L’UNOC reconnaîtra-t-elle les communautés de pêche artisanale comme « détentrices de droits sur les océans » ?

Dans cet article, l'auteure examine le projet de déclaration politique de ce sommet de haut niveau sur l'objectif de développement durable n° 14 « vie aquatique » à la lumière des revendications des organisations de pêche artisanale participant à la conférence. Elle souligne à cet égard l'incapacité de cette conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC) à intégrer une approche fondée sur les droits humains dans la conservation des océans, faisant écho aux critiques formulées par les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur les droits humains et les organisations de la société civile.

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La prochaine conférence des Nations unies sur les océans suscite de fortes attentes en matière de gouvernance et de conservation.

Emmanuel Macron, président du pays hôte, espère obtenir des résultats concrets, soutenus par la présence de plusieurs chefs d'État et par de nouveaux engagements dans la ratification d'accords (BBNJ, subventions à la pêche de l'OMC) et du financement de la science marine. Le Comité économique et social européen, organe européen représentant la voix de la société civile européenne, a rappelé qu’« après deux éditions jugées décevantes, cette conférence ne peut décevoir personne ».

Les organisations de pêche artisanale, c’est-à-dire, la pêche à faible impact et à petite échelle, espèrent faire entendre leur voix lors de cette 3ᵉ édition. Depuis la dernière conférence, leurs efforts ont abouti à la création d’un panel dédié à la « pêche durable, y compris le soutien à la pêche artisanale ». Mais le secteur artisanal veut aller plus loin. Dans une lettre aux co-facilitateurs du projet de déclaration politique, il demande que le texte « énonce clairement l'importance de la participation du secteur [de la pêche artisanale] au processus décisionnel ».

1. Le problème de l’UNOC

L'UNOC fait régulièrement l'objet de critiques de la part d'organisations de la société civile, qui dénoncent son orientation « vers des engagements volontaires » et une dynamique jugée contraire « aux pratiques démocratiques portées par les organes des Nations unies ». Dans une interview, Olivier Poivre d'Arvor, envoyé spécial du président pour l'UNOC, a relativisé l'absence de résultats concrets : « Ce n'est que la 3ᵉ édition de cette conférence, alors que cette année se tiendra la 30ᵉ édition de la COP sur le climat. » Une comparaison plutôt inappropriée : contrairement aux Conférences des parties (COP), organes décisionnels suprêmes d'accords internationaux, l'UNOC se limite à produire une simple déclaration d'intention politique.

Éloignée des processus décisionnels mondiaux transparents, l'UNOC échappe aux obligations de redevabilité qui encadrent habituellement les négociations internationales. Si le projet de déclaration zéro évoque de nombreuses actions en faveur des océans, plusieurs questions de fond restent en suspens : quelles actions concrètes ? Pour quels objectifs ? Et au bénéfice de qui ?

2. L’importance de communautés de pêche artisanale: leur identité en tant que détentrices de droits

Dans son dernier rapport, présenté lors de la 58e session du Conseil des droits de l'homme (février-avril 2025), Astrid Puentes Riaño, Rapporteuse spéciale des Nations unies sur le droit à un environnement propre, sain et durable, a appelé « les États [...] et l’ensemble de la société à prendre conscience que les questions relatives à l’océan sont des questions qui concernent les droits de l’homme ». En effet, les communautés côtières ont droit à un environnement propre, sain et durable, et l'océan, dont elles prennent soin, est pour elles une source de santé et d'eau. Les communautés côtières ont également droit à l'alimentation, et l'océan, dont elles prennent soin, est pour elles une source de nourriture. « En fin de compte, il est impossible d’établir une séparation entre la conservation des ressources aquatiques et les droits de l’homme », a conclu le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l'alimentation, Michael Fakhri, dans son rapport sur la pêche.

Les femmes dans le secteur de la pêche jouent un rôle clé en fournissant des aliments abordables et nutritifs aux populations les plus pauvres. Sur cette photo, des femmes transformatrices de poisson béninoises montrent un plateau d'un « four amélioré », où elles font sécher le poisson afin de le conserver plus longtemps dans les climats les plus chauds. Photo : CAPE.

Si l’océan est essentiel à toute vie sur Terre, il semble légitime de s'interroger : pourquoi la pêche artisanale devrait-elle être prioritaire face aux autres parties prenantes ? Les communautés de pêche artisanale forment le plus grand groupe d'utilisateurs de l'océan, assurant nourriture, emplois, moyens de subsistance, culture et bien-être aux populations. Dans les pays en développement, elles garantissent l’apport en protéines des plus pauvres en acheminant des aliments nutritifs vers les plus défavorisés. Elles sont aussi, depuis des temps immémoriaux, les gardiennes des océans.

