Introduction
En février 2019, la Confédération africaine des organisations de pêche artisanale (CAOPA), CAPE, le Partenariat Régional pour la Conservation de la zone Côtière et Marine (PRCM), Danish Living Seas et Bloom ont déposé une plainte contre la Commission européenne « pour manquement présumé des autorités italiennes à adopter des mesures de surveillance de leurs navires dans les eaux de la Sierra Leone. » Six chalutiers italiens avaient été surpris en train de pêcher dans la zone d’exclusion côtière de la Sierra Leone, une zone réservée à la pêche artisanale. Deux ans et deux mois plus tard, après un long échange de lettres et de conversations informelles, la Commission a classé l'affaire en déclarant qu'« aucune activité illégale des opérateurs ne peut être prouvée en l'espèce. »
L'un des arguments avancés par la Commission était que « les cartes marines ne délimitaient pas exactement la zone d’exclusion côtière de la Sierra Leone et rendait difficile l'identification des activités illégales réelles de celles menées en dehors de la ladite zone ». Cette réponse a suscité une série de questions pour la CAOPA concernant les zones de pêche artisanale dans les pays africains : quelle est la base juridique de ces zones ? Comment se mettent-elles en place dans la pratique ? Quels problèmes rencontrent les pêcheurs artisans dans ces zones ? Quels conflits y surgissent ? Et surtout, comment sécuriser et gérer ces zones de manière à ce que les pêcheurs artisans aient un accès protégé et garanti aux ressources ?
La CAOPA et CAPE ont commandé conjointement une série d'études sur les zones de pêche artisanale dans plusieurs pays africains afin de « documenter les défis auxquels sont confrontés les pêcheurs artisans dans les eaux maritimes relevant de la juridiction » de ces pays. Jusqu’ici, ont été finalisées les études sur la Sierra Leone, la Guinée, le Sénégal, Madagascar, la Gambie, et les résultats des études sur le Ghana et la Mauritanie seront bientôt publiés (les liens vers ces études se trouvent à la fin de cet article). Ces études ont été réalisées de manière participative : les consultants ont recueilli les avis des communautés de pêche artisanale, puis la CAOPA a organisé des réunions (« sessions de restitution ») dans les pays, avec les parties prenantes du secteur de la pêche et les autorités afin d’examiner les résultats.
Cet article traite des principaux enjeux auxquels sont confrontés l’ensemble des pêcheurs artisans de ces pays et aborde la façon dont l’UE, partenaire clé des pays africains, peut faire pour améliorer la protection et la garantie de l’accès des pêcheries artisanales aux ressources, comme l'exige l'objectif de développement durable (ODD) 14b.
Des zones de pêche artisanale : pour quoi ?
La base juridique d'une zone de pêche artisanale remonte à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), adoptée en 1982. Elle définit que les États côtiers doivent gérer durablement les ressources halieutiques « eu égard aux facteurs écologiques et économiques pertinents, y compris les besoins économiques des collectivités côtières vivant de la pêche et les besoins particuliers des États en développement, et compte tenu des méthodes en matière de pêche [...] » (article 61, paragraphe 3). En outre, l'article suivant de la CNUDM souligne « la nécessité de réduire à un minimum les perturbations économiques dans les États dont les ressortissants pratiquent habituellement la pêche dans la zone [...] » (article 62, paragraphe 3).
Même si la Convention ne mentionne pas spécifiquement la pêche artisanale, comme le souligne Dieynaba Beye, auteure de plusieurs rapports sur les zones de pêche artisanale (ZPA), « depuis l’adoption de la CNDUM en 1982, le rôle socio-économique de la pêche artisanale [...] a évolué et est devenu stratégique pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations et la lutte contre la pauvreté ». Malgré l'absence d'une définition internationalement reconnue de la pêche artisanale, son rôle suscite un intérêt grandissant, en particulier depuis une décennie. Notons l’élaboration du Code de conduite pour une pêche responsable (CCPR) en 1995, l’adoption des directives sur la pêche artisanale (VGSSF) en 2014, l'inclusion de la pêche artisanale dans les objectifs de développement durable en 2015, et la célébration de l'Année internationale de la pêche et de l'aquaculture artisanales qui culmine en 2022.
