Le protocole de l’accord de partenariat pour une pêche durable (APPD) entre l'Union européenne et le Sénégal prendra fin en novembre 2024.
Cet accord a fait couler beaucoup d’encre dans les médias européens et sénégalais, qui font un lien entre celui-ci, la diminution des ressources halieutique et le chômage des jeunes au Sénégal. Qu’en est-il en réalité, et quels sont les enjeux des prochaines négociations pour la pêche artisanale sénégalaise ?
Alors que la Commission européenne a lancé la procédure d’évaluation et s’apprête entamer les négociations, nous avons envoyé une contribution, co-signée avec 8 autres organisations de la société civile et environnementales. Nous y mettons en évidence les points les plus importants à prendre en compte pour le renouvellement du protocole, pour que l’accord ait un impact positif pour les communautés côtières de pêche artisanale. Il s’agit principalement des questions de transparence, mais aussi d’accès et de manque de données scientifique, et finalement, de l’intérêt de la participation des parties prenantes.
Questions de transparence
a) Une transparence qui se fait attendre
L’étude récente sur les accords de pêche publiée par la Commission européenne souligne que la plupart des APPD contiennent aujourd’hui une clause enjoignant les parties à plus de transparence. Seule exception : l’accord avec le Sénégal, où une telle clause est totalement absente. Cette clause est pourtant « essentielle pour garantir la fourniture d'informations pertinentes pour étayer l'analyse scientifique, en particulier celles qui sont nécessaires pour évaluer le surplus ».
Ce manque de transparence se manifeste non seulement dans l’accord de pêche, mais, de façon générale, dans la gestion de l’allocation des licences de pêche au Sénégal. Ainsi, début août 2023, le Conseil interprofessionnel de la pêche artisanale du Sénégal (CONIPAS), dénonçait le manque de transparence dans l’attribution de licences à des navires d’origine étrangère.
Malgré la mobilisation de la société civile et des organisations de pêche artisanale, malgré les engagements du gouvernement à mettre en œuvre l’initiative de transparence dans la pêche FiTI, il n’y a toujours pas de transparence par rapport à l’effort total de pêche au Sénégal, et ceci dans un contexte de « rareté du poisson qui pousse un grand nombre de pêcheurs et de jeunes sénégalais à emprunter la mer pour se rendre en Europe en quête de lendemains meilleurs ».
B) Des sociétés mixtes opaques
L’accord cadre de 2014 promouvait la création de sociétés mixtes dans la pêche (art 10.3). Déjà à l’époque, l’Association pour la promotion et la responsabilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime (APRAPAM) et CAPE avaient donné l’alerte :« les sociétés mixtes existantes au Sénégal opèrent aujourd'hui dans la plus grande opacité. Ce n'est certainement pas un modèle pour nous ! »
Dans la décennie qui a suivi, la société civile sénégalaise a élevé la voix plusieurs fois contre la volonté du gouvernement d’allouer en catimini des licences à des navires d’origine turque et chinoises repavillonnés au Sénégal. Mais il n’y a pas que des navires d’autres nations de pêche lointaine qui profitent de cette opacité. En octobre 2021, CAPE tirait la sonnette d’alarme par rapport à des navires de la société sénégalaise SOPERKA, appartenant au GRUPO PEREIRA (Espagne) qui chalutaient les eaux libériennes avec une licence de pêche expérimentale (exploratoire), sous couvert de l’accord de pêche Sénégal-Libéria. Ces opérations, sur des fonds « d’une profondeur de 400 à 600 mètres, [où] se trouve un environnement fragile composé de coraux et d'éponges », permettaient d’accéder à une espèce à haute valeur commerciale, les carabineros, la plus grande crevette au monde, vendues jusqu’à 80€/kg. Ces captures débarquées au port de Dakar sans aucun contrôle évitaient de plus la taxe d’exportation libérienne. Un « pillage expérimental » en bonne et due forme ?
La Confédération africaine d’organisations professionnelles de pêche artisanale (CAOPA) sensibilise depuis longtemps sur l’opacité des sociétés mixtes dans la pêche. Elle demande qu’un cadre soit défini pour qu’elles « opèrent de façon transparente, n’entrent pas en compétition avec la pêche artisanale locale, et soient en ligne avec les objectifs de développement durable de la pêche dans le pays tiers concerné ».
