Le 2 avril 2024, l’Autorité en charge de la pêche et de l’aquaculture au Libéria (NaFAA) a invité l’Association des pêcheurs artisans du Libéria (LAFA) et d'autres parties prenantes du secteur de la pêche à valider un projet de plan de gestion des pêches pour une pêcherie multi-espèces de crevettes profondes, développé dans le cadre du projet de gestion durable des pêches du Libéria (LSMFP) de la Banque mondiale.
La LAFA a refusé de valider le plan. Dans une lettre adressée à la directrice générale de la NaFAA, l'organisation de pêche artisanale souligne que ce plan « ne permettra pas de mettre en place une pêcherie de crevettes profondes durable ou rentable, causera des dommages irréparables aux écosystèmes marins fragiles, mettra en péril les moyens de subsistance de plus de 57 000 personnes pratiquant la pêche artisanale et entraînera une augmentation des conflits entre les navires artisanaux et les navires industriels ».
SOPERKA : des pilleurs déguisés en apprentis scientifiques
Le projet de plan de gestion d'une pêcherie de crevettes profondes s’appuie sur les résultats non publiés d’opérations de pêche expérimentale menées en 2021 et 2022 par des chalutiers sénégalais. En 2021, CAPE s'était déjà interrogée sur le fait que ces chalutiers, le SOKONE, l'AMINE et le KANBAL III, appartenant à la société espagnole Grupo Pereira et battant pavillon sénégalais par l'intermédiaire de la société mixte SOPERKA, pratiquaient une « pêche ou bien un pillage expérimental » des ressources libériennes. Le projet de plan de gestion donne la réponse : entre 2021 et 2022, ces deux chalutiers ont pillé sans vergogne les ressources libériennes de crevettes profondes, tout en apportant très peu de données utiles aux gestionnaires des pêches libériennes.
En parcourant le projet de plan de gestion des pêches, qui décrit les opérations de prétendue pêche expérimentale de SOPERKA, on croirait lire un catalogue de choses à ne pas faire… La société mixte a fourni à James R. Wilson, consultant chargé de l’élaboration du plan de gestion, des données qui montrent que les navires auraient opéré pendant 127 jours. M. Wilson souligne néanmoins que « au cours de cette analyse, [il] a découvert que le navire SOKONE n’avait pas communiqué les données relatives à 2022. » Après plusieurs réclamations du consultant et de la NaFAA, la société a envoyé un ensemble de données, de facto, inexploitables, car elles ne représentaient que la moitié des jours (environ 85 jours) où le navire avait pêché d’après les estimations de Global Fishing Watch (GFW).
En outre, James R. Wilson souligne que « la partie de l'assemblage d'espèces qui est capturée en même temps que l'espèce cible, la crevette profonde, est mal connue, en partie parce que les données de pêche expérimentale de 2021 et 2022 n'ont pas été collectées systématiquement ». D’après le manifeste de chargement du SOKONE et d'un dossier fourni par SOPERKA, le consultant poursuit : « Nous savons [...] que certaines des espèces conservées comprenaient des céphalopodes, des crabes et des merlus. Il n'y avait pas de noms pour les espèces rejetées. »
Si le but de cette « pêche expérimentale » était d'améliorer les connaissances sur l'état des ressources de crevettes d’eaux profondes et sur les impacts de la pêche sur l'écosystème au sens large, il est clair que l'ensemble de l'exercice a été un échec, comme le confirme James R. Wilson : « l'accord entre la NaFAA et la SOPERKA a conduit à une collecte de données faussées, ce qui en a limité l'analyse ultérieure. […] Le manque de rigueur dans la collecte des données est un problème sérieux qui a compromis l'analyse. Nous avons également relevé d’autres lacunes telles que des erreurs typographiques, enregistrement erroné de la profondeur, des imprécisions temporelles, une désignation incomplète des espèces, en particulier celles qui n'étaient pas ciblées. »
Les navires qui ont participé aux opérations de pêche expérimentale n'ont jamais accosté au Libéria, même pour une inspection. Lorsque les captures étaient débarquées à Dakar ou à Abidjan, un inspecteur des pêches libérien était présent pour enregistrer les quantités d'espèces débarquées. Leurs frais de déplacement, y compris les indemnités journalières de subsistance, étaient à la charge de l'armateur. Toutefois, selon GFW, « étant donné que ces navires n'ont pas effectué de voyages spécifiques au Liberia et qu'ils ont également pêché dans d'autres zones, la manière dont les captures ont été différenciées sur le quai n'est pas claire. Ce système peut conduire à une sous-déclaration des captures. » Il s'agit d'un problème non seulement du point de vue de la gestion des pêches, mais aussi pour l'établissement des droits et redevances dus à la NaFAA.
Quoi qu'il en soit, la conclusion de James R. Wilson est sans équivoque : « Il est recommandé de ne pas réintégrer le navire SOKONE dans les eaux libériennes, car ses données manquent de fiabilité, et le navire ne collabore pas de manière transparente ».
Avant même de commencer, la pêcherie de crevettes profondes était déjà surexploitée !