En Afrique, la pêche artisanale fait vivre plus de 10 millions d'hommes et de femmes et fournit des aliments nutritifs et abordables à plus de 200 millions de personnes. Le secteur emploie indirectement de nombreux autres hommes et femmes dans des domaines aussi variés que la charpenterie, la production de glace, la mécanique, le déchargement quotidien du poisson des pirogues, ainsi que d'autres activités et services économiques informelles qui gravitent autour des sites de débarquement de pêche artisanale.
Soulignant le rôle que joue la pêche artisanale dans la sécurité alimentaire et l'éradication de la pauvreté, le Code de conduite appelle explicitement les États à « protéger de manière appropriée les droits des pêcheurs et des travailleurs du secteur de la pêche, particulièrement de ceux qui pratiquent une pêche de subsistance, artisanale et aux petits métiers, à des conditions de vie sûres et justes ainsi que, le cas échéant, à un accès préférentiel à des fonds de pêche traditionnels et aux ressources se trouvant dans les eaux relevant de la juridiction nationale » (CCPR, article 6.18).
Les Directives de la pêche artisanale de 2014 se basent sur l’article de la CCPR et le développent davantage : « La mise en place de mesures spécifiques en faveur des artisans pêcheurs, entre autres la création et la protection effective de zones de pêche exclusives pour la pêche artisanale. » (VGSSF, 5.7) En outre, ce paragraphe indique aussi que la pêche artisanale « doit faire l’objet de toute l’attention nécessaire préalablement à la conclusion d’un quelconque accord sur l’accès aux ressources avec des pays tiers et des tierces parties. »
Ces documents reconnaissent non seulement la contribution de la pêche artisanale, mais aussi la nécessité d'une gestion durable de la pêche ainsi que la vulnérabilité de ce secteur face à d'autres concurrents pour l'espace côtier et l'accès aux eaux, qu'il s'agisse de la pêche industrielle – en Afrique, en grande partie d'origine étrangère – ou d'autres industries « bleues ». Les directives sur la pêche artisanale mettent en avant une approche centrée sur les droits humains où « il convient de mettre l’accent sur les besoins des pays en développement et sur les mesures à prendre en faveur des groupes vulnérables ou marginalisés. »
2. Zones de pêche artisanales en Afrique : législations et vides juridiques
A) DÉFINITION DE LA PÊCHE ARTISANALE OU D’UN NAVIRE DE PÊCHE ARTISANALE
Malgré l'absence de définition internationalement reconnue de la « pêche artisanale », les pays définissent ou catégorisent soit l'activité, soit les navires effectuant les opérations de pêche, et ce, dans le but de légiférer sur l'accès aux eaux nationales et sur la gestion des opérations de pêche, comme l'exige la CNUDM (articles 61 à 73). Il en résulte des disparités importantes entre les définitions des pays étudiés, qui s’appuient généralement sur une codification des types de pêche présents dans le pays au moment de l'élaboration de la législation.
Par exemple, en Guinée, il existe une distinction entre la « pêche artisanale traditionnelle », non motorisée (dont le mode de propulsion est la voile ou la pagaie) et réservée aux nationaux, et la « pêche artisanale motorisée », accessible aux ressortissants de la CEDEAO, ce qui fait de la pêche un instrument de l'intégration sous-régionale. En Mauritanie et en Guinée, les définitions mentionnent des embarcations « motorisées », mais les opérations doivent être effectuées avec des « engins passifs, à l'exception de la senne tournante coulissante », comme pratiquées par les pêcheurs artisans sénégalais dans l'ensemble de la région. Au Ghana, la législation parle de « pêche traditionnelle en pirogue », ce qui inclut à la fois les pirogues traditionnelles mais aussi d'autres embarcations équipées de moteurs hors-bord. La Commission des pêches du Ghana étudie actuellement la requalification des pirogues en fonction de leur taille et de leur puissance.
Dans trois cas, en Guinée, au Ghana et à Madagascar, on distingue deux types de pêche artisanale : la « traditionnelle » et un type plus « avancé », qui dépend de la puissance du moteur, de la longueur du navire ou des engins de pêche utilisés. À Madagascar, la « pêche artisanale » a peu de poids dans l'économie du pays (moins de 0,01 % des captures), alors que la « petite pêche » (traditionnelle) est à l’origine de plus de 65 % des captures. Toutefois, la situation se complique lorsque la pêche artisanale se divise en plusieurs sous-catégories : en Guinée et au Ghana, lorsqu’il est respectivement questions des sous-catégories - « avancée » et « petit navire local et semi-industriel » (SIV), – cela signifie que la zone est potentiellement accessible aux petits chalutiers, souvent d'origine étrangère et opérant dans le cadre de sociétés mixtes. Cela provoque alors de la concurrence avec les pêcheurs artisans et augmente le risque de collisions et de destruction de filets de pêche artisanale.
