Un mythe courant est que l'aquaculture peut à l'avenir remplacer la pêche et contribuer à mettre fin à la surpêche tout en préservant les océans des dommages causés par une pêche intensive et destructrice. En outre, il y a aussi un discours important, notamment dans le cadre de l'initiative de l'Union européenne (UE) sur les produits de la mer et l'aquaculture, selon lequel la promotion de l'aquaculture et la réduction de la pêche contribueront à décarboner ce secteur alimentaire. Ces simplifications excessives ne tiennent pas compte de plusieurs réalités.
Premièrement, les poissons d'élevage industriel, en particulier les espèces carnivores telles que le saumon, se nourrissent en fait de poissons sauvages capturés, y compris dans les eaux d'Afrique de l'Ouest, où cela prive les populations locales de leur nourriture à base de poisson. Deuxièmement, l'élevage intensif d'espèces comme le saumon ou la crevette tropicale cause beaucoup de dégâts à l'environnement, car les fermes polluent l'eau et, comme elles sont souvent placées très près de la côte, dans des fjords, des estuaires, elles détruisent aussi les écosystèmes côtiers fragiles comme les mangroves, qui sont essentielles à la reproduction des espèces marines. Enfin, l'argument de la décarbonation pourrait ne pas être aussi valable qu'il le promet, puisque l'empreinte carbone associée à l’aquaculture industrielle est le double de celle de la pêche, et en moyenne au même niveau que l'élevage de volaille et de porc.
Ce bref document passe en revue les raisons pour lesquelles l'UE devrait cesser de promouvoir l'aquaculture industrielle d'espèces carnivores et, par conséquent, cesser également d'encourager la consommation de produits issus de ce type d'aquaculture, tandis qu'elle devrait se concentrer sur la promotion d'une pêche et d'une aquaculture durables à petite échelle et à faible impact.
1. Les défis de l'aquaculture industrielle en Europe
L'UE promeut l'aquaculture dans le cadre de son économie bleue dans le but d'encourager la croissance économique des secteurs liés à l'océan et d'apporter au consommateur européen une alimentation saine et nutritive. L'UE considère que l'aquaculture a un « fort potentiel de croissance et d'emplois durables ». L'hypothèse est que les produits de l'aquaculture sont plus durables et compléteront et remplaceront progressivement les produits de la pêche, vu l'état de nombreux stocks de poissons qui est catastrophique.
C'est fallacieux, car il n'est pas possible pour les consommateurs européens de continuer à avoir accès de manière durable aux quantités de poisson qu'ils consomment actuellement. Étant donné les quantités actuelles de poisson consommées en Europe, estimées à 24,35 kg/an/par habitant, l'UE est obligée d'importer de grandes quantités de poisson d'élevage, dont la plupart sont nourris avec des farines de poisson produites à partir de poissons sauvages. Le saumon et les crevettes figurent parmi les cinq premières espèces consommées par les Européens, dont 99 % et 49 % respectivement proviennent de l'aquaculture. Les crevettes sont principalement importées d'Amérique latine et d'Asie du Sud-Est. Plusieurs rapports d'ONG ont montré comment les chaînes d'approvisionnement mondiales de l'aquaculture conduisent à la destruction des stocks de poissons sauvages, ce qui met souvent en péril la sécurité alimentaire des pays en développement.
Le deuxième argument de la décarbonation est également contesté. Avec 1 à 3 kg de CO2/kg de chair, la pêche se situe au bas de l'échelle des industries alimentaires en termes de production de CO2. Cependant, l'aquaculture industrielle se place au même niveau de pollution que l'élevage de poulets et de porcs.
A. L'OCCUPATION DE L'ESPACE MARIN : LA PRIVATISATION DES MERS CÔTIÈRES PAR LES FERMES AQUACOLES
Selon les espèces élevées, le développement de l'aquaculture industrielle d'espèces carnivores nécessite des cages à poissons côtières ou en pleine mer. Dans les deux cas, ils sont en concurrence avec les communautés locales de pêcheurs pour l'utilisation de l'espace côtier. L'aquaculture des crevettes tropicales et du saumon provoque également une destruction généralisée des écosystèmes côtiers tels que les fjords, les deltas, les estuaires, les marais, les zones humides ou les mangroves. Ces espaces sont souvent essentiels aux cycles de reproduction des espèces marines, qui sont perturbés par la mise en place d'une structure fixe qui pollue également les eaux avoisinantes.
