La pêche artisanale africaine à la pointe du combat contre les sociétés de pêche industrielle prédatrices et opaques

Depuis des décennies, les pays africains côtiers accueillent dans leurs eaux des bateaux de pêche industrielle d’origine étrangère, souvent avec l’objectif affiché de développer leurs capacités de pêche.

Néanmoins, comme beaucoup de pays restreignent l’accès à leurs ressources aux opérateurs nationaux, cela exige que les propriétaires de ces bateaux étrangers constituent des sociétés mixtes avec des nationaux de ces pays.

Dans la plupart des cas, ces sociétés mixtes sont fictives, dans la mesure où le partenaire national africain de la société mixte est un prête nom utilisé pour pouvoir enregistrer le bateau étranger localement, et lui ouvrir ainsi l’accès aux eaux poissonneuses du pays. A de rares exceptions près, les activités de ces sociétés mixtes sont opaques et cachent des pratiques de corruption qui permettent aux bateaux en société mixte de pêcher comme ils veulent sans respecter les mesures de gestion des pêches et de conservation des écosystèmes, menaçant la survie des communautés de pêche artisanale locales.

Au cours des dix dernières années, la CAOPA a mis en lumière les impacts de ces compagnies de pêche d’origine étrangère sur les communautés côtières, et demander la création d’un cadre transparent et durable pour leurs activités.

Fin 2020, la CAOPA a organisé coup sur coup un webinaire, suivi d’une rencontre en présentiel au Sénégal, sur le thème : ‘Sociétés mixtes dans la pêche : pour un cadre plus durable et transparent’. Ensemble, ces événements ont rassemblé plus de quatre-vingts participants, comprenant des représentant(e)s des organisations de pêche artisanale de la Côte d’Ivoire, de la Gambie, de la Guinée-Bissau, du Sénégal, et des organisations de la société civile.

Sur base de cas concrets du Sénégal, de Côte d’Ivoire ou encore de Madagascar, et avec l’appui de juristes et d’experts, les participants se sont demandé comment rendre les activités de ces sociétés de pêche en société mixte transparentes ? Comment organiser et contrôler leurs activités pour qu’elles n’impactent pas négativement la vie des communautés côtières ? Comment faire en sorte qu’elles contribuent aux finances publiques des pays hôtes par une taxation plus juste ?

Un exemple du pire : la Côte d’Ivoire

Le cas de la Côte d’Ivoire illustre les dérives du système de sociétés mixtes. Sur 80 bateaux de pêche industrielle basés au port d’Abidjan, 55 sont gérés par des sociétés mixtes de pêche de droit ivoirien, avec des gestionnaires de nationalité chinoise. L’apport du partenaire ivoirien en termes de capital social est dérisoire, en général un million ou deux millions de CFA, alors qu’une seule de ces sociétés gère parfois plus de dix bateaux. Comme le notait récemment la publication Spotlight, le fait que ce genre de société détient peu d’actifs “peut rendre difficile ou impossible pour les autorités d’identifier le véritable propriétaire du navire, ou d’imposer des sanctions financières autrement que par la saisie du navire lui-même, ce qui peut ne pas avoir d’incidence financière significative sur le propriétaire, et peut au contraire avoir un coût important pour le pays sous forme de frais de port, de revente ou de démantèlement”.

Les bateaux gérés par ces sociétés mixtes prennent souvent le pavillon du pays d’accueil, comme sur cette photo prise au port de Bissau: des navires avec des noms à consonnance chinoise battant pavillon de Sao Tomé. Photo: CAPE.

Les bateaux gérés par ces sociétés mixtes prennent souvent le pavillon du pays d’accueil, comme sur cette photo prise au port de Bissau: des navires avec des noms à consonnance chinoise battant pavillon de Sao Tomé. Photo: CAPE.