En Guinée, lors de la session de restitution de l'étude sur les zones de pêche artisanale, la question de la « pêche artisanale avancée » a pu être évoquée dans le cadre d'un dialogue constructif avec la nouvelle ministre de la pêche. Dans la pratique, cette catégorie permettait aux chalutiers pélagiques et démersaux semi-industriels d'accéder à une zone allant de la ligne de base jusqu'à 10 ou 12 milles nautiques (nm). Les organisations locales de pêche artisanale ont dénoncé l’accès de navires d’origine asiatique à une zone en principe réservée aux Guinéens. Un nouveau décret précisant les catégories de pêche a remplacé la zone « avancée » par une zone « semi-industrielle », et le plan de gestion 2022 a complètement interdit ces navires dans la zone traditionnelle de pêche artisanale, ne les autorisant à pêcher qu'au-delà de 14 nm.
Au Ghana, bien que les engins traînants sont interdits dans la zone d’exclusion côtière (loi 625, section 81.5) et que les navires semi-industriels concernés utilisent la senne, des chalutiers pêchent malgré tout dans la zone.
B) ZONES DE PÊCHE ARTISANALE
Seuls la Guinée, la Sierra Leone et le Ghana ont spécifiquement codifié une zone de pêche artisanale par un règlement ou un arrêté (voir les noms officiels dans le Tableau 1 ci-bas). Mais en pratique, la plupart des pays disposent d'un certain type de zone de pêche artisanale. Par exemple, à Madagascar, en raison des caractéristiques de la pêche traditionnelle et de la géographie du pays, l'interdiction de chalutage à moins de 2 nm du rivage sert de facto de zone de pêche artisanale. Dans certains cas, la législation sur la pêche a évolué au fil des ans et des gouvernements successifs et, même si la législation sur la pêche ouvre la voie à une réglementation des zones de pêche, l’absence de décret de mise en œuvre et les amendements ultérieurs provoquent un manque de clarté quant à la réglementation de ces zones.
En Gambie, un règlement de 2008 a établi une zone de pêche artisanale réservée de la laisse de basse mer jusqu'à 12 nm, mais les amendements de 2009 permettent à certains navires industriels d'opérer à partir de 9 nm. Ensuite, une disposition supplémentaire pour les « navires semi-industriels » leur permet de pêcher à partir de 7 nm. Cependant, « cette notion de "pêche semi-industrielle" n'est pas prévue dans le Code de la pêche de 2007 ni dans son règlement d'application de 2008. Elle figure pour la première fois dans le règlement de 2019 sans être définie pour autant. » [Ed : voir les pages 28 et 29 du rapport sur la Gambie.]
Le Sénégal, qui est de loin le pays où la pêche artisanale commerciale est la plus développée, définit le navire qui exerce l'activité. De plus, bien que la loi ouvre la possibilité d'une zone de pêche artisanale (l'État peut réserver « certaines zones à l'exploitation par les pêcheurs artisans », art. 24, Loi n° 2015-18), le Sénégal n'a jamais établi de zone réservée à la pêche artisanale. Dans le décret d'application du Code, les zones sont définies par le type de licence d’un navire et commencent à partir de 3 nm pour la « pêche pélagique côtière » [Ed : Voir Chapitre V, Section 3.]. Les pêcheurs désignent parfois l'interdiction de chalutage dans la bande littorale de 6 nm comme la « zone de pêche artisanale », ce qui ne correspond pas à la législation en vigueur. Les pirogues de pêche artisanale peuvent pêcher dans et au-delà de la limite des 3 nm, à l'exception des zones de pêche protégée (ZPP) et des aires marines protégées (AMP), et ne nécessitent pas de licence mais plutôt d’un permis de pêche.
En Mauritanie, les zones sont également liées au type de licence, bien que la loi précise que la pêche artisanale dispose d'une zone réservée, mais qu'elle est également autorisée dans la zone comprise entre 6 et 9 nm et qu'au-delà de 9 nm, la pêche est libre.