2. Questions d’accès
a) Un surplus calculé avec des données de 2016
Le merlu noir est une espèce démersale que le Sénégal partage avec le Maroc, la Mauritanie et la Gambie. Le rapport le plus récent du Comité des pêches pour l’atlantique centre-est (COPACE, décembre 2019) indiquait une surexploitation : en 2018, presque 22,000 tonnes ont été pêchées dans la sous-région (voir tableau 2.4.3.a, page 278), « un excès d’effort de pêche de 24% par rapport à l’objectif MSY [sic] sur la base des données disponibles jusqu’à 2016 inclus ». Le rapport remarque aussi qu’après 2015, les « captures ont augmenté considérablement avec la reprise de l'activité des chalutiers européens et sénégalais » (page 21).
Une position conjointe d’organisations de pêche artisanale sénégalaises et mauritaniennes, en 2019, soulignait par ailleurs le problème en Mauritanie des « prises accessoires de merlu réalisées par d’autres bateaux de pêche démersale et pélagique atteignent, voire dépassent les captures ciblées de merlu ». De plus, ils s’étonnaient de l’accès pour 2 merlutiers espagnols au Sénégal sous l’étiquette "pêche expérimentale" (voir p. 37 de l’évaluation de 2019) alors que « plusieurs chalutiers d’origine espagnole (repavillonnés sénégalais) ont été actifs dans cette pêcherie depuis plusieurs années » et que le COPACE préconisait une baisse des captures. Ils remarquaient que « au vu des données existantes, il semble peu probable qu’il existe un surplus qui peut être attribué aux bateaux européens » et appelaient l’UE à mettre en place « une stratégie pour favoriser une exploitation durable de cette ressource ».
Même l’évaluation rétrospective et prospective du protocole de 2019, concluait que « la pertinence du Protocole vis-à-vis de recommandations du COPACE s’est affaiblie compte-tenu des nouvelles informations scientifiques publiées en 2018 » (p. 77). Elle a néanmoins suggéré que garder le merlu dans l'accord plutôt que de passer à un accord thonier uniquement en soulignant la « plus-value » que l’UE pouvait apporter, avec « un effet de levier plus important pour améliorer la gestion du stock sous-régional de merlus noirs » (p. 89).
Cinq ans se sont écoulés depuis, mais il semble que rien n’ait changé. Le dernier rapport de la réunion annuelle du Comité Scientifique Conjoint (CSC) relatif à l'APPD de janvier 2023 remarque que: « En ce qui concerne les données scientifiques des observateurs scientifiques [à bord des flottilles merlutières, ed.], il n'y en a pas de nouvelles, par conséquent, le CSC ne peut que se référer à ses recommandations [de 2018, basées sur les données du COPACE de 2016, ed] […] [c’est-à-dire], l'amélioration de la collecte des données des observateurs scientifiques et notamment la transmission des données disponibles aux instituts scientifiques concernés (CRODT et IEO), dans les meilleurs délais ».
Il n’y a donc à l’heure actuelle toujours pas de données scientifiques pour démontrer l’existence d’un surplus, tandis que les rares informations disponibles pointent vers une surexploitation de la ressource. A travers la Politique Commune de la Pêche, l’UE a l’obligation de ne pêcher que le surplus de ressources, identifié sur base des meilleures données scientifiques disponibles. De ce que nous savons, ces ressources sont surexploitées et les chalutiers merlutiers font la concurrence à la pêche artisanale locale tant en ce qui concerne la pêche saisonnière du merlu à Kayar, que, plus généralement, par rapport aux captures accessoires de cette pêcherie qui sont ciblées par la pêche artisanale. Il n’y a pas lieu de conserver l’accès au merlu dans un futur protocole.
L’argument comme quoi l’accès à une espèce surexploitée fournit un levier à l’UE pour promouvoir sa gestion durable est irrecevable. Dans le cadre d’un partenariat pour une pêche durable, l’UE a tout loisir de soulever des questions concernant des ressources auxquelles elle n’a pas accès. En 2017, l’UE a appuyé les pêcheurs artisans libériens par rapport à la protection de leur zone réservée face à la pression de chalutiers d’origine étrangère alors que l’accord entre l’UE et le Libéria était uniquement thonier.
b) Des systèmes d’allocation archaïques à la CICTA
L’accord UE-Sénégal est un accord essentiellement thonier et les quotas des principales espèces commerciales de thon sont alloués par la Commission Internationale pour la Conservation des Thonidés de l’Atlantique (CICTA). Dans le cadre de l’APPD, « L’UE […] paie simplement au Sénégal un droit d’entrée dans ses eaux […] [et c]’est pour cette raison que la compensation pour un accord thonier est plus faible que pour un accord “mixte” ».
