Ce pêcheur de Guinée Bissau s’insurge : « Jusqu’à présent, pour pouvoir travailler à bord d’un bateau européen qui pêche dans nos eaux à travers l’accord de pêche, un marin doit payer l’agent de l’armateur ».
Certains pêcheurs indiquent qu'ils doivent débourser jusqu'à 1000 euros pour avoir la garantie d'un emploi sur un navire de l'UE. Il y a peu, des représentants de pêcheurs ivoiriens embarqués sur les thoniers européens soulignaient d’autres abus liés aux activités des agents locaux recrutant les marins pêcheurs : opacité dans la fixation et le paiement des salaires, pas de copie du contrat donnée au pêcheur avant l'embarquement, absence d'enregistrement ou enregistrement fictif du pêcheur auprès des caisses de sécurité sociale nationales. Depuis des années, les témoignages sont nombreux montrant que le recours à ces agents de pêche (appelés aussi consignataires) est souvent une source de corruption et de pratiques peu éthiques.
Ces agents jouent un rôle important pour faciliter les opérations de pêche industrielle en Afrique. Dans les accords de partenariat de pêche durable (APPD) entre l’Union européenne et les pays africains, l'utilisation par les armateurs d'agents locaux est requise par le protocole d’accord. Dès lors, dans le but, notamment, de répondre aux préoccupations de corruption soulevées par les pratiques de certains agents, la Commission européenne a décidé de moderniser la « clause sociale » dans les protocoles d’APPD. On peut déjà voir à quoi ressemble la nouvelle mouture dans le protocole d’accord thonier signé avec le Cap Vert.
Dans ce protocole, un chapitre entier, - le chapitre VIII-, est dédié à l’emploi des marins pêcheurs embarqués à bord des navires battant pavillon d’un état membre de l’Union européenne. Certains points de ce chapitre existaient déjà dans l’ancienne version de la clause sociale, incluse dans les accords de pêche depuis 2014 à l’initiative des partenaires sociaux, comme par exemple le nombre de marins originaires de pays membres de l’Organisation des États Africains, des Caraïbes et du Pacifique (OACPS) à embarquer par les armateurs, ou encore l’exigence d’une formation de base pour la sécurité en mer.
Les innovations principales de ce nouveau chapitre incluent des mesures pour la transparence, notamment dans le paiement des rémunérations, qui est souvent organisé par un agent de pêche. Dorénavant, les marins-pêcheurs doivent recevoir un bulletin de paie à chaque règlement de leur rémunération et, s’ils en font la demande, une preuve de paiement de leur salaire. L’armateur recevra de son côté une copie du bulletin de paie et une preuve de paiement du salaire.
Pour ce qui concerne ces agents de pêche ou consignataires, choisis par les armateurs, appelés ici « Services privés de recrutement et de placement des gens de mer », une page presque entière du protocole détaille les mesures qui seront mises en place, par les autorités du pays partenaire, pour encadrer leurs activités.
La lecture de ces mesures illustre les pratiques de corruption qu’elles sont censées combattre. Ainsi, les autorités du pays tiers veilleront à ce que ces agents « n’aient pas recours à des moyens, mécanismes ou listes visant à empêcher ou à dissuader les marins-pêcheurs d’obtenir un engagement », « ne mettent pas à la charge des marins-pêcheurs, en espèces ou en nature, directement ou indirectement, en tout ou en partie, des honoraires ou autres frais pour les services du marché du travail qu’ils fournissent », ou « ne soustraient pas de la rémunération du marin-pêcheur le paiement ou le remboursement de prêts, de biens ou de services fournis avant l’engagement de ce dernier ».
Il est aussi attendu des agents de pêche qu’ils s’assurent que l’engagement des marins-pêcheurs respecte les mesures de l’accord ainsi que les règlementations qui régissent l’accord, que le contrat soit rédigé dans la langue du marin-pêcheur et que ces derniers reçoivent une copie signée du contrat.
ETF rassemble les parties prenantes pour discuter de la nouvelle clause
Cette nouvelle clause sociale, et sa mise en œuvre, ont fait l’objet d’une conférence organisée par la Fédération européenne des travailleurs des transports (ETF) le 13 novembre dernier, qui a rassemblé représentants de la Commission européenne, du Parlement européen, de l'Organisation internationale du travail (OIT), ainsi que des experts et des acteurs du secteur pêche européen et de la société civile.
CAPE, invitée à participer à un panel de discussion lors de cette conférence, a souligné les avancées bienvenues de cette nouvelle clause sociale, tout en insistant sur les défis d’assurer le respect de ces nouvelles règles. En effet, la mise en œuvre de ce chapitre repose essentiellement sur les autorités compétentes du pays tiers. Or, certains témoignages de marins pêcheurs font état de collusions entre les agents de pêche et des représentants de ces autorités locales. Des questions se posent dès lors sur la volonté réelle de ces autorités de contrôler les agents avec qui ils sont de mèche pour exploiter sans vergogne les marins pêcheurs embarqués : le représentant de ITF participant à la conférence a indiqué que 90% des pêcheurs non nationaux embarqués sur des bateaux industriels sont victimes de déductions sur salaire par l’agent de pêche.