Les bateaux gérés par ces sociétés sont d’origine chinoise sont ou bien « ivoirisés » (ils re-pavillonnent le navire) ou bien affrétés (ils gardent le pavillon chinois). L’ivoirisation d’un navire octroie des avantages à l’armateur, y compris : l’exonération de taxes du carburant, la réduction des frais portuaires, la licence de pêche à moindre coût, la priorité pour les besoins administratifs. Les conditions d’ivoirisation, définies par le Code Maritime ivoirien (Art. 69 à 72), - comme appartenir pour au moins un tiers, à des personnes physiques ou morales de nationalité ivoirienne ; être armé par un personnel composé de 100 % de nationaux ivoiriens en ce qui concerne les officiers et de 75 % au moins de nationaux ivoiriens en ce qui concerne les autres membres de l’équipage- ne sont jamais respectées. Des dérogations systématiques sont données par les autorités.

Dans la grande majorité des cas, ces sociétés de pêche ne respectent pas non plus les règlementations de pêche en vigueur. Par exemple, la société HAINA, constituée en 2019, à Abidjan, dont le capital social est de 1 000 000 FCFA (1500 euros) gère six chalutiers d’origine chinoise : les HAILUFENG 7, 8, 9, 10, 11, 12. En juin 2020, le HAILUFENG 11 a été arrêté pour pêche illégale, ayant déconnecté son système de localisation AIS, au Nigeria.

Un deuxième exemple, la société RONG CHANG est établie à Abidjan (avec un capital social de 2.000.000 CFA, soit 3000 euros) mais également en République du Congo. Il y a quelques années, plusieurs bateaux de RONG CHANG ont été interdits de pêche au Congo pour pêche illégale dans la zone des 6 miles qui est une zone de reproduction. En 2020, la presse locale a rapporté que l’entreprise RONG CHANG construisait, à l’abri des regards, une immense unité de production de farines de poissons, destinées à la Chine.

Impacts pour les communautés côtières

Les pêcheurs, syndicats, femmes transformatrices réunis fin 2020 au Sénégal à l’invitation de la CAOPA ont énuméré les impacts destructeurs des activités de ces bateaux en sociétés mixtes. Un de leurs principaux griefs, c’est que les bateaux opérant avec les sociétés mixtes s’engagent dans des pratiques illicites qui menacent la pêche artisanale : les bateaux éteignent leurs systèmes de localisation (AIS et VMS), ne respectent pas les zones protégées (y compris les zones de reproduction) ni les couloirs de pêche réservés à la pêche artisanale, jusqu’au point parfois de s'en prendre physiquement à des pêcheurs qui protestent contre leur présence. Ils pratiquent une pêche destructrice, non sélective, y compris la pêche illégale d’espèces protégées.

Les conditions de travail dans lesquelles travaillent les marins à bord sont indignes : pas de sanitaires, dormant et mangeant à même le sol crasseux, et subissant des mauvais traitements de la part des responsables d’équipage chinois.

Pour les communautés locales, ces sociétés n’apportent en plus aucune valeur ajoutée, au contraire : Le poisson pêché par ces sociétés mixtes est exporté vers le marché chinois, soit en congelé ou sous forme de farine, alors que les femmes transformatrices manquent de poisson à transformer pour le marché et les populations locales. C’est une menace sur l’avenir des activités de ces femmes, mais aussi sur la sécurité alimentaire des populations.

Cela a suscité l’inquiétude des associations des consommateurs présentes aux rencontres CAOPA, qui constatent la rareté et l’augmentation du prix du poisson frais ou transformé au niveau des marchés locaux.

L’expérience positive des sociétés mixtes pour la pêche à la crevette profonde au Sénégal

Si les bateaux en société mixte respectent une série de conditions, en matière de transparence, de respect des lois et de non concurrence avec la pêche artisanale locale, leurs activités peuvent contribuer au développement économique du pays hôte. Les exemples sont rares, mais ils existent. Ceci semble être le cas de l’exploitation de la crevette profonde au Sénégal, par les six armements de la Coopérative Sénégalaise des Exploitants de Crevettes profondes (COSECPRO), dont 5 en sociétés mixtes.