C) PRINCIPAUX DÉFIS LIÉS À LA LÉGISLATION ET À SON APPLICATION
Indépendamment de la clarté de la loi, l'un des principaux défis de son application est la nature encore très informelle du secteur de la pêche artisanale. Les législations sur la pêche exigent l’immatriculation et le marquage des pirogues et des embarcations de pêche artisanale, qui doivent également détenir une licence et/ou une autorisation de pêche. Mais la mise en œuvre de la loi sur le terrain est plus compliquée. Par exemple, en Mauritanie, une campagne de recensement a débuté en 2018 et a permis l’enregistrement et le marquage de plus de 9 000 embarcations de pêche artisanale, mais le travail est loin d'être terminé. Une deuxième campagne était prévue pour 2021, mais elle n'a pas encore eu lieu. Dans ce même pays, les pêcheurs rencontrent de nombreuses difficultés pour obtenir des licences, car les autorités exigent une longue liste des documents.
Au Sénégal, selon le code de la marine marchande (et confirmé par le code de la pêche, art. 26), c’est le ministre de la marine marchande qui donne l'autorisation pour toute importation, construction, acquisition, conversion ou transformation d'un navire. Or, dans la pratique, les navires sont mis à l'eau sans autorisation préalable, à cause d’une réglementation mal connue et d'un manque d'expertise de l'administration de la pêche (l’autorité qui délivre le permis de pêche artisanale) pour effectuer l'inspection technique de sécurité. Plus de 20 000 pêcheurs travaillent à bord de navires qui ne respectent pas la législation en vigueur.
Presque partout en Afrique, et plus particulièrement au Sénégal et au Ghana, la pêche artisanale reste de facto en « accès libre », ce qui a entraîné une augmentation de l'effort de pêche des pêcheries artisanales et contribue au problème de la surcapacité, qui reste toutefois principalement causée par les flottes industrielles. Au Ghana, le gouvernement a tenté de réduire l'effort de pêche en créant une « carte d'identification de la pirogue » (CIP) qui contrôle les nouveaux arrivants. Les auteurs de l'étude sur le Ghana remarquent : « La CIP peut être subtilement utilisé comme permis de pêche » et pose des difficultés quant à un « accès réglementé par le biais d’une introduction d'un système de licence et l'application de celui-ci ».
Le régime des sanctions dans certaines législations manque de cohérence et de proportionnalité : en Guinée, les amendes sont tellement disproportionnées par rapport aux infractions que les pêcheurs préfèrent abandonner leurs pirogues qui coûtent beaucoup moins cher que la pénalité. Les agents de l'État sont également conscients des difficultés rencontrées par les pêcheurs en qui concerne la satisfaction des critères exigés par la loi : « Si nous appuyons trop fort, nous allons étouffer les pêcheurs, il n'y aura plus de pêche, et donc plus de poisson à manger », explique un officier de la police maritime ivoirienne.
L'application de la zone d’exclusion côtière est difficile pour diverses raisons, mais s’explique surtout par un manque de ressources. À Madagascar, 109 agents sont en charge de la surveillance des pêches et veillent à ce qu'aucune incursion ne soit faite dans les zones réservées à la pêche artisanale, mais avec un littoral de 5 600 km, cela signifie que chaque agent est responsable d'environ 50 km. Dans d’autres pays, il n'y a qu'un seul patrouilleur par région administrative, quelle que soit sa taille, ou bien il n'y a pas de financement régulier pour le carburant du patrouilleur. Certains pays cherchent à combler ces lacunes par des partenariats avec des organisations étrangères : en Gambie, les autorités chargées de la pêche ont mis en place un dispositif avec « Sea Shepherd », une organisation militante, qui soutient la marine lors de l'arrestation de navires industriels soupçonnés d'activités illégales. Cela pose, à notre avis, des questions sur les limites du rôle de ce genre d’organisations lorsqu'il s'agit de surveiller les eaux d'un pays.
Parmi les différentes stratégies de suivi, contrôle et surveillance des ressources halieutiques, certains gouvernements africains tentent d’emprunter la voie de la surveillance participative. Si ces projets ont l'avantage d'être participatifs et inclusifs, ils sont généralement un moyen pour les gouvernements de se décharger de cette responsabilité sur les communautés de pêche artisanale sans toujours leur accorder la reconnaissance et les ressources nécessaires à une surveillance participative réussie.
