En mai 2019, l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a convenu que la prochaine Conférence des Nations unies sur les océans (UNOC) « devrait adopter par consensus une déclaration brève, concise, orientée vers l'action et accordée au niveau intergouvernemental » qui se concentrerait sur « des idées innovantes et fondées sur la science » pour mettre en œuvre l'Objectif de développement durable (ODD) 14, à savoir conserver durablement les océans.
Reportée en raison de restrictions liées au Covid-19, l'UNOC s'est déroulée au cours de la dernière semaine de juin 2022 à Lisbonne, avec une participation si importante qu'il y avait une file d'attente de 3 heures à l'aéroport pour obtenir un taxi. Au-delà des sessions officielles, plus de 300 événements parallèles ont été organisés par différentes parties prenantes à l'intérieur et à l'extérieur du lieu de la conférence, dont certains ont donné lieu à des dialogues constructifs et diversifiés, notamment plusieurs concernant la pêche artisanale, et d'autres pour lesquels le lien avec l'océan était loin d'être évident.
Bien que les parties prenantes à la conférence aient soulevé d'importantes questions à débattre et souligné l'urgence d'agir, la déclaration finale, rédigée à l'issue de trois cycles de consultations préalables à la conférence, donne l'impression que les bonnes intentions sont comme les aiguilles: faciles à prendre mais difficiles à tenir. Dans cette déclaration, l'océan doit être sauvé « de toute urgence » en « intensifiant les actions » qui ne sont que vaguement décrites. La déclaration insiste sur la nécessité d'augmenter les fonds pour sauver l'océan, fonds qui doivent être attirés « par le biais d'instruments du marché des capitaux ». Dans des publications précédentes, CAPE a fait ressortir le problème de la financiarisation de la conservation, qui transforme l'océan en un actif et un fournisseur de services, plutôt qu'en un bien commun.
En outre, la question qui se pose à la lecture de la déclaration Notre océan, notre avenir, notre responsabilité est la suivante : pourquoi sauvons-nous l'océan ? Et pour qui ? La déclaration de l'ONU ignore largement les droits humains et le fait qu'il y a des gens qui vivent de l'océan et le protègent depuis des siècles. Les communautés côtières ont droit à un environnement sûr, propre, sain et durable et l'océan, dont elles prennent soin, est pour elles une source de nourriture, de santé et d'eau.
La déclaration énumère les conclusions des rapports du GIEC et le sombre avenir qui attend l'océan, mais évite soigneusement de pointer les responsabilités, mentionnant avec optimisme les solutions fondées sur la nature. Pourtant, tout comme la capacité de l'homme à se remettre d'un traumatisme n'est pas une excuse pour continuer à perpétuer les violations des droits de l'homme, la capacité de la nature à absorber les chocs anthropiques ne devrait pas être une excuse pour continuer à faire comme si de rien n'était, le "business as usual". Bien qu'il y ait des paragraphes sur l'atténuation, rien dans la déclaration ne souligne la nécessité d'un changement systémique. L'accent mis sur l'« innovation » (le nouveau mot pour désigner le progrès) est une manière subtile de poursuivre le modèle de croissance non durable, tout en ignorant le fait fondamental qu'il n'est pas compatible avec la lutte contre le changement climatique.
En outre, l'innovation doit être défendue par « toutes les parties prenantes », y compris les mêmes industries, comme les sociétés d'exploitation des combustibles fossiles, qui ont causé et contribuent au changement climatique en premier lieu. Ces industries étaient présentes à l'UNOC également par le biais de leurs fondations et organisations philanthropiques, ce qui, dans certains pays, est un moyen que les entreprises ont trouvé pour éviter les impôts. Certaines de ces organisations philanthropiques non seulement versent des millions dans un type de conservation descendante (« top-down ») avec de l'argent provenant du même système qui continue à profiter de l'exploitation inexorable des ressources naturelles, mais elles prennent aussi de plus en plus l'espace de la société civile, notamment en parlant au nom des communautés côtières, n'ayant de comptes à rendre qu'aux membres de leur conseil d'administration.
Protéger l'océan : qui le fera, pour qui et pour quoi?
Depuis quelques années, les organisations de la société civile tirent la sonnette d'alarme sur le changement subtil mais rapide de la sphère décisionnelle mondiale, avec une influence accrue et non dissimulée du secteur des entreprises et un recul de l'approche fondée sur les droits de l'homme. Lors du dernier Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, en septembre 2021, le mécanisme de la société civile et des populations autochtones du Comité des Nations unies sur la sécurité alimentaire mondiale a déclaré que « la forte menace que représente pour le système des Nations unies une approche délibérément multipartite ne doit pas être sous-estimée ». D'autre part, il est toujours plus compliqué pour la société civile, les peuples autochtones, les communautés locales ou les petits producteurs de s'engager dans ces processus, car assister à un nombre aussi croissant de conférences internationales autour de la conservation demande du temps, des fonds, une organisation efficace (pour la réunion de l'UNOC, dans de nombreux cas, les visas ont été refusés aux représentants de la pêche artisanale), mais aussi une bonne compréhension des différents processus. En outre, dans la pratique, leur voix est plus faible car elle est plus fragmentée et ils sont confrontés à une forte concurrence avec d'autres intervenants.
Entre-temps, le secteur des entreprises s'est accaparé et approprié une partie du langage, utilise les mots qui font le buzz, a recours à des techniques de marketing pour faire passer son message et développe des programmes de responsabilité sociale et environnementale pour détourner l'attention du fait qu'il continue de polluer ailleurs. Certaines grandes organisations environnementales internationales ont changé de stratégie, s'associant à des entreprises pour reconceptualiser la conservation « en un actif financier qui attire les investissements privés ». L'UNOC adhère à cette tendance impliquant les entreprises et les fonds d'investissement, puisque la déclaration finale affirme que « toutes les parties prenantes » doivent « prendre des mesures ambitieuses et concertées » et que des partenariats efficaces, tels que les partenariats « multipartites » et « public-privé », sont essentiels pour réussir.