Le protocole d’accord avec la Guinée Bissau prévoit que la commission mixte, qui rassemble annuellement des représentants des deux parties pour suivre la mise en œuvre du protocole, « contrôlera le respect des obligations énoncées ». Cela ne nous rassure pas – il y a d’autres obligations dans la plupart des protocoles d’accords de pêche, - en matière de transparence sur l’effort de pêche total notamment-, qui ne sont souvent pas respectées, et qui, à notre connaissance, n’ont rarement, voire jamais, fait l’objet de réaction forte de la part de l’UE lors des commissions mixtes.
CAPE a rappelé qu’une une manière d’améliorer le contrôle de la mise en œuvre de cette nouvelle clause sociale serait de rendre publics les comptes rendus des rencontres de commission mixtes – cela permettrait aux citoyens, tant européens que du pays partenaire, de se rendre compte de la manière dont cette clause sociale est mise en œuvre. Face à cette proposition, le représentant de la Commission européenne à la conférence a expliqué qu’un précédent existe en la matière : dans le cas des accords de libre-échange signés par l’UE avec des pays tiers, les rapports des commissions mixtes sont publiés. Il est dès lors incompréhensible que ce ne soit pas le cas dans le cadre des APPD.
CAPE a également appelé à plus d’attention à la formation des marins pêcheurs dans le cadre de l’appui sectoriel. Le manque de formation des pêcheurs avait été soulevé par les marins pêcheurs de Côte d'Ivoire : selon eux, aucun marin qualifié n'avait embarqué sur les thoniers de l'UE depuis 2007. Cette situation a bien sûr un impact sur les salaires, car les salaires des simples marins sont moins élevés. Là aussi, la transparence devrait être de mise. Les rapports de l’utilisation de l’appui sectoriel devraient être publiés, afin que le public puisse évaluer comment la formation a été mise en œuvre, et aussi si les pêcheurs qui en ont bénéficié ont ensuite pu embarquer sur les bateaux européens. Car il arrive également que, même si certains marins-pêcheurs sont qualifiés, ils ne soient pas embarqués. Les agents de pêche qui recrutent l'équipage font parfois preuve de favoritisme envers certaines personnes non formées qui leur versent un pot de vin, au détriment parfois de marins pêcheurs mieux formés.
UN REGISTRE TRANSPARENT D’AGENTS DE PÊCHE
A terme, pour éviter la litanie de clauses empêchant des corruptions spécifiques par les agents de pêche, il serait bon de réfléchir à promouvoir un registre d’agents de pêche certifiés, dont les tâches et les tarifs seraient clairement établis, et à enjoindre les bateaux sous APPD à y avoir recours exclusivement. Il serait également important que la clause sociale de l’APPD prévoie un mécanisme pour que les marins pêcheurs puissent porter plainte en cas de non-respect des règles relatives aux conditions d’embarquement, d’emploi et de vie à bord négociées dans le cadre de l’APPD, en s’inspirant de ce qui existe déjà en la matière au niveau de certains états membres, comme la France.
Cependant, il ne faut pas oublier que beaucoup de bateaux industriels d’origine européenne pêchent en dehors des accords de pêche ou sont re-pavillonnés dans les pays tiers et ne sont donc pas soumis au respect de cette clause sociale. Comment assurer que les marins pêcheurs embarqués sur ces bateaux bénéficient des avancées illustrées dans la nouvelle clause sociale ? Etant donné que la plupart de ces bateaux d’origine européenne exporte sur le marché européen, il est temps d’ouvrir un débat plus large sur l’imposition de standards sociaux et environnementaux pour la commercialisation des produits de la pêche en Europe, reflétant l’attachement de l’UE au travail décent et à la transparence.
Dans les conclusions de la conférence de ETF, Livia Spera, secrétaire générale de ETF, a déclaré que les agents en charge du recrutement des marins pêcheurs « doivent fonctionner de manière plus transparente ; et les pêcheurs doivent être payés directement par les propriétaires des navires. Les abus doivent être sévèrement punis : il est grand temps d'assurer un traitement équitable à ces travailleurs essentiels’ ».
On ne saurait mieux dire.
Photo de l’entête: Des travailleurs à bord d’un senneur turc. Photo d’illustration par Şahin Sezer Dinçer.
La commission mixte de l’APPD Mauritanie-UE se tiendra du 4 au 6 décembre à Nouakchott. L’auteure de cet article émet des recommandations à la lumière des conclusions du Comité des pêche pour l’Atlantique centre-est (COPACE). Dans son dernier rapport, le COPACE faisait état de la situation catastrophique des stocks partagés de petits pélagiques et préconise une réduction substantielle et immédiate de l’effort de pêche de 60 % pour la sardinelle plate et ronde.