Carton jaune Sénégal: la lutte contre la pêche INN doit se faire aussi dans la zone côtière

AVEC APRAPAM

Cet article a été écrit en collaboration avec l’Association pour la responsibilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime (APRAPAM).

Note: Nous avons fait une mise à jour le 3 juillet 2024 pour inclure la mention de l’arrêté sur la surveillance participative au Sénégal.

Le 27 mai 2024, dans un communiqué, la Commission européenne a annoncé avoir pré-identifié le Sénégal comme pays non coopérant dans la lutte contre la pêche INN « en raison de plusieurs années d'insuffisances et de manque de coopération ».

Dans ces dernières années, de graves lacunes ont été relevées « dans le système mis en place par le pays pour se conformer à ses obligations internationales en tant qu'État du pavillon, État du port, État côtier ou État du marché ». Le communiqué indique également que les manquements en matière de Suivi, Contrôle et Surveillance « concernent les navires battant pavillon sénégalais et opérant dans les eaux ne relevant pas de la juridiction du pays, ainsi que les contrôles effectués sur les navires de pêche étrangers au port de Dakar ».

1. Ce que l’UE reproche au Sénégal en matière de lutte contre la pêche INN

Des informations plus précises sur ces manquements sont données dans l’évaluation de l’accord de pêche entre l’UE et le Sénégal, publiée il y a peu : « Depuis 2020, l’UE a posé de nombreuses questions au Sénégal dans le cadre des réunions annuelles de la CICTA (Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique) concernant le contrôle de la flotte sénégalaise opérant dans la zone CICTA ainsi que concernant les contrôles mis en œuvre au port de Dakar […]. En 2021, 2022 puis en 2023, l’UE a mis en lumière des exportations du Sénégal vers le marché européen, exportations dépassant les quotas alloués au Sénégal par la CICTA ».

Sur ce dernier point, dans une note partagée par l’Union européenne avec le Comité d’Application de la CICTA en Novembre 2021, on peut relever que le Sénégal, qui disposait d'un quota de 225 tonnes d’espadon de l’Atlantique Nord pour l'année 2020, a seulement déclaré avoir pêché 10 tonnes d’espadon cette année-là. Mais « les vérifications effectuées sur les importations dans l'UE démontrent qu'en 2020 le Sénégal a validé l'exportation de 311 tonnes de cet espadon par un seul navire », soit 30 fois plus que ce qui avait été déclaré.

Dans cette même note, l’UE soulève aussi le cas d’une série de navires ayant été épinglés pour pêche INN sous pavillon sénégalais, - navires que l’on retrouve dans la liste INN de la CICTA. Ces bateaux à haut risque ont utilisé le pavillon sénégalais, ainsi que d’autres pavillons souvent accusés de complaisance, afin d’échapper aux règles. Ainsi, par exemple, le MAXIMUS, qui a été engagé dans de la pêche INN, a été successivement pavillonné à Bélize, à Vanuatu, en Mongolie, à St Vincent et Grenadines, s’est « sénégalisé » en 2019, pour ensuite prendre le pavillon de la Gambie sous un nouveau nom, le LUCAS.

Selon la liste récemment publiée de bateaux sous pavillon sénégalais ayant reçu une autorisation de pêcher, à l’heure actuelle, il y aurait huit thoniers battant pavillon du Sénégal, dont cinq senneurs gérés par la société CAPSEN, représentant les intérêts de la compagnie coréenne DONG WON : le GRANADA, l’ORIENTAL KIM, le WESTERN KIM, le XIXILI, le CAP ATLANTIQUE.

Sur base des informations disponibles, la pré-identification du Sénégal comme pays non coopérant dans la lutte contre la pêche INN, le « carton jaune », n’implique pas que ces thoniers aient été récemment impliqués dans des opérations de pêche INN sous pavillon sénégalais. On peut cependant remarquer que la compagnie DONG WON a été liée par le passé à des activités de pêche INN, comme en 2013, où la compagnie a été mise à l’amende par le Liberia pour avoir pêché sans licence et avoir omis de déclarer des captures, ou plus récemment, ou encore dans un rapport de 2019 intitulé « Do you IUU? ».

L’Union européenne soulève également les lacunes au niveau des contrôles au port de Dakar. Etant donné l’importance de ce port dans la région, « il s’agit là d’une préoccupation majeure ».