Depuis la signature du protocole en 2020, les médias européens et sénégalais accusent les navires européens de surpêcher les espèces que ciblent les pêcheurs artisans sénégalais et les poussant par conséquent au chômage et à l’immigration illégale. En réaction, la CAOPA a demandé aux médias africains « de se poser les bonnes questions », en particulier de savoir pourquoi le Sénégal ne développait pas sa pêche thonière et réclamait au Sénégal de soumettre un « plan ambitieux de développement d’une flotte thonière sénégalaise au niveau de la CICTA ». Elle demandait de surcroît à l’UE d’encourager une « réflexion au niveau de la région pour le développement d’une pêcherie thonière artisanale […] et le dépôt par le Sénégal, au niveau de la CICTA, de plans de développement durable d’une telle pêcherie ».
c) Petits pélagiques : la volonté politique manque
La pêche de certaines espèces de petits pélagiques est une source d’emplois et revenus pour les populations de la côte ouest-africaine, notamment au Sénégal, et en particulier les femmes transformatrices, qui le fument et le commercialisent dans toute la région. Ces poissons apportent aussi des protéines, vitamines et acides aminées, nutriments essentiels pour la sécurité alimentaire des populations. Nonobstant, plusieurs espèces de petits pélagiques, notamment la sardinelle ronde et plate, et l’ethmalose, continuent d’être surexploitées, surtout à cause de la production de farine et d’huile de poisson, le nombre d’usines ayant augmenté de façon exponentielle dans la dernière décennie.
Un rapport récent, financé par le programme européen PESCAO, remarquait que la disponibilité per capita de petits pélagiques était passée d’environ 16kg/an à 9 kg entre 2009 et 2018. Certes, il faut prendre en compte la croissance de la population, mais d’autres données montrent une diminution de la transformation de poisson artisanale face à une croissance de la production de farine – seulement pour le Sénégal (voir ci-contre). Au niveau régional, le problème est encore plus grave avec plus de 25 usines de farine et d’huile en fonctionnement en Mauritanie.
Pour rétablir la sardinelle ronde et plate à un niveau d’exploitation raisonnable, le COPACE recommandait une réduction de 50% du nombre de captures (p. 6). Les flottes européennes n’ont plus accès aux petits pélagiques au Sénégal depuis plusieurs protocoles. En Mauritanie, leur accès est limité à 15 nm, et conditionné à l’adoption par la Mauritanie d’un plan d’aménagement. Néanmoins, l’avis du comité scientifique en juin 2022 de l’APPD UE-Mauritanie était que « la version actuelle du projet du Plan d’Aménagement des Pêcheries des Petits Pélagiques (PAP-PP) est un document volumineux et peu élaboré mais qui contient beaucoup d'informations scientifiques tirées essentiellement de la bibliographie ».
Comme le Parlement européen l’a souligné, la Commission européenne a suffisamment de levier au travers ses divers accords de partenariat en Afrique de l’Ouest pour encourager une gestion régionale des ressources halieutiques. Or, depuis plusieurs années, la société civile ouest africaine demande plus d’engagement de l’UE pour qu’il y ait une gestion régionale via la création d’une Organisation régionale de gestion des pêches pour les stocks partagés entre les pays de la région. Cette demande a été encore relayée par les parties prenantes de la pêche lointaine européenne. Une étude par la COMHAFAT avait estimé cette ORGP « indispensable ». Malgré la lourdeur de l’entreprise, la Commission continue de miser sur une transformation du COPACE en ORGP. Une entreprise qui ne semble guère avancer…
3. Questions d’appui sectoriel
a) De bonnes intentions…
Lors d’un évènement au Parlement européen avec des représentants de pêche artisanale en mai 2023, l’eurodéputée Caroline Roose concluait par rapport à l’appui sectoriel : « Certains projets financés par l’UE partent d’une bonne intention mais dans la pratique ne sont pas forcément adaptés ou ne bénéficient pas à la pêche artisanale ». Elle donnait comme exemple le quai de débarquement et container frigorifique qu’elle avait visités au Sénégal et qui ne satisfaisaient pas les bénéficiaires. En outre, il est rare que les communautés qui bénéficient de ces projets soient au courant que ces projets sont financés par l’UE, comme le souligne aussi l’évaluation des accords publiée par la Commission.
