En janvier 2023, la Commission européenne a adressé un "carton rouge" au Cameroun, l'identifiant comme un pays non coopérant dans la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN). Pourtant, une autre direction générale de la Commission (INTPA) soutient via FISH4ACP le secteur de la crevette, dominé par des sociétés mixtes opaques avec des opérateurs chinois.
La principale raison invoquée par l’Union européenne pour l'attribution du carton rouge est que « le Cameroun continue d'enregistrer des navires de pêche sous son pavillon sans démontrer sa capacité à contrôler et à surveiller efficacement leurs activités de pêche, en particulier lorsqu'ils opèrent en dehors des eaux camerounaises ». En effet, en 2021, CAPE a rapporté, et les médias s'en sont fait l'écho, que parmi les navires battant pavillon camerounais figuraient une douzaine de chalutiers détenus ou gérés par des sociétés basées dans des États membres de l'UE, comme la Belgique, Malte, la Lettonie et Chypre. Ces navires pêchent des petits pélagiques tout au long des côtes africaines, de la Mauritanie au Mozambique, et plusieurs d'entre eux ont des antécédents de pêche illégale en Afrique de l'Ouest.
Les opérations de pêche industrielle dans la ZEE du Cameroun sont dominées par des chalutiers d'origine étrangère qui ont formé des sociétés d'économie mixte avec des entrepreneurs locaux. Un rapport récent a souligné que, lorsqu'on examine les navires de pêche industrielle autorisés à pêcher dans les eaux camerounaises en 2022, « 56% des navires de pêche autorisés en 2022 pour lesquels des informations sur la propriété ont pu être récupérées ont une propriété non camerounaise ; 83% de ces navires se sont avérés être liés à des entités de propriété offshore en Chine ». Ces chalutiers sont autorisés à exploiter les stocks de poissons au-delà de 3 milles nautiques de la côte, y compris les crevettes très prisées.
Ces dernières années, de nombreux cas de pêche illégale par ces chalutiers d'origine chinoise ont été signalés, notamment la pêche sans licence, l'empiètement sur la zone des 3 milles, l'utilisation d'engins illégaux, tels que le chalutage en bœuf (interdit depuis 2000). Des recherches récentes suggèrent également que les opérateurs chinois ont frauduleusement déclaré un tonnage inférieur au tonnage réel des navires qu'ils exploitaient, ce qui a également été dénoncé par le passé dans d'autres pays d'Afrique de l'Ouest.
LA PÊCHE ILLÉGALE PRATIQUÉE PAR DES CHALUTIERS D'ORIGINE CHINOISE NUIT AUX COMMUNAUTÉS DE PÊCHE CAMEROUNAISES
Le secteur de la pêche au Cameroun revêt une importance sociale et économique considérable pour le pays. Il emploie plus de 200 000 personnes, principalement dans le secteur artisanal, dont 40 % sont des étrangers (du Nigeria et du Ghana en particulier). Au cours des dernières années, les pêcheurs artisans ont capturé en moyenne 180 000 tonnes de poisson par an, essentiellement pour les marchés locaux, tandis que le secteur industriel représente environ 9 000 tonnes de captures, principalement des crevettes destinées à l'exportation. Le commerce des crevettes au Cameroun représente environ 85 millions USD par an, la pêche industrielle représentant environ 80 % des captures, tandis que les pêcheurs artisans capturent les 20 % restants.
Comme dans beaucoup d'autres pays africains, de nombreux problèmes entravent le développement de la pêche artisanale au Cameroun, comme le manque d'équipement et l'accès aux infrastructures de base. Un article de recherche datant de 2018 souligne que les conditions de travail dans le secteur artisanal sont également de plus en plus difficiles. Les pêcheurs sont obligés d'aller plus loin pour capturer une quantité suffisante de poissons pour que le voyage en vaille la peine. Pour les pêcheurs camerounais, le voyage peut aller jusqu'à la frontière maritime avec la Guinée équatoriale, où ils risquent d'être arrêtés pour violation des frontières nationales par les autorités chargées de l'application de la loi, de la marine et de l'immigration. Ils risquent également d'entrer en collision avec des chalutiers étrangers, par exemple dans la région du delta du Niger. La raréfaction des ressources due à la surpêche est aggravée par les opérations illégales menées dans la Zone économique exclusive (ZEE) du pays.
Carton rouge pour la pêche INN : quel effet aura-t-il?
La décision de l'UE insiste sur le fait que « dorénavant, les États membres de l'UE refuseront l'importation de produits de la pêche en provenance du Cameroun, même s'ils sont accompagnés de certificats de capture validés par les autorités nationales ». Toutefois, dans la mesure où le Cameroun n'exporte plus de poisson vers le marché européen depuis 2006 parce que ses produits ne répondent pas aux normes sanitaires de l'UE, il semble un peu incongru de mettre en exergue cet aspect particulier de la décision.