L’évaluation de l’accord de pêche insiste aussi sur ce point, citant un rapport de l’ONG EJF de 2023 sur des possibles activités INN par huit navires chinois opérant dans la zone ICCAT, telles que découpage d’ailerons de requins, pêche en zone interdite et capture d’espèces protégées : « Certains de ces navires ont été localisés à diverses reprises au Port de Dakar à quai où ils ont parfois même réalisé des débarquements ». Il y a quelques années, en 2016, des navires italiens, impliqués dans des opérations de pêche illicite en Gambie, avaient été localisés au port de Dakar.

2. La pêche INN qui touche les communautés côtières se passe dans la zone côtière

Les manquements du Sénégal mis en lumière par l’UE concernent surtout dans les opérations de pêche thonière dans la zone de la CICTA. Il faut rappeler cependant que, pour les communautés de pêche artisanale, ce sont les activités de pêche illicite dans les zones côtières du Sénégal et de la région qui sont le souci essentiel.

L’évaluation de l’accord de pêche UE-Sénégal abonde dans ce sens en soulignant que, en dépit des efforts consentis ces dernières années par le Sénégal, le niveau de contrôle et de surveillance de la pêche dans les eaux du pays n’est pas suffisant : « Il en résulte de nombreuses activités de pêche INN pratiquées aussi bien par la pêche industrielle (nationale et étrangère) que par la pêche artisanale. Malgré l'adoption d'une nouvelle loi, l'élaboration d'un Plan d'action national de lutte contre la pêche INN, adopté en 2015 et mis à jour en 2023 pour la période 2023-2028, et l'acquisition de moyens opérationnels, des activités de pêche INN persistent ». L’évaluation continue : « Cette situation est d'autant plus préoccupante que les stocks démersaux côtiers (poissons profonds) à forte valeur marchande (principalement exportés) restent pleinement exploités, voire surexploités. En outre, la pression de la pêche sur les espèces consommées localement (petits pélagiques) augmente en raison de l'exportation croissante de ces espèces, avec un risque sérieux de pénurie d'approvisionnement sur le marché local ».

Une des causes de cette situation, dénoncées par la pêche artisanale et la société civile, c’est la prolifération de sociétés mixtes de façade. « Sous le couvert de ces sociétés mixtes, la pêche industrielle sénégalaise est aux mains d’intérêts étrangers qui ne respectent pas nos réglementations », a souligné récemment Gaoussou Gueye, Président de la Confédération africaine d’organisations professionnelles de pêche artisanale (CAOPA).

A la suite de la publication, par la nouvelle Ministre en charge de la Pêche, de la liste des bateaux ayant reçu une autorisation, il a été remarqué que de nombreux bateaux « sénégalisés » sont d’origine chinoise. En 2020, l’Association pour la responsibilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime (APRAPAM) dénonçait le fait que certains bateaux d’origine chinoise, en voie de recevoir une autorisation de pêche et d’être sénégalisés, avaient des antécédents de pêche INN, comme les bateaux RUISHUN, auparavant expulsés de Madagascar pour pêche illégale en zone côtière. Greenpeace, de son côté, dénonçait déjà en 2017 l’octroi d’autorisations de pêche par le Sénégal à des bateaux chinois du groupe FU YUAN YU qui avaient pêché dans des zones protégées à Djibouti.

Comme le rappelle Gaoussou Gueye, « certains de ces chalutiers n’hésitent pas également à se cacher derrière le pavillon sénégalais pour profiter des protocoles de pêche négociés par le Sénégal avec notamment la Guinée-Bissau et le Libéria. Ils profitent ainsi des ressources de pêche de ces pays, souvent en ne respectant pas non plus la législation en vigueur, au risque d’entacher les relations entre le Sénégal et ces voisins ». C’est le cas des chalutiers de la compagnie Soperka, d’origine espagnole, qui ont décimé la ressource de crevettes profondes au Liberia sous couvert de pêche scientifique, sans pour autant fournir de données utilisables par les scientifiques du pays.

3. Le non-respect des règles par les bateaux européens opérant sous l’accord de pêche

Dans le cadre du dernier protocole d’Accord de Partenariat pour une Pêche durable (APPD) entre l’UE et le Sénégal, certains problèmes ont été soulevés concernant le non-respect des règles édictées dans le cadre de l’accord. Ainsi, pour ce qui est de la pêche au merlu, l’évaluation de l’accord indique que, en 2019, le Total de Captures Admissibles (TAC) a été dépassé : les captures totales de merlu, - une espèce surexploitée-, par les chalutiers européens ont atteint 3052 tonnes, alors que le TAC annuel est de 1 750 tonnes dans le Protocole. A notre connaissance, ces captures excédentaires ont été commercialisées en Europe sans problème. Ce non-respect des règles par les chalutiers merlutiers est totalement incompatible avec une gestion de cette ressource permettant sa récupération et est une justification supplémentaire pour retirer l’accès au merlu de tout futur protocole d’accord de pêche.