L'occupation de ces zones, parfois vastes, implique d'autres préoccupations plus larges concernant l'accès au domaine public. Récemment, la police est intervenue en Écosse pour empêcher les militants de prendre des photos des élevages de saumon qui sont situés dans le domaine public. Même si la police s'est excusée par la suite, il est inquiétant que dans de nombreux cas, les forces de sécurité se comportent comme des « sociétés de sécurité privées pour les aquacultures ».
Comme le souligne l'experte en droit de la mer Nathalie Ros, il y a une progression vers la privatisation des mers où l'aménagement du territoire marin « conduit en fait à l'octroi de concessions par l'Etat côtier en faveur d'industries maritimes fixes », comme les fermes aquacoles, « cette exclusivité de droits signifie en pratique l’exclusion de tous autres usages et usagers », notamment la pêche. Les communautés de pêche artisanale sont les plus touchées par cette privatisation, car elles voient les espaces où elles peuvent pêcher se réduire encore plus.
B. LA « PÊCHE AUX POISSONS - FOURRAGE » : LES DÉFIS DE LA DURABILITÉ POUR L'ENSEMBLE DE LA CHAÎNE DE PRODUCTION AQUACOLE
Les consommateurs européens sont de plus en plus préoccupés par la durabilité de leur alimentation, ce que les producteurs d'aquaculture industrielle ont utilisé à leur avantage. La théorie selon laquelle les produits de l'aquaculture sont plus durables que les produits de la pêche sauvages est désormais bien ancrée dans l'esprit des citoyens européens. Cependant, les espèces carnivores, comme le saumon, ont besoin d'une énorme quantité de nourriture, principalement de la farine de poisson, dont une quantité croissante provient des pays en développement, privant souvent les populations locales de poisson. Les crevettes tropicales, bien qu'omnivores, sont également nourries avec de la farine de poisson pour les faire grandir plus vite et ainsi augmenter la rentabilité de la production.
Le boom de l'industrie de la farine de poisson en Mauritanie en est l'exemple le plus consternant : alors que les stocks de petits pélagiques - la nourriture de base de la population d'Afrique de l'Ouest - sont en train de s'épuiser, ils sont pelletés dans les usines de farine de poisson, exportée principalement vers la Chine et l'Europe. Cette ‘catastrophe’ de pêche conduit inexorablement à une crise de sécurité alimentaire dans la région, tandis que les pêcheurs et les femmes transformatrices de poisson perdent leur emploi et leurs moyens de subsistance.
Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l'alimentation a souligné que la dépendance à l'égard des poissons capturés en mer pour l'alimentation des poissons de ferme était l'un des principaux problèmes de l'aquaculture industrielle, en particulier des espèces carnivores. « La farine de poisson est passée de l'utilisation dans l'élevage à l'utilisation dans l'aquaculture au cours de la dernière décennie. [...] De récents rapports mettent en évidence une surpêche extensive et des impacts négatifs sur l'écosystème causés par l'industrie minotière ».
C. « GREEN-WASHING » : L'AVEUGLEMENT DES ÉCOLABELS FACE AUX QUESTIONS SOCIALES ET DE DURABILITÉ
Il est également préoccupant que les systèmes de certification environnementale ne couvrent pas les niveaux inférieurs de la chaîne d'approvisionnement ou les aspects sociaux de la production, ignorant ainsi les conditions de travail précaires auxquelles sont confrontés les travailleurs et la pollution que subissent les communautés qui vivent à proximité des usines de farine de poisson. Cela rend invisibles les problèmes sociaux et de durabilité plus larges associés à la production d'aliments pour poissons et contribue au blanchiment écologique des produits de l'aquaculture nourris à base de farine de poisson.
Dans le cas de l'industrie de la farine de poisson en Mauritanie, par exemple, la société française Olvea et plusieurs autres sociétés européennes impliquées dans la provision de farine de poisson aux élevages de saumon européens ont financé un ‘Projet d'amélioration de la pêche’ (FIP dans son acronyme anglais) dans le but d'obtenir un label écologique pour les produits de farine et d'huile de poisson d'Afrique de l'Ouest. Cependant, le groupe de travail de la FAO et de nombreux autres experts scientifiques ont averti à plusieurs reprises que les stocks de petits pélagiques sont très probablement gravement surexploités.