La tendance mondiale actuelle à la gouvernance multipartite qui prône la participation de toutes les parties prenantes autour d'une même table (États, sociétés multinationales, organisations de la société civile, etc.), fait obstacle aux principes relatifs aux droits humains, comme le soulignent plusieurs rapporteurs spéciaux des Nations unies. En réalité, que ce soit pour la conservation des océans ou pour le partage du gâteau de l'« économie bleue », la voix de la pêche artisanale est la plus faible en raison du déséquilibre des pouvoirs dans la prise de décision.

La Rapporteuse spéciale des Nations unies sur le droit à un environnement propre, sain et durable a déclaré que dans le cadre de la gouvernance des océans, « il est nécessaire de s'attacher en priorité à garantir la priorité doit être accordée à la garantie les droits des petits pêcheurs en ce qui concerne les océans […] au moyen de processus participatifs menés de manière transparente et responsable, avec le consentement libre, préalable et éclairé de ces personnes. »

En outre, les États ont l'obligation, en vertu de la CNUDM (1982), de gérer de manière durable les ressources de l'océan, en particulier dans leur Zone économique exclusive (ZEE), en accordant une attention particulière « aux besoins économiques des communautés côtières vivant de la pêche et aux besoins particuliers des États en développement » (art. 61.3 CNUDM). Compte tenu du rôle reconnu de la pêche artisanale dans la sécurité alimentaire et l'éradication de la pauvreté, le Code de conduite pour une pêche responsable (1995) appelle explicitement les États à « protéger de manière adéquate les droits des pêcheurs et des travailleurs du secteur de la pêche, particulièrement de ceux qui pratiquent une pêche de subsistance, artisanale et aux petits métiers, à des conditions de vie justes ainsi que, le cas échéant, à un accès préférentiel à des fonds de pêche traditionnels et aux ressources se trouvant dans les eaux relevant de la juridiction nationale » (CCRF, 6.18).

Les priorités en matière de pêche artisanale durable et de prospérité des communautés côtières doivent être au cœur de toute action en faveur des océans.

3. Les exigences de la pêche artisinale ?

Si les priorités des communautés de pêche artisanale doivent être au cœur de l'action pour les océans, il est alors légitime de savoir ce qu'elles attendent de la conférence des Nations unies sur les océans. A cet égard, l'Appel à l'Action qu'elles ont lancé à l'occasion de l'UNOC-2 à Lisbonne, est un document clé. Il identifie cinq priorités d'action pour atteindre l'ODD 14b qui prévoit de « garantir l'accès aux ressources et aux marchés pour la pêche artisanale ». Elles y demandent un accès préférentiel aux zones côtières, la reconnaissance du rôle des femmes dans la pêche et leur participation à la prise de décision, la transparence dans la gouvernance des océans, la protection contre les industries bleues plus puissantes et, enfin, un soutien à la construction de communautés fortes et résilientes au changement climatique.

Sur la base de cet appel, et s'inspirant d'autres documents clés qui adoptent une approche fondée sur les droits humains (les Directives de la pêche artisanale de la FAO et l'accord de Kunming-Montréal), ils ont écrit aux co-facilitateurs du projet de déclaration zéro, soulignant plusieurs préoccupations qu'ils voient dans ce premier brouillon.

a) Reconnaissance et respect des communautés de pêche artisanale en tant que détentrices de droits

« Personne n'a plus d'intérêt que nous à atteindre nos objectifs mutuels », affirment les Règles de conduite pour travailler avec la pêche artisanale dans le contexte de la conservation des océans. Ce document établit un ensemble de directives à l'intention des organisations et partenaires souhaitant collaborer avec les communautés de pêche artisanale dans le cadre de la conservation marine et côtière. Trop souvent, ces communautés sont exclues des processus décisionnels, et les décisions concernant leurs territoires — ayant un impact sur leurs droits fonciers et d'accès — sont prises sans leur participation, à des niveaux de gouvernance élevés.

