement britannique sur le blanchiment de 6 milliards $ US. En plus de présider le Conseil africain de conservation, Philip Ihenacho a également créé la société African Nature Investors (ANI) qui a conclu des accords commerciaux avec TNC. TNC a, par exemple, acquis les droits d’une réserve naturelle au Kenya, qui a ensuite été confiée à l’ANI pour qu’elle la gère en vue d’y développer un tourisme luxe. Les communautés locales ont mené des campagnes contre la privatisation de la zone, l’impact écologique et les profits importants réalisés. Il semble problématique que le président d’un conseil consultatif d’une organisation de conservation américaine utilise cette position pour ses propres intérêts commerciaux, et cela soulève des inquiétudes quant à la manière dont TNC opère dans d’autres territoires, y compris la gestion des aires marines protégées.

L’expansion des organisations environnementales par le biais des échanges de dette entraînera donc des risques de conflits d’intérêts, qu’il sera extrêmement difficile de prévoir et de contrôler. Ces organisations environnementales sont intégrées dans un réseau dense d’investisseurs privés, de consultants en affaires et de sociétés de gestion d’actifs ayant des intérêts commerciaux dans l’exploitation des ressources naturelles.

Conclusion

La nouvelle coalition d’organisations environnementales cherchant à porter les échanges de dette à 100 milliards $ US présage d’un avenir inquiétant. Elle demande à d’autres organisations partageant les mêmes idées de travailler avec elles dans le cadre d’une « collaboration radicale ». Cependant, il semble évident que les organisations environnementales américaines sont en train de se transformer en sociétés de gestion d’actifs environnementaux mondiaux, et que leur légitimité  et leur capacité à collaborer avec la société civile et les communautés locales ont pratiquement disparu. Elles sont profondément liées à la finance privée américaine et aux intérêts géopolitiques du gouvernement américain. Mais leurs réseaux de partenaires commerciaux et de sociétés financières sont également étendus, comme en témoignent leurs conseils régionaux en Afrique, en Amérique latine et en Asie-Pacifique.

Si la coalition de la dette réussit, elle gérera beaucoup d’argent pour la conservation et influencera la gouvernance des océans et des terres. Ses membres deviendront beaucoup plus influents dans la gestion des ressources marines dans les pays du Sud, par exemple, que des organisations telles que la Banque mondiale et la FAO. Nous devons nous demander s’il s’agit là d’un avenir souhaitable. Ceux qui s’opposent à l’impérialisme américain et à la financiarisation accrue de la conservation devraient rejeter l’objectif de la coalition, quelles que soient les normes volontaires de comportement qu’elles prétendent de se fixer.

En s’opposant à la diffusion des échanges de dette, il est essentiel de réaliser que ces transactions ne sont pas des événements isolés mais font partie d’un processus. Comme nous l’avons expliqué dans notre publication sur l’illusion d’un « déficit de financement » pour la nature, ce déficit ne sera jamais comblé. Il s’agit d’une cible factice et mobile permettant aux organisations environnementales d’accroître leur capital financier et leur influence politique. Une fois que la coalition aura échangé des milliards de dollars de dettes contre des dépenses de conservation, elle ne s’arrêtera pas en si bon chemin. En examinant les échanges de dette, nous devons réfléchir attentivement à la suite : quelle est la trajectoire de ces transactions et de ces relations ? Les communautés de pêche artisanale doivent être conscientes que les échanges dette contre océan peuvent les priver définitivement de leurs droits, en transférant le pouvoir sur les territoires marins à des organisations américaines et à des sociétés privées de gestion d’actifs.

Photo de l’entête : Sandwich Harbour en Namibia, de Sergi Ferrete.