Comme l'indique le Dr André Standing dans un article demandant aux entreprises européennes de désinvestir dans la farine de poisson, le système de labélisation écologique « ignore le point fondamental selon lequel les droits des pêcheurs artisanaux, des transformateurs et des négociants locaux, ainsi que le droit à l’alimentation des populations de la région, doivent prévaloir sur les profits des entreprises des pays développés ».
2. La promotion de l'aquaculture industrielle par l'UE dans les pays tiers
La stratégie de croissance bleue de l'Union européenne, qui inclut l'aquaculture, est également promue par l'UE dans son dialogue avec les pays tiers, notamment dans le cadre des discussions sur le futur partenariat UE-Afrique. Dans le cas de l'aquaculture industrielle, les mêmes problèmes que ceux auxquels l'aquaculture européenne est confrontée s'ajoutent à d'autres défis propres aux pays en développement.
A. LES ASPECTS ENVIRONNEMENTAUX : DESTRUCTION DES CÔTES ET SURPÊCHE
Il existe plusieurs niveaux d'impact de l'aquaculture industrielle sur l'environnement. Cependant, il faut considérer que les pays en développement sont et seront les plus touchés par le changement climatique. Dans le cas des communautés côtières et de pêche, ils sont confrontés à la montée du niveau des mers, à l'érosion côtière, au réchauffement des océans et à l'acidification de l'eau, pour n'en citer que quelques-uns. Le programme environnemental international se concentre désormais sur la création de communautés dites ‘résistantes au changement climatique’. La croissance de l'aquaculture industrielle ajoute une pression supplémentaire sur ces communautés.
Au cours des dernières décennies, la croissance de la crevetticulture, dont 99 % de la production est concentrée dans les pays tropicaux en développement, a entraîné la destruction des écosystèmes côtiers, en particulier des mangroves. Les mangroves peuvent stocker de grandes quantités de carbone, alors qu'on estime que leur déforestation pourrait libérer plus de CO2 que la Pologne. De nombreuses études ont indiqué que 30 à 50 % de la perte des forêts de mangroves est due à la déforestation pour la production de crevettes, d'huile de palme et de riz destinés à l'exportation. Alors que la destruction des mangroves entraîne déjà en soi une diminution du carbone retiré de l'atmosphère, l'empreinte carbone associée à l'aquaculture industrielle est élevée, avec 2 à 7 kg de CO2 libérés/kg de chair produite.
Mais il y a d'autres impacts moins directs sur l'environnement liés à l'aquaculture, comme la surpêche d'espèces sauvages pour l'alimentation des poissons, comme les petits pélagiques en Afrique de l'Ouest, ou le chalutage destructeur pour capturer les juvéniles ou extraire les larves de crevettes du milieu naturel, vu que les entreprises d'aquaculture ne disposent pas de la technologie suffisante pour reproduire les crevettes en captivité. Dans le premier cas, ce type de pêche contribue à mettre certains stocks de petits pélagiques dans une situation déplorable. Dans le second cas, le chalutage détruit non seulement les fonds marins et endommage les écosystèmes côtiers, mais provoque également de nombreuses prises accessoires, notamment de juvéniles d'autres espèces et de zooplancton qui sont ainsi gaspillés.
B. LES ASPECTS RELATIFS AUX DROITS HUMAINS ET SOCIAUX : EXPULSIONS DE TERRES ET TRANSFERTS DE COÛTS
L'aquaculture dans les pays en développement pose les mêmes problèmes d'occupation de l'espace maritime qu'en Europe. Toutefois, ces problèmes s'aggravent lorsqu'un investisseur a intérêt à utiliser une terre sur laquelle des communautés ont traditionnellement exercé leurs activités et où les gouvernements n'ont pas la volonté et la capacité de pratiquer une bonne gouvernance et de respecter les droits de l'homme des plus vulnérables.
Même s'il existe des outils et des orientations au niveau international, comme par exemple les directives volontaires de la FAO de 2012 sur la gouvernance responsable du foncier des terres, des pêches et des forêts et les directives volontaires de la FAO de 2014 visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale, les gouvernements ne reconnaissent souvent pas que les communautés de pêche artisanale constituent le groupe le plus vulnérable dans cet environnement concurrentiel "bleu".
Dans une communication publique récente, les organisations professionnelles africaines de la pêche artisanale ont mis en garde contre le risque d'investir dans des industries polluantes telles que celles promues dans la stratégie Économie bleue de l'Union africaine. D'autres problèmes de gouvernance, tels que la corruption et les abus des entreprises, rendent encore plus difficile l'autonomisation des communautés de pêcheurs et leur participation au processus décisionnel.