Un plan d’aménagement de la pêcherie de crevettes profondes a été élaboré et mis en œuvre à partir de 2013. Le responsable de la COSECPRO, M. Alassane Dieng, explique que ce plan s’appuie sur la création de richesse, la conscience écologique et aussi l’équité sociale. La gestion des ressources se fait avec un système de quotas où l’Etat définit la quantité totale maximale de crevettes à prélever par an, la divise et distribue aux entreprises de pêche individuelles, qui peuvent se les céder entre elles. Un système de suivi est adossé au système de quotas, avec une application rigoureuse des bonnes pratiques : repos biologique, tests de sélectivité, collecte de données fiables, échantillonnage systématiques, études du cycle biologique, mais aussi négociation et achats groupés des intrants et transparence sur la rente à partager entre l’Etat et exploitants privés.

La réussite de ce modèle tient au fait que le nombre d’exploitants est limité, et qu’il y a peu d’interactions avec la pêche artisanale qui ne pêche pas cette ressource. Cependant, la prudence doit être de mise du fait des risques liés à l’attrait de la ressource qui pourrait tenter d’autres armements à s’y introduire.

Le partage de l’expérience de la COSECPRO a donné aux participants des rencontres CAOPA un exemple de ce qui peut être mis en œuvre pour la gestion des activités en mer des bateaux de pêche en société mixtes, afin que leurs activités n’impactent pas négativement la vie des communautés côtières et s’inscrivent dans une perspective de pêche durable.

Leçons du Code minier du Sénégal

Les participants ont également été fort inspirés par la réglementation qui a été mise en place, au Sénégal, pour le secteur minier, et dont le secteur pêche pourrait tirer des leçons.

Le Code minier du Sénégal de 2016 exige de tout titulaire de titre minier l’obligation de respecter les principes et exigences de l’Initiative de Transparence pour les industries extractives (ITIE). Tout titulaire de titre minier a ainsi l’obligation de déclarer tous ses revenus miniers, y compris les réalisations économiques et sociales. Le code minier demande également l’affectation de 0,5% du chiffres d’affaires hors taxes des sociétés minières au Fonds d’appui des collectivités locales, et prévoit également le versement de 20% des recettes de l’Etat provenant des opérations minières à ce fond d’appui. En outre, le Code minier prévoit la mise en place d’un fonds de réhabilitation des sites miniers, alimenté par tous les titulaires d’un permis d’exploitation.

Le code minier du Sénégal de 2016 est un exemple de bonnes pratiques (déclaration de revenus miniers pour les titulaires, fonds pour les communautés locales…) et donnerait des pistes pour une meilleure gestion des sociétés mixtes dans la pêche. Phot…

Le code minier du Sénégal de 2016 est un exemple de bonnes pratiques (déclaration de revenus miniers pour les titulaires, fonds pour les communautés locales…) et donnerait des pistes pour une meilleure gestion des sociétés mixtes dans la pêche. Photo: Shane McLendon/Unsplash - image d’illustration.

Ces mêmes principes pourraient être appliqués à la pêche, en respectant les critères énoncés dans le standard de l’Initiative pour la Transparence dans la Pêche (FiTI) : publication des listes des bateaux sous licence, des redevances payées, des textes des accords de pêche privés, etc. Les compagnies de pêche en société mixte doivent aussi assurer qu'une information fiable et pertinente sur leurs activités, leur structure, leur situation financière et leurs résultats est publiée régulièrement. Sans surprise, dans le plan d’action qu’ils ont mis en place à la fin des rencontres CAOPA, la première action consiste à plaider pour que les pays africains s’engagent à se conformer au standard de l’initiative FiTI.

La mise en place d’un fonds d’indemnisation pour les pertes dues aux activités de pêche illégales et à la surpêche et l’investissement d’une parties des recettes dans le développement des industries de pêche durable à travers l’Afrique est une voie possible pour réparer les dommages causés aux écosystèmes et aux populations côtières par les bateaux en sociétés mixtes.

A l’heure où les états explorent les moyens de relancer leurs économies après le Covid, notamment à travers l’économie bleue, ces propositions des acteurs de la pêche artisanale et de la société civile sont bienvenues. Leur mise en œuvre pourrait servir à mettre la pêche industrielle d’origine étrangère active dans les eaux africaines sur la voie de la durabilité et du respect des activités des communautés de pêche côtière.

 

Plus d’informations:



Photo de l’entête: Paul Einerhand/Unsplash