Un autre problème de respect des règles par les bateaux sous accord a fait la une des journaux, lorsque quatre thoniers canneurs espagnols, ont été arraisonnés en juin 2020 pour avoir collecté de l’appât vivant en zone interdite, dans la Baie de Hann, avec des amendes de 20 millions FCFA par navire.

Le comité scientifique conjoint de 2023 est revenu sur ce problème. Selon le rapport, tous les canneurs de l’UE sont basés et débarquent leurs prises au port de Dakar depuis les années 80. Traditionnellement, des pirogues sénégalaises pêchent l’appât dans la Baie de Hann pour ces thoniers canneurs, qui les paient pour les captures d’appâts vivants avant chaque marée. Depuis 2020, la Baie de Hann, définie comme zone de frayère, est devenue zone de protection spéciale, où il n’est plus possible pour un bateau industriel d’entrer ni de pêcher. Par conséquent, les canneurs (à la fois européens et sénégalais) doivent attendre à l'extérieur de la Baie pour charger les appâts que les pirogues leur apportent de l'intérieur de la baie. La nouvelle situation oblige les pirogues à remorquer leurs filets remplis depuis leur zone de pêche jusqu’en dehors de la Baie, sur une distance moyenne d'environ deux milles nautiques. Au cours de ce transfert, l'appât dans le filet subit de nombreux dommages et ne peut plus être livré vivant ; les poissons appâts morts sont rejetés.

En 2020, un des quatre canneurs sanctionnés, le AITA FRAXKU, n’a initialement pas payé l’amende due, ce qui a donné lieu à des répercussions pour toute la flotte sous accord : jusqu’à début 2022, le Sénégal a refusé l’octroi de licences à 26 bateaux européens pêchant sous accord, jusqu’à ce que l’amende soit payée. Par la suite, un « permis spécial temporaire » a été accordé par les autorités espagnoles à cette flotte de canneurs basés à Dakar pour pêcher des appâts vivants dans la zone de pêche des Canaries pour pêcher le thon « dans les eaux internationales », ce qui n’a pas manqué de provoquer des tensions avec les pêcheurs artisans canariens.

4. L’appui de l’UE au Sénégal dans la lutte contre la pêche INN n’a pas eu les résultats escomptés

Que ce soit dans le cadre de l’appui sectoriel de l’APPD, ou surtout dans le cadre du projet régional PESCAO, le Sénégal a reçu un appui important pour mener une lutte contre la pêche INN. L’évaluation de l’APPD indique que « dans le cadre du projet PESCAO, le Sénégal a participé à 9 formations régionales et nationales concernant la lutte contre la pêche INN, le renforcement des mesures SCS, et le système de certification des captures de l'UE. Ces formations ont concerné des inspecteurs des pêches et des procureurs chargés de l'application de la législation maritime ». A travers l’appui fourni par l’Agence Européenne de Contrôle des Pêches (AECP) à la Commission Sous-Régionale des Pêches (CSRP), le Sénégal a aussi « bénéficié des opérations de patrouilles en mer, y compris la surveillance aérienne. À la suite des études sur les cadres juridiques des pays de la région couverts par le PESCAO, le Sénégal a demandé un soutien pour réviser son Plan national de lutte contre la pêche INN mais cela n'a pas pu se matérialiser ».

L’évaluation souligne cependant que malgré ces efforts, et l'élaboration d'un Plan d'action national de lutte contre la pêche INN, mis à jour en 2023, « le phénomène de la pêche INN s’est amplifié au cours de ces dernières années : Le manque de visibilité dans le fonctionnement et l'inefficacité des organes de gestion politique sont à noter ». De plus, « il n’existe toujours pas un système de surveillance efficace des activités de pêche dans l’ensemble de la ZEE sénégalaise pour mettre en œuvre les dispositions législatives et règlementaires existantes et ainsi lutter contre la pêche INN. La réforme juridique, entamée depuis plusieurs années, n’a toujours pas abouti à l’adoption d’une nouvelle loi cadre permettant de moderniser le cadre juridique des pêches ».

Pour expliquer ces résultats mitigés, la société civile locale met en avant le manque de transparence et de redevabilité des autorités, ce qui laisse la porte ouverte aux pratiques de corruption.