D) LES SOCIÉTÉS MIXTES ET L'AFFRÈTEMENT
Les incursions des chalutiers constituent une grande menace pour la sécurité en mer des pêcheurs, car elles présentent un risque de collision avec les navires de pêche artisanale et entraînent également la destruction des engins de pêche artisanale, ce qui se traduit par de lourdes pertes pour les pêcheurs, tant humaines que financières. Une étude d'Ecotrust Canada a calculé qu’« en Afrique de l'Ouest, les collisions avec les navires industriels tuent plus de 250 pêcheurs artisans par an. » On dénombre également des cas d’agressions violentes de pêcheurs lorsque ces derniers protestent contre des incursions : en Gambie, un pêcheur a été brûlé vif par l'équipage d'un chalutier d'origine asiatique. De tels précédents, telle la disparition de trois garde-côtes qui poursuivaient un chalutier en Côte d'Ivoire, suscitent de la crainte et empêchent les communautés de pêche de dénoncer les coupables. Presque toutes les études sur les zones de pêche artisanale font état de conflits entre les pêcheurs artisans et les navires industriels d'origine étrangère, qui battent le pavillon du pays où ils pêchent, ce qui exacerbe la colère et le sentiment de frustration et d'impuissance des communautés de pêche locales.
Il faut noter qu'il y a très peu de pêche industrielle locale, car au cours des six dernières décennies, les pays africains ont favorisé la création de sociétés mixtes en vue de développer leur capacité de pêche industrielle. Comment fonctionnent ces sociétés mixtes ? Les sociétés mixtes impliquent le transfert d'un navire étranger dans le registre de la flotte d'un pays d'accueil africain. La plupart des législations exigent une participation nationale dans la propriété (généralement, au moins 51 %), mais ces sociétés mixtes sont souvent qualifiées de « fictives » ou « de façade » parce que le contrôle réel des opérations reste entre les mains de l'entreprise étrangère. Une étude de la FAO sur les flottes hauturières qualifie ces accords d’« accords d'accès de deuxième génération », « fondés sur de fausses sociétés mixtes, le partenaire national africain de la société mixte n'étant qu'un prête-nom qui sert à immatriculer localement le navire étranger. »
En général, le changement de pavillon permet à ces navires de bénéficier d'un traitement préférentiel en vertu de la législation nationale, comme l'exonération des taxes sur le carburant, la réduction des frais portuaires, une licence de pêche moins chère ou la priorité sur certains processus administratifs, et leur donne souvent accès à des eaux beaucoup plus proches de la côte. Par exemple, en Guinée, dans la catégorie « pêche artisanale avancée », réservée aux navires nationaux, les chalutiers d'origine asiatique pouvaient cibler les otolithes de la ligne de base jusqu'à 12 nm. De même, en Mauritanie, environ 40 navires de la société chinoise Fuzhou HongDong ont été nationalisés. Il pêchent différents types d'espèces, y compris des petits pélagiques dans la « catégorie de pêche côtière » pour approvisionner les usines de farine et d’huile de poisson, et entrent en concurrence directe avec les pêcheurs artisans.
L'affrètement est un autre moyen pour les navires étrangers d'accéder aux ressources halieutiques des pays africains. En 2021, au moins 28 senneurs turcs exerçaient des activités en Mauritanie, pêchant de petits pélagiques pour approvisionner les usines de farine et d'huile de poisson, dans le cadre d'un programme d'affrètement. L'étude sénégalaise souligne que les pêcheurs artisans désapprouvent ces contrats qu’ils « perçoivent comme un droit d'accès facilité par les autorités de pêche aux navires de pêche étrangers pour bénéficier du même régime de pêche que les nationaux ».
Par ailleurs, la création de sociétés mixtes de pêche dans un pays africain permet aux navires d'origine étrangère d'accéder aux eaux d'autres pays africains lorsqu'il existe des accords bilatéraux entre ces pays. Par exemple, les chalutiers d'origine étrangère battant pavillon sénégalais peuvent accéder aux eaux de la Gambie, de la Guinée Bissau et du Libéria grâce aux différents accords bilatéraux que le Sénégal a conclus avec ces pays. Récemment, au Libéria, nous avons tiré la sonnette d'alarme concernant trois grands chalutiers sénégalo-espagnols qui pêchaient des crevettes rouges d’eau profonde (une espèce de grande valeur) dans une zone vulnérable, qui plus est, à l'intérieur de la zone d’exclusion côtière. Ils pêchaient au-delà de 4 nm – une exception accordée à certains types de pêche –, ouvrant ainsi une brèche dans la zone de pêche réservée à la pêche artisanale et présentant des risques de collision et de concurrence avec les pêcheurs artisans (la zone d’exclusion côtière du Liberia est de 6 nm).