En pratique, selon un rapport de 2018, il existe déjà un "canal alternatif" permettant aux produits pêchés dans les eaux camerounaises d'atteindre le marché de l'UE, en contournant l'interdiction existante. Suite à la suspension en 2006 du Cameroun de la liste des pays autorisés à exporter des produits de la pêche vers l'Union européenne, une quantité croissante de captures effectuées dans la ZEE camerounaise est débarquée dans les pays voisins, en violation de la loi - le Cameroun oblige tous les débarquements industriels de poisson à être effectués dans le pays. Le rapport souligne qu'« il y a de bonnes raisons de penser qu'un pourcentage très élevé de crevettes capturées au Cameroun par des navires battant pavillon nigérian et ayant conclu un accord d'exportation avec l'UE, finissent illégalement au Nigeria, d'où elles sont exportées vers l'UE sous l'étiquette nigériane ».
Cela ne veut pas dire que la décision de l'UE est sans effet, en particulier compte tenu de l'histoire récente des navires d'origine européenne qui battent pavillon camerounais : en effet, le règlement INN interdit [voir article 38, ndlr] le changement de pavillon, l'affrètement, l'exportation de navires communautaires vers un pays faisant l'objet d'un carton rouge, ainsi que les accords de licence privés.
DG MARE, DG INTPA : OÙ EST LA COHÉRENCE ?
Alors que la Direction générale des océans et de la pêche de la Commission européenne (DG MARE) a envoyé des signaux forts au Cameroun sur le fait que la pêche INN doit être traitée de toute urgence, avec un "carton jaune" en 2021, et maintenant un "carton rouge", une autre Direction de la Commission européenne pour les partenariats internationaux (anciennement développement et coopération, DG INTPA), ne semble pas avoir reçu le mémo.
En effet, la DG INTPA soutient un projet au Cameroun, dans le cadre de l'initiative FISH4ACP, « visant à améliorer la qualité sanitaire des crevettes, afin de promouvoir leur accès à des marchés lucratifs tels que l'UE ». Sur sa page web, il est annoncé que « FISH4ACP accordera une attention particulière aux petites et moyennes entreprises ; en raison de leur potentiel à stimuler la croissance inclusive et à renforcer la sécurité alimentaire, en particulier celles des femmes et des jeunes ». Pourtant, au Cameroun, un pays qui a un déficit de poisson pour son marché national de près de 200.000 tonnes de poisson, FISH4ACP soutient spécifiquement "l'augmentation de la productivité et de la compétitivité du secteur de la crevette du Cameroun" pour accéder aux marchés internationaux lucratifs. Dans un contexte où le secteur de la crevette industrielle, dominé par des joint-ventures opaques avec des opérateurs chinois, est impliqué jusqu'au cou dans la pêche INN et menace l'avenir du secteur artisanal local, à chacun de deviner comment le projet FISH4ACP contribuera à la sécurité alimentaire et à la lutte contre l'INN.
Fin mars, CAPE a envoyé une lettre à la DG INTPA pour souligner ce manque apparent de cohérence. D'une part, l'UE sanctionne le Cameroun pour la mauvaise gestion de ses pêcheries et de ses flottes, empêchant ses produits d'accéder au marché européen. D'autre part, elle aide le secteur camerounais crevettier à se conformer aux normes pour accéder au marché de l'UE, tout en fermant les yeux sur l'impact qu'un tel soutien, fourni dans un contexte où la pêche INN est monnaie courante, aura sur l'avenir des communautés côtières locales : « Étant donné que le dialogue sur la pêche INN a été entamé avec le Cameroun avant l'entrée en vigueur du programme FISH4ACP, nous aurions pu espérer de meilleures garanties en matière de gouvernance et de transparence avant d'investir l'argent des contribuables européens dans un secteur en proie à la pêche INN ».
Si elle n'est pas combattue rapidement et de manière décisive, la pêche INN dans la ZEE camerounaise continuera d'entraver le développement durable du secteur. Elle affectera également les moyens de subsistance de milliers de pêcheurs et compromettra davantage l'accès de la population à la nourriture de base et à la sécurité alimentaire. Dans ce contexte, il est de la plus haute importance que l'Union européenne, y compris la DG INTPA et la DG MARE, parle d'une seule voix et agisse de manière cohérente.
Photo de l’entête : photo illustrative de crevettes au Sri Lanka, tirée de Unsplash.
Dans cet article qui traite du renouvellement du protocole de l’APPD UE-Guinée-Bissau, l’auteure, d’une part, passe en revue les points essentiels de l’accord du point de vue de la pêche artisanale locale et relaye ses demandes et, d’autre part, détaille l’aspect de la durabilité : bien que le protocole ne permette pas aux flottes européennes de pêcher des petits pélagiques en situation de surexploitation, au moins 4 navires d’origine européenne se seraient repavillonés en Guinée-Bissau et pêcheraient ces espèces, mettant à mal la sécurité alimentaire de la région et concurrençant la pêche artisanale.