Dans leur lettre aux co-rédacteurs, ils citent la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur le droit à un environnement sain  et affirment que « la conservation de la mer et de ses ressources dépendra d'une conservation clairement inclusive et équitable qui [les] considère dans une approche fondée sur les droits humains ».

b) Sécuriser et garantir l'accès aux zones côtières et aux ressources pour la pêche artisanale

Les communautés de pêche artisanale expriment leur inquiétude face à ce que le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation désigne comme « la marchandisation et la financiarisation des océans », sous le couvert d'une « économie bleue durable ». Trop souvent, affirment-elles dans leur lettre, « nous avons dû nous défendre contre des industries plus puissantes, qui nous concurrencent pour l’espace et l’accès aux ressources, tout en polluant et détruisant notre environnement, nos territoires et notre culture ». Elles dénoncent également le rôle des gouvernements et des entreprises qui soutiennent cette dynamique « sans se soucier des impacts sociaux et environnementaux qu’elle engendre. »

Elles citent l'Appel à l’Action, dans lequel elles demandent aux États de les protéger contre « les grandes industries destructrices qui viennent sur nos territoires de vie pour nous prendre nos terres, notre mer et nos droits humains fondamentaux. » Pour cela, elles exhortent les gouvernements à garantir les droits fonciers et d’accès, et à protéger 100 % des zones côtières, lesquelles devraient être cogérées par les détenteurs de droits — c’est-à-dire les communautés côtières — et les gouvernements.

Cette dernière idée a d'ailleurs été reprise par les décideurs de l'Organisation des états Afrique, Caraïbes et Pacifique (OEACP) en matière de pêche et d'aquaculture dans leur déclaration ministérielle (24 septembre 2024), qui voit dans la cogestion une opportunité et un moyen de contribuer à l'objectif 3 du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal : « promouvoir la cogestion efficace à 100% des zones d'intendance artisanales avec les petits pêcheurs, de façon à améliorer la gestion durable du secteur de la pêche artisanale (...) et à contribuer de manière significative à l'atteinte des objectifs de conservation, notamment en ce qui concerne la cible 3 du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal. »

c) La contribution de la pêche artisanale à la conservation et à la science océanique entendue, reconnue et mise à profit

Le projet de déclaration finale de l’UNOC met fortement l'accent sur l'importance du financement de la conservation, mais ne reconnaît pas les efforts et les actions considérables déjà menés par les peuples autochtones et les communautés locales vivant près de l'océan, y compris les communautés de pêche artisanale, pour conserver, protéger et gérer durablement l'océan. La dernière partie du projet de déclaration politique ressemble davantage à une note d'information sur les investissements qu'à une déclaration politique. La pêche artisanale dénonce le fait qu'il s'agit d'« outils de conservation privés et fondés sur le marché qui, jusqu'à présent, [les a] exclus et ont compromis [leur] avenir. »

Le financement de la conservation est devenu un élément central des efforts visant à éviter la crise climatique et à inverser la perte de biodiversité. Cependant, des outils tels que les obligations bleues et les échanges de dette contre des océans sont critiqués pour le manque de participation et d'information des communautés touchées par ces accords. Photo : Une senne de plage au Bénin, CAPE.

En effet, la tendance actuelle de la conservation mondiale, qui met en avant « l'action pour les océans », semble en réalité privilégier la rentabilité des océans pour les élites — en les présentant comme « une opportunité d'investissement attractive », en « encourageant la création d'instruments financiers » et en promouvant des « mécanismes de financement mixte » — plutôt que de soutenir ceux qui dépendent des océans pour leur subsistance, nourrissent les populations, contribuent à l'éradication de la pauvreté et protègent les écosystèmes marins depuis des millénaires. Les communautés de pêche artisanale poursuivent : « Dans un contexte où nos droits fonciers et nos droits d'accès à nos zones de pêche ne sont pas garantis, les instruments financiers qui adoptent une approche descendante favorisent une forme de conservation qui nous exclut et nous appauvrit.  » Elles insistent également sur la nécessité de respecter leur consentement libre, préalable et éclairé. Leurs connaissances et leur contribution « doivent non seulement être reconnues en tant que telles, mais aussi valorisées à la hauteur de l'urgence avec laquelle la crise océanique doit être traitée. »

4. Conclusion

Le cœur du problème réside dans l'absence d'une approche fondée sur les droits humains dans le processus de l'UNOC. Pourtant, les instruments internationaux reconnus soulignent non seulement l'importance de la contribution de la pêche artisanale, mais aussi la nécessité d’une gestion durable des ressources halieutiques, tout en mettant en lumière la vulnérabilité des communautés de pêche artisanale face à la concurrence croissante pour l’espace côtier et l’accès aux eaux. Avant tout nouvel investissement ou nouvelle utilisation des océans, il est indispensable de garantir les titres fonciers, les droits d’accès et les droits sur les ressources des communautés côtières, qui dépendent directement de l’océan pour leur subsistance. Une gouvernance véritablement équitable et juste des océans ne saurait ignorer ces principes fondamentaux.

Photo de l’entête : Quatre membres d'une communauté de pêche artisanale d'Agoué tirent la corde d'une senne de plage, au Bénin, par CAPE.