Le problème principal, c’est le manque de transparence dans les choix pour l’affectation et dans l’utilisation des fonds de l’appui sectoriel. De plus, les rapports annuels des pays pour l’Union européenne ne sont pas rendus publics. Il est évident que sans la participation des parties prenantes, les décisions de projets d’appui sectoriel imposées depuis le haut n’auront ni l’approbation des communautés ni l’impact espérés.
Les organisations de la société civile et la pêche artisanale sénégalaise demandent que des mécanismes transparents et participatifs soient mis en place pour assurer la transparence, la bonne utilisation et la reddition de comptes sur la façon dont l’appui sectoriel sera utilisé. Les impacts de cet appui sectoriel devraient également faire l’objet d’une évaluation.
b) …mais des résultats mitigés
Comme indiquent depuis quelque temps les communautés locales et organisations de pêche artisanale, le seul navire de recherche au Sénégal, mis à neuf avec des fonds de l’appui sectoriel, l’Itaf Deme, est un navire obsolète qui ne répond pas aux besoins actuels. De surcroît, le navire, qui a plus de deux décennies, n’a pas opéré depuis 2022 suite à une panne. Le CRODT aurait soumis un rapport au gouvernement en proposant un remplacement du navire.
Conclusion
Dans un contexte où, au Sénégal, fleurissent les sociétés mixtes opaques et où les ressources halieutiques se font rares, nous pensons que le meilleur cadre pour les flottes européennes est l’APPD, à condition que l’UE respecte ses propres engagements internationaux en matière de durabilité, de critères d’allocation et de transparence.
Pour ce faire, l’UE doit exiger l’insertion d’une clause de transparence dans le prochain protocole ainsi que sa mise en œuvre effective. Les acteurs locaux demandent, par ailleurs, que le Sénégal respecte ses propres engagements en matière de transparence, en publiant notamment la liste de bateaux sous licence ainsi que le contenu de ses accords de pêche.
D’autre part, il est indispensable d’investir massivement, de façon coordonnée au niveau régional, dans la recherche, en particulier la collecte de données, afin qu’un avis scientifique étayé puisse être donné par rapport à des stocks partagés entre les pays d’Afrique de l’Ouest, tels que le merlu noir ou les petits pélagiques. Il n’est pas acceptable qu’un surplus soit calculé sur base de données qui ont 8 ans, comme pour le cas du merlu noir.
Au-delà du soutien technique et scientifique, l’UE devrait également utiliser ses partenariats avec les pays de la région comme levier et s’engager politiquement pour la mise en place d’une ORGP pour les stocks partagés. Dans cet élan de cohérence et de durabilité, l’UE devrait transposer ses propres critères d’allocation des ressources halieutiques, privilégiant ceux qui pêchent de façon la plus durable, au niveau de la CICTA.
« L'Union européenne doit être crédible et démontrer que l'argent du contribuable européen est dépensé à bon escient pour soutenir la pêche durable », martelait Harouna Lebaye, pêcheur artisan mauritanien au Parlement européen en mai dernier, en demandant la publication des rapports d’utilisation de l’appui sectoriel. Pour que cet accord soit un instrument efficace pour promouvoir la pêche durable au Sénégal, une participation informée des parties prenantes est indispensable, surtout des hommes et des femmes de la pêche artisanale au Sénégal. Cette participation doit être réelle tant dans les négociations, comme dans la mise en œuvre de l’accord, en particulier l’identification des priorités de l’appui sectoriel, sa mise en œuvre et son évaluation. Mais pour une participation éclairée, il faut plus de transparence. Une transparence à tous les étages.
Photo de l’entête: Le site de débarquement et transformation de poisson de pêche artisanale de Kafountine, en Casamance, au Sénégal, par l’Agence Mediaprod.
Une organisation de la société civile sénégalaise, membre du réseau OECD Watch, a soutenu des pêcheurs de Saint-Louis dans le dépôt d'une plainte auprès des points de contact nationaux de l'OCDE du Royaume-Uni et des États-Unis contre les multinationales British Petroleum et Kosmos Energy.