Le plan de gestion nous rappelle que « les crevettes profondes ont un taux de croissance lent, une maturité tardive, une faible fécondité et dépendent d'écosystèmes d'eau profonde qui mettent des générations à se développer. Ces caractéristiques les rendent vulnérables à la surexploitation. » Les opérations de « pêche expérimentale » entreprises par les chalutiers sénégalais ont favorisé la destruction de l'habitat fragile des coraux mous et des éponges dont dépendent les crevettes profondes et d'anéantir la ressource ciblée : « Les données recueillies suggèrent que la pêche expérimentale a déjà surexploité biologiquement et économiquement la ressource de gambon écarlate au cours des deux dernières années ».
La surexploitation d'une ressource aussi vulnérable, ainsi que les dommages supplémentaires causés par ces chalutiers à leur environnement fragile, ont ruiné pour des années toute possibilité pour le Libéria de développer une pêche durable pour cette ressource très prisée, comme c'est le cas dans d'autres pays, tels que le Cap-Vert, où ce type de ressource est pêchée de manière durable par des navires nationaux qui utilisent des casiers, un engin de pêche passif qui ne nuit pas à l'environnement et qui est sélectif.
Que propose le projet de plan de gestion de la pêcherie de crevettes profondes ?
Il est assez surprenant de constater qu'en dépit « des preuves manifestes qui démontrent que le gambon écarlate est déjà surexploité », le plan de gestion proposé ne suggère pas l'arrêt de la pêche au chalut. Il suggère que « la réduction du nombre de licences à un seul navire est probablement la meilleure solution pour faciliter le contrôle ». Selon le projet de plan, cela permettrait également de réduire la destruction de l'habitat, la surexploitation et les captures accidentelles.
Parmi les autres mesures de gestion proposées pour ce chalutier unique figurent une période de fermeture pendant la saison de reproduction des principales espèces cibles de crevettes et un système de concession d'exploitation quinquennale pour cette pêcherie. Une autre mesure demande également que « les noms des détenteurs de cette concession d'exploitation ainsi que leurs sociétés mères fassent partie du domaine public », dans un contexte où la NaFAA « doit publier une liste des utilisateurs étrangers de ressources ».
Préoccupations des communautés de pêche artisanale : données insuffisantes, modèle d'accès inéquitable, manque de consultation
En réponse à ce projet de plan de gestion, la LAFA insiste tout d'abord sur le fait qu’ « il n'y a actuellement pas assez de données pour informer des niveaux de captures durables pour la principale espèce cible de crevettes, sans parler des nombreuses espèces non ciblées qui seront affectées par cette pêcherie. [...] Le peu de données disponibles suggère que la pêcherie est déjà surexploitée. » La LAFA reste sceptique quant à la rentabilité de cette d'établir une pêcherie. En outre, « les mesures de gestion proposées ne répondent pas aux normes internationales en matière de précaution ou de gestion fondée sur les écosystèmes. »
La LAFA trouve également « déraisonnable de proposer un système d'allocation d'accès exclusif sur le long terme (5 ans). » Pour l'association, l'accès aux ressources halieutiques devrait être accordé en priorité aux communautés côtières. En tout état de cause, « l'accès à toutes les ressources halieutiques devrait être conditionné à une solide collecte de données et à une analyse de la santé des espèces ciblées et non ciblées, comme l'exige la loi sur la pêche du Libéria. Si ces recherches indiquent une diminution des stocks, les activités de pêche qui affectent négativement ces espèces – y compris celles menées dans le cadre de concessions d'exploitation – devraient être interrompues. »
Enfin, l'organisation qui, rappelons-le, représente les intérêts des 57 000 pêcheurs artisans libériens, déplore qu'aucun processus n'ait été mise en œuvre pour impliquer les différentes parties prenantes lors de l'élaboration du plan de gestion. « La LAFA n'a pas été consultée une seule fois sur le plan de gestion avant l'atelier de validation. » C'est seulement le 2 avril 2024, soit moins de deux semaines avant l'atelier de validation, que la LAFA a reçu le projet de plan de gestion de la pêcherie de crevettes profondes. « Il s'agit d'un délai tout à fait insuffisant pour recueillir les réactions des membres sur le projet. »
Une zone de pêche réservée en voie d'érosion, menaçant les moyens de subsistance des communautés de pêche artisanale
La principale préoccupation des communautés de pêche artisanale réside dans le fait qu'une telle pêcherie augmenterait la présence de chalutiers industriels dans la zone d'exclusion côtière (IEZ, acronyme en anglais) de 6 milles nautiques (Nm), entraînant une concurrence accrue et des risques de collision avec les navires, ce qui constitue une menace importante pour la sécurité des pêcheurs.