Dans certains cas, les communautés locales qui se sont opposées à l'expansion de l'aquaculture et d'autres secteurs marins ont été victimes de menaces et d'abus physiques de la part des forces de sécurité ou des gardiens. La criminalisation de ceux qui tentent de défendre leurs terres est une tactique fréquemment utilisée par les investisseurs, souvent avec la complicité des autorités gouvernementales.
Le développement de l'aquaculture industrielle implique en effet l'occupation de vastes espaces côtiers qui ont été traditionnellement utilisés par les communautés côtières et de pêche. La privatisation des terres au profit de quelques-uns signifie également qu'ils perdront l'accès à la mer, mais aussi que d'autres activités économiques et sociales indirectement liées en souffriront. Les sites de débarquement du poisson, par exemple, en plus d'être le centre névralgique économique des communautés de pêcheurs, sont aussi un lieu de socialisation, où les gens se rencontrent.
La privatisation des terres pour les fermes aquacoles a également un impact sur le libre accès à des zones qui sont essentielles car elles créent également un gain économique supplémentaire pour les communautés de subsistance. En parlant de mangroves, elles sont une source de biodiversité et abritent des espèces de grande valeur commerciale que les communautés récoltent et vendent. Les mangroves offrent également d'autres "services environnementaux" qui ont un effet positif sur les écosystèmes et dont les communautés bénéficient, tels que la protection naturelle contre les inondations et l'érosion. La dégradation des écosystèmes par l'aquaculture industrielle est à son tour un coût qui est transféré aux communautés, alors que seule une minorité tire des bénéfices substantiels de l'aquaculture.
Conclusion
Toute restriction d'accès aux eaux maritimes, et la concurrence avec d'autres secteurs comme l’aquaculture (extraction pétrolière, aquaculture, pêche industrielle, transport maritime, tourisme) affectent directement les captures des pêcheurs, l'accès au poisson pour les mareyeurs et les femmes transformatrices de poisson et, enfin, la sécurité alimentaire de la population. Il est impératif de souligner que les produits de l'aquaculture industrielle sont généralement destinés à l'exportation vers les pays riches, et non à nourrir les populations locales car ses produits sont trop chers.
Le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation a souligné ce problème dans son rapport intérimaire : « L'utilisation de l'industrie pour produire du poisson d'élevage pour les consommateurs riches peut se faire au détriment des populations plus pauvres qui pourraient bénéficier d'une meilleure disponibilité et accessibilité au poisson sauvage ».
L'aquaculture industrielle d'espèces carnivores est très polluante, elle nuit à l'environnement et aux communautés, tant en Europe comme dans les pays en développement. Alors que les investisseurs européens envisagent d'importer de la farine et de l'huile de poisson et des produits de l'aquaculture des pays en développement, il est vital de repenser les aspects sociaux et les conditions de travail de ceux qui travaillent dans ces usines de farine de poisson et ces fermes d'élevage aquacoles. Dans de nombreux cas, les travailleurs dans ces établissements sont exploités dans des conditions inhumaines et sont confrontés à des risques pour leur santé. Actuellement, les systèmes de labellisation écologique ne garantissent pas une activité écologiquement et socialement responsable, mais constituent plutôt une stratégie commerciale visant à améliorer l'accès des produits aquacoles aux marchés internationaux, ce qui profite aux aquaculteurs et à leurs investisseurs, mais pas aux communautés locales ni aux travailleurs de l’aquaculture.
Comme il est impossible que les citoyens européens puissent continuer à consommer durablement les mêmes quantités de produits de la mer, il faut décourager la consommation de produits de l'aquaculture intensive et de stocks surexploités. L'Union européenne devrait plutôt promouvoir une consommation réduite de produits de la mer, en privilégiant les poissons sauvages issus d'une pêche durable, à faible impact et de préférence locale, tout en encourageant également une aquaculture à faible impact, comme pour les moules, les huîtres ou les algues.
Photo de la bannière: Illustrative photo from Unsplash, by @amfl
En septembre 2024, les Ministres en charge de la Pêche de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP) se sont rencontrés à Dar es Salaam (Tanzanie) pour échanger sur le thème « Accélérer les actions pour les océans, une pêche et une aquaculture durables et résilients dans les pays et régions membres de l’OEACP ».