Enfin, il faut néanmoins souligner que les navires d'origine chinoise et coréenne sont de loin les plus nombreux à profiter de ces régimes dans les pays étudiés en Afrique de l'Ouest et aussi à Madagascar. Selon l'étude de la FAO, ces accords sont, à de rares exceptions près, « opaques et dissimulent des pratiques néfastes qui permettent aux navires des sociétés mixtes de pêcher sans respecter les mesures de gestion des pêches et de conservation des écosystèmes, mettant ainsi en péril l'existence des communautés locales de pêche artisanale ». Il est de plus en plus urgent d'assurer la transparence de ces systèmes. Dans une position commune avec la confédération africaine des organisations de pêche artisanale (CAOPA), nous avons demandé à l'Union européenne et aux États africains que « un ensemble de principes soient définis pour s'assurer que les sociétés mixtes de pêche opèrent de façon transparente, n’entrent pas en compétition avec la pêche artisanale locale, et soient en ligne avec les objectifs de développement durable de la pêche dans le pays tiers concerné. »
E) AUTRES DÉFIS POUR LES PÊCHEURS
La raréfaction des ressources halieutiques est due à plusieurs facteurs dont la surpêche, le changement climatique et d'autres pressions anthropiques sur les zones côtières et l'océan en général. Dans ces conditions, les pêcheurs artisans s'aventurent toujours plus loin de leurs zones de pêche habituelles. Cette situation est particulièrement dangereuse lorsque les navires ne sont pas équipés du matériel nécessaire, mais aussi en raison de la perte des connaissances traditionnelles sur la manière de s'orienter en mer en cas de défaillance des systèmes GPS. D'autres risques météorologiques liés au changement climatique peuvent également causer des dommages à l'intérieur de la zone d’exclusion côtière, comme les raz-de-marée.
De nombreux pêcheurs artisans de la CEDEAO franchissent les frontières pour rechercher des eaux poissonneuses ou pour suivre des espèces migratrices telles que les petits pélagiques. Cela a toujours été le cas, surtout lorsqu'il n'y avait pas (ou presque pas) de pêche artisanale nationale, comme en Côte d'Ivoire, où la majorité des travailleurs de la pêche viennent du Libéria et du Ghana, y compris de nombreuses femmes transformatrices de poisson. On trouve des pêcheurs ghanéens sur toute la côte ouest-africaine, ainsi que des pêcheurs sénégalais le long des voies de migration des petits pélagiques. Dans certains cas, cela provoque des conflits avec les pêcheurs locaux qui se plaignent de ne pas pouvoir les concurrencer (moteurs plus puissants, engins de pêche plus efficaces).
Il existe également des cas de conflits entre pêcheurs utilisant des engins différents ou des engins illégaux. Récemment, au Sénégal, des affrontements ont eu lieu entre des pêcheurs de deux régions au sujet de l'utilisation du filet monofilament. Au Ghana, certains pêcheurs utilisent de la lumière ou de la dynamite, et l'inaction des autorités ne fait qu'exacerber les tensions.
Au Ghana, les flottes industrielles étrangères (dans le cadre de sociétés mixtes) qui pêchaient les petits pélagiques de manière non sélective avaient l'habitude de vendre et de transborder leurs prises accessoires à des pêcheurs artisans qui les revendaient à terre. Ce type de commerce, appelé « saiko » au Ghana, était illégal. Aujourd'hui, ces captures arrivent directement au port, mais dans tous les cas, les pêcheurs artisans ciblant les petits pélagiques continuent d’être confrontés à cette concurrence illégale.
Les études font également état de tensions entre les pêcheurs et les autorités chargées de la pêche, souvent en raison du manque de compréhension de la législation et du manque d'engagement de la part des autorités pour résoudre les problèmes rencontrés par les communautés de pêche artisanale. Il n'est pas rare qu'un nouveau ministre de la pêche ne rencontre pas les représentants de la pêche artisanale pendant des années, même si, en période électorale, les partis politiques sont bien conscients de l'importance de garder la main sur cette part non négligeable d’électorat.
Outre le fait que les lois ne sont souvent pas traduites dans les langues locales, la législation sur la pêche est généralement fragmentée et peu claire. Si la législation est déjà difficile à comprendre pour les pêcheurs, cela se complique encore davantage lorsque les législations de plusieurs ministères s'appliquent à la pêche artisanale. Au Sénégal, la pêche artisanale est soumise à la législation sur la pêche mais aussi au code de la marine marchande pour l'autorisation des navires et à la réglementation environnementale pour la création d'AMP. Les pêcheurs se plaignent souvent de ne pas être consultés et informés correctement et relèvent un manque de clarté quant à la délimitation des AMP, ce qu’il est autorisé d’y faire ou non.