5. Pourquoi un carton jaune maintenant ?

D’après l’UE, elle aurait, depuis 2019, posé des questions au Sénégal concernant son action pour contrer la pêche INN dans la zone ICCAT. L’UE n’aurait pas obtenu de réponse. Alors, qu’est-ce qui justifie de donner un carton jaune maintenant, alors que, d’autre part, des négociations sont en cours pour le renouvellement du protocole d’APPD entre les deux pays ?

« Il ne nous semble pas opportun de négocier un accord thonier avec un pays partenaire pré-notifié comme état non coopérant dans la lutte contre la pêche INN, tant que le dialogue n’a pas commencé à porter ses fruits.” »

Un élément présenté comme essentiel dans le déclenchement de la procédure de pré-notification du Sénégal semble être le changement de gouvernement. Dans son communiqué, la Commission européenne « reconnaît les mesures prises récemment par le nouveau gouvernement (à savoir la publication de la liste des licences de pêche et l’audit de la flotte de pêche) et est rassurée par ce fait… ». La Commission européenne semble être de l’avis qu’avec les nouvelles autorités, il y a plus de chances de progresser ensemble dans la lutte contre la pêche INN.

En pré-notifiant le Sénégal, la Commission entame un dialogue formel avec le pays. Cette décision n'entraîne pas de mesures commerciales. Toutefois, rappelle la Commission, « en cas de non-conformité prolongée et continue, les pays peuvent finalement faire l'objet d'une procédure d'identification (« carton rouge »), qui entraîne l'interdiction d'exporter leurs produits de la pêche vers le marché de l'UE ».

Il est à espérer que le dialogue permette au Sénégal de lutter plus efficacement contre la pêche INN. Un arrêt des exportations pénaliserait injustement la pêche artisanale sénégalaise, qui exporte une bonne partie de ses produits sur le lucratif marché européen. Il est à espérer également, pour le bénéfice des communautés de pêche locale, que le dialogue ne se limitera pas aux questions liées aux opérations INN dans la pêche thonière, et abordera les problèmes causés par les bateaux engagés dans la pêche illicite en zone côtière, là où ils provoquent des impacts négatifs importants pour la pêche artisanale.

Une demande de la pêche artisanale est la lutte contre les incursions de navires utilisant des engins destructeurs dans les zones côtières, comme les chalutiers côtiers. La surveillance participative est vantée depuis plusieurs décennies en Afrique, mais elle n'a pas été définie légalement dans la plupart des pays et manque généralement de soutien administratif, logistique et financier. Parmi les problèmes signalés par les pêcheurs impliqués dans cette surveillance, citons le manque de bateaux, le fait que les pêcheurs doivent fournir leur propre carburant pour les sorties de surveillance, et l'absence fréquente de réaction des autorités lorsqu'il s'agit de faire respecter la réglementation par les bateaux identifiés par les pêcheurs artisans comme étant engagés dans la pêche INN. Cela signifie que les pêcheurs artisans qui tentent de défendre leurs pêcheries locales le font à leurs propres frais et en prenant des risques considérables, souvent sans garantie que les autorités vont effectivement arrêter les contrevenants.

Pour que le système fonctionne, il faut fournir aux pêcheurs artisans des équipements adéquats, leur permettant d'informer directement les autorités d'activités suspectes, et définir clairement les rôles et responsabilités respectifs des pêcheurs et des autorités. [Ed. (mise à jour le 3 juillet 2024): Un arrêté de septembre 2023 détaillait les modalités pour la mise en oeuvre de la surveillance participative, un sujet qui reste une priorité pour le nouveau gouvernement.]

Pour ce qui est des négociations de l’accord de pêche, il ne nous semble pas opportun de négocier un accord thonier avec un pays partenaire pré-notifié comme état non coopérant dans la lutte contre la pêche INN, tant que le dialogue n’a pas commencé à porter ses fruits.

Sur ce point, vu que certains bateaux d’origine européenne, pêchant dans le cadre de sociétés mixtes ou même dans le cadre de l’accord de pêche, ne respectent pas les règles, l’Union européenne a une responsabilité qu’elle doit reconnaître dans le cadre de ce dialogue avec le Sénégal : celle de mieux contrôler les bateaux d’origine européenne, et celle de les sanctionner lourdement quand ils ne respectent pas les règles.

Photo de l’entête: Le site de débarquement de pêche artisanale à Fass Boye, au Sénégal, par l’Agence Mediaprod.