En 2010, la mise en place d'une nouvelle politique a conduit à un changement majeur. Il s'agit de l'instauration d'une zone de 6 Nm réservée à la pêche artisanale où les chalutiers n'avaient plus accès à la plupart de leurs principales espèces cibles, telles que les crevettes démersales. De 2011 à 2015, aucune licence de pêche industrielle n'a été délivrée et aucune pêche industrielle n'a été autorisée dans cette IEZ de 6 Nm. Depuis 2015, six chalutiers chinois pêchent en dehors de la zone des 6 Nm. Certains chalutiers ciblent de plus en plus les espèces pélagiques, d'autres se tournent vers la pêche illégale à l'intérieur de la zone. Le gouvernement a poursuivi ceux qui menaient des opérations de pêche illégales. Au cours de cette période, les pêcheurs artisans ont vu leurs conditions de sécurité en mer s'améliorer, leurs prises auraient augmenté et les situations de conflit diminué.
En 2019, une nouvelle modification de la législation a affaibli la IEZ. La nouvelle législation stipule que, bien que la zone d'exclusion côtière « soit réservée uniquement aux activités de pêche de subsistance, artisanale et semi-industrielle, un certain nombre de chalutiers pêchant la crevette, les céphalopodes et d'autres espèces côtières, conformément aux meilleures preuves scientifiques, peuvent être autorisés à opérer au-delà de 4 Nm en utilisant des engins et des filets de pêche approuvés. » De facto, cela réduit la zone réservée à la pêche artisanale à 4 Nm...
Tout développement d'une pêcherie de crevettes au chalut, ne serait-ce que pour un seul chalutier, est susceptible d'accroître la concurrence avec la pêche artisanale et d'avoir un impact sur les espèces clés dont dépendent les communautés côtières. En effet, avec la récente loi qui diminue la IEZ de 6 Nm à 4 Nm, le projet de plan de gestion des pêches reconnaît que la pêche à la crevette profonde place quatre des six espèces capturées avec les espèces cibles en concurrence plus directe avec les opérations de la pêche artisanale : la crevette rodché du sud, la crevette de Guinée, la crevette caramote et, possiblement, la crevette de chalut. La plage bathymétrique d'exploitation de la pêche expérimentale en 2021 et 2022 était de 19 mètres (avec 12 traits de chalut à moins de 50 mètres de profondeur) : « cela met en doute l'idée qu'il n'y ait pas de concurrence possible entre la pêche artisanale et la pêche à la crevette d'eau profonde. »
Le plan indique qu'en mars 2024, 11 chalutiers semblent opérer au Libéria (6 chinois, 4 espagnols, 1 norvégien). Selon les témoignages des pêcheurs artisans, beaucoup de ces chalutiers opèrent dans la IEZ...
Les communautés de pêche artisanale réclament une zone d’accès exclusif de 6 Nm minimum
Face à la menace d'une future pêche au chalut ciblant les crevettes profondes déjà surexploitées, ainsi que d'autres espèces qu'ils pêchent eux-mêmes, les communautés de pêche artisanale représentées par la LAFA demandent aux autorités de garantir une zone d'exclusion côtière de 6 Nm minimum : « cette zone côtière doit être réservée, sans possibilité de dérogation, aux pêcheurs artisanaux qui dépendent des ressources côtières pour leur subsistance et leur sécurité alimentaire. »
La LAFA rappelle que la pêche artisanale au Libéria emploie des dizaines de milliers de pêcheurs et de professionnels de la pêche et qu'elle fournit de la nourriture aux communautés côtières et intérieures du pays. L'association demande donc de « donner la priorité au développement d'une pêche nationale, à petite échelle et à faible impact pour les ressources situées dans la zone des 6 Nm », en insistant sur le fait que « les représentants du secteur doivent être invités à participer à ce processus dès le début. »
Gardant à l'esprit la désastreuse campagne de « pêche exploratoire » de la crevette profonde par la société sénégalaise SOPERKA, la LAFA demande finalement de retarder le développement de toute pêche « jusqu'à ce que des données solides soient disponibles afin de mettre en œuvre une gestion adaptative de précaution, basée sur les écosystèmes. Si le processus de collecte de ces données par les méthodes conventionnelles de chalutage industriel présente un risque d'exacerber la surexploitation des espèces cibles, des méthodes alternatives doivent être recherchées. »
L'histoire va-t-elle se répéter ?
Ce n'est pas la première fois que l'on tente de détricoter la IEZ au Libéria, afin de laisser entrer un nombre croissant de chalutiers. En 2017, le décret exécutif n° 84 proposait de réduire la zone d'exclusion côtière du Liberia de six à trois milles nautiques, ce qui aurait été catastrophique pour les communautés côtières locales. La LAFA s'est mobilisée, avec le soutien de la CAOPA et de CAPE, le décret exécutif n'a pas été mis en œuvre et la IEZ est restée à 6 Nm, jusqu'en 2019, lorsque la nouvelle loi a autorisé les chalutiers à entrer dans la IEZ jusqu'à 4 Nm. Avec la mobilisation actuelle du secteur de la pêche artisanale au Libéria, il faut espérer que l'IEZ sera, une fois de plus, restaurée et protégée au profit des communautés de pêche locales.
Photo de l’entête : panorama de Monrovia, Libéria, de Canva Pro.