Sans implication significative et efficace de leur part, les pêcheurs ne peuvent pas s’approprier les thématiques qui les concernent, y compris pour les initiatives menées en leur faveur. Par exemple, au Ghana, la surexploitation du bois de samba/ « wawa » pousse le gouvernement, entre autres raisons, à encourager la construction de canoës en fibre de verre. Cependant, d’après Nana Kweigyah, président de l'Association ghanéenne des propriétaires de pirogues et d'engins de pêche (CaFGOAG), « aucune mesure incitative n’a été mise en place » : Il n'y a eu « aucun dialogue approfondi avec les propriétaires de pirogues sur le projet », en plus d'un « manque d’informations pertinentes sur les avantages des pirogues en fibre de verre » et « aucun système de paiement flexible pour les propriétaires de pirogues qui souhaiteraient acquérir une pirogue de ce type » [Ed. : échange informel, cité avec autorisation.].
A Madagascar, Lala Ranaivomanana, auteur de l'étude sur la zone de petite pêche, souligne également l'importance de l'appropriation par les pêcheurs des thématiques qui les concernent : « Les communautés de pêcheurs ont une vision très précise de leur zone de pêche traditionnelle, en particulier lorsque des repères naturels sont présents. » Bien que l'interdiction du chalutage crevettier à 2 nm ait été établie principalement pour les protéger, elles e ne s’en sont toujours pas appropriées. Dr. Ranaivomanana conclut : « l'existence d'une carte officielle délivrée par l'administration des pêches [...] encouragerait la participation active des petits pêcheurs ».
Plus généralement, les études soulignent l'absence de mécanismes efficaces de participation des communautés de pêche artisanale à la gestion de la pêche, bien que la plupart des législations fassent référence à un mécanisme de cogestion ou en prévoient un. D’ailleurs, ceux-ci présentent des avantages pour toutes les parties prenantes. Les dispositions législatives relatives à la cogestion (voir annexe 2 pour un tableau récapitulatif des législations des 7 pays concernés) sont toutefois rarement transformées en décret ou mises en œuvre parce qu'elles nécessitent des ressources dont le gouvernement ne dispose pas, par manque de volonté politique, ou que les responsabilités quant au rôle de chaque partie manque de clarté, aussi bien au sein de l'administration qu’entre l'État et les communautés de pêche.
Par exemple, en Mauritanie, le Conseil Consultatif National pour l'Aménagement et le Développement des Pêcheries, devrait se réunir au moins deux fois par an et donner des avis sur les plans de gestion et les quotas, mais il se réunit encore moins souvent, uniquement à la demande du ministre et avec un ordre du jour imposé.
Recommandations à l’UE
En 2022, année internationale de la pêche artisanale et de l'aquaculture, la CAOPA et d'autres organisations de pêche artisanale des cinq continents ont lancé un Appel à l'action contenant cinq demandes clés à leurs gouvernements, dont l'une était de « garantir d'urgence un accès préférentiel en fermant les zones côtières à la pêche industrielle et aux autres activités industrielles et en protégeant leurs droits fonciers, d'occupation, d'accès aux ressources. » Ces zones devaient être cogérées « en mettant en place des cadres juridiques spécifiques qui définissent clairement les rôles et les responsabilités des autorités et des pêcheurs et en fournissant le soutien approprié aux pêcheurs pour qu'ils s'engagent (y compris pour la surveillance participative, les périodes de fermeture de pêche, etc.). »
Bien que des législations existent pour les zones de pêche artisanale, il faut s’assurer de la mise en œuvre d’autres mesures afin de clarifier la délimitation de ces zones pour les pêcheurs, que celles-ci soient exemptes d’incursions et qu'elles fassent l'objet d'un suivi et d'un contrôle. Pour l'UE, les accords de partenariat pour une pêche durable (APPD) constituent un instrument idéal pour garantir la protection de l'accès des communautés de pêche artisanale aux ressources.
Dans un premier temps, les navires de l'UE ne devraient pas avoir accès à des zones où ils sont en concurrence avec les pêcheurs artisans. Bien que des progrès considérables aient été réalisés au cours des 30 dernières années, il arrive encore que les prises accessoires des navires de l'UE sont des espèces également ciblées par la pêche artisanale, comme c'est le cas pour les APPD du Sénégal et de la Mauritanie, où des chalutiers se retrouvent à pêcher du merlu. Toutefois, comme le souligne la récente évaluation de l'APPD par la Commission, en cas de surexploitation des ressources, la diminution des possibilités de pêche pour les flottes de l'UE « ne suffira peut-être pas à elle seule à reconstituer les stocks surexploités si l'effort de pêche des autres flottes n'est pas suffisamment réglementé par l'État côtier ». Il est donc urgent que l'UE applique strictement le principe de non-discrimination qui engage l'État côtier à appliquer les mêmes mesures de l'APPD à toutes les flottes étrangères.
Dans un deuxième temps, afin de soutenir les communautés de pêche artisanale qui demandent un accès prioritaire aux zones côtières, les fonds de l’appui sectoriel des APPD devraient donner la priorité à la sécurité en mer, au Suivi, au Contrôle et à la Surveillance des zones les plus sensibles, en particulier les zones d'exclusion côtières, mais aussi soutenir les initiatives de cogestion telle que la surveillance participative. Il faudrait que l’UE rationalise ces actions par le biais d’un soutien budgétaire et s’assure d’une certaine efficacité et cohérence entre les dépenses rendues possibles par l’appui sectoriel des APPD et la coopération en matière de développement. Ces actions de soutien nécessitent d’être identifiées en collaboration avec les communautés de pêche, dans une démarche de transparence et de participation.
L’UE a une politique de tolérance zéro de la pêche illégale, non déclarée et non-réglementée (INN), ou du moins le laisse-t-elle paraître lorsqu’elle liste les États en voie de développement qui ne coopèrent pas dans la lutte contre la pêche INN. Toutefois, elle fait preuve de moins de sévérité quand il s’agit de garder un œil sur les navires, pavillonnés dans certains pays membres, qui sont impliqués dans des opérations illégales en Afrique. On dénombre plusieurs cas de navires ou de ressortissants de l’UE impliqués dans des opérations de pêche INN : par exemple, un cas fait état d’incursions dans une zone de pêche artisanale. Il est donc crucial que l’UE respecte ses propres standards.
En Afrique, les navires d’origine étrangère impliqués dans une société mixte de pêche se rendent souvent coupables d’incursions dans des zones où les communautés locales de pêche artisanale mènent leurs activités, entrant de fait en compétition avec elles. Leurs opérations sont opaques. L’UE a récemment entamé un dialogue avec l’Union africaine (UA) autour de l’« économie bleue » : lors du sommet UE-UA de février 2022, a été créé un groupe de travail sur l’économie bleue qui a fait de la gestion et de la gouvernance – y compris la transparence – une priorité. Dans ce dialogue, la question des sociétés mixtes de pêche doit nécessairement être abordée et un cadre clair doit être établi afin que ces sociétés mixtes s'alignent sur les objectifs de développement du pays, opèrent de manière transparente et durable, sans entrer en concurrence avec les communautés de pêche locales.
Finalement, dans leur Appel à l’action, les communautés de pêche réclament la garantie de leur consentement préalable, libre et éclairé « pour toute nouvelle utilisation des océans ou activité dans ceux-ci, même lorsqu’elles sont mises en œuvre à des fins de conservation ». Dans le cadre de ses partenariats, l'UE soutient et finance de plus en plus la création d'AMP afin d'aider les pays à respecter leur engagement de protéger 30 % des océans d'ici à 2030. Il est urgent d'adopter une approche de la conservation fondée sur les droits humains. Cela signifie que l'UE doit s'assurer que les communautés de pêche participent effectivement aux initiatives de conservation qu'elle soutient. L'UE devrait également envisager des compensations pour les coûts sociaux et économiques supportés par les communautés de pêche lors de la création de ces AMP.
PLUS D’INFORMATIONS
Photo de l’entête : plage et site de débarquement à Ayiguinnou, à Grand Popo (Bénin). Photo de CAPE.
La commission mixte de l’APPD Mauritanie-UE se tiendra du 4 au 6 décembre à Nouakchott. L’auteure de cet article émet des recommandations à la lumière des conclusions du Comité des pêche pour l’Atlantique centre-est (COPACE). Dans son dernier rapport, le COPACE faisait état de la situation catastrophique des stocks partagés de petits pélagiques et préconise une réduction substantielle et immédiate de l’effort de pêche de 60 % pour la sardinelle plate et ronde.