Ces organisations apportent également leur culture d'entreprise à la conservation. Ni les entreprises impliquées dans la destruction des océans ni leurs fondations n'ont de pratique de la démocratie et des processus délibératifs, et elles comprennent mal le concept de "consentement libre, préalable et éclairé" : elles apprécient l'importance d'"inclure les groupes marginalisés", mais elles essaieront de les faire "adhérer" aux projets décidés en haut lieu, et considèrent leur participation plutôt comme un moyen de diminuer les menaces potentielles au succès de leurs projets.
La prise de décision en matière de conservation des océans devrait cependant inclure avant tout les personnes les plus touchées par les décisions, de manière transparente, participative et sans distinction de sexe. Les communautés côtières, en particulier les pêcheurs artisans - qui constituent le plus grand groupe d'utilisateurs de l'océan - sont celles qui doivent façonner les décisions concernant l'océan. Comme l'ont déclaré conjointement plusieurs organisations de pêche artisanale à la fin de la conférence, « qui mieux que nous, [...] connaît l'océan et ses richesses ? Nous y vivons, nous le respectons depuis des milliers d'années et nous connaissons nombre de ses secrets ».
2. Un éléphant s’invite au salon: la croissance insoutenable
Dans la déclaration, les États membres s'engagent à prendre des « mesures novatrices fondées sur la science », telles que l'exploration, le développement et la promotion de « solutions de financement novatrices pour favoriser la transformation en économies durables fondées sur l'océan, [...] y compris par le biais de partenariats entre le secteur public et le secteur privé et d'instruments du marché des capitaux, et fournir une assistance technique pour améliorer la bancabilité et la faisabilité des projets [...] ». Ce jargon fait référence au concept précédemment appelé "croissance bleue", qui cherche à combiner la conservation des océans avec l'idée que certaines industries liées aux océans ont le potentiel d'être développées, bien que de manière "durable". Les termes ont évolué vers de nouvelles formes de "bleu plus vert" pour cacher l'accent mis sur la croissance. Cependant, découpler la croissance de la dégradation écologique est un oxymore, même si le discours est truffé de "bonnes" formulations.
En outre, ce paragraphe ouvre la porte à des formes "innovantes" douteuses de financement de la conservation, telles que les échanges de dettes contre des océans, qui menacent la souveraineté, la démocratie, font passer au vert des dettes odieuses, réduisent l'aide et les dépenses publiques pour la conservation, tout en profitant presque exclusivement aux créanciers et aux investisseurs. En bref, elles rendent les riches plus riches sans qu'il soit prouvé sur le terrain qu'elles profitent aux écosystèmes ou aux communautés qui en dépendent pour leur survie.
Ce que ces concepts bleus récents et constamment reformulés apportent en réalité, c'est une compétition acharnée pour l'utilisation des océans. CAPE et d'autres organisations de la société civile sont profondément préoccupées par cette "accélération bleue", une course entre des intérêts divers et souvent concurrents pour la nourriture, les ressources et l'espace océaniques. Comme l'a souligné le secrétaire général de la CAOPA, Dawda Foday Saine, de la Gambie, lors de l'un des événements parallèles concernant l'avenir de l'océan, la divergence des intérêts qui est à l'origine de la poussée de l'économie bleue (durable) et, par conséquent, du processus décisionnel en matière d'aménagement de l'espace marin, met en danger les parties prenantes les plus vulnérables. Cette "peur bleue" est une réalité partout dans le monde : la pêche artisanale est confrontée à la concurrence de l'exploitation minière en eaux profondes, de l'exploitation pétrolière et gazière, de la pêche industrielle, du transport maritime, du tourisme ou de l'aquaculture industrielle.
Cette préoccupation a été soulignée comme l'une des cinq priorités de l'appel conjoint à l'action rédigé par des pêcheurs artisanaux des 6 continents à l'occasion de l'UNOC : les impacts négatifs cumulés croissants de secteurs maritimes et terrestres plus puissants, promus dans les stratégies d'économie bleue, mettent en péril leur avenir. Ils demandent à leurs gouvernements « de ne pas autoriser ou soutenir toute nouvelle utilisation des océans susceptible d'avoir un impact négatif sur les écosystèmes et les communautés qui en dépendent » et demandent que les communautés côtières participent à l'ensemble des processus décisionnels, depuis les évaluations d'impact jusqu'aux mécanismes de consultation et de résolution des conflits.
Bien que la déclaration de l'UNOC mentionne « des processus de collaboration pour la prise de décision qui incluent toutes les parties prenantes, y compris la pêche artisanale », cela n'apparaît que dans le paragraphe qui parle de mettre fin aux subventions néfastes à la pêche. L'épuisement des populations de poissons est la principale menace pour les moyens de subsistance des communautés de pêche artisanale, mais pas la seule... Des stocks de poissons sains sont inutiles pour les pêcheurs artisans s'ils ne peuvent pas accéder en toute sécurité aux lieux de pêche par exemple.
3. L'urgente nécessité d'une approche de la conservation fondée sur les droits humains
L'absence d'une approche fondée sur les droits humains dans ces nouveaux concepts bleus est au cœur du problème. Avant tout nouvel investissement ou toute nouvelle utilisation de l'océan, il est indispensable de garantir les droits de propriété, d'occupation, d'accès et d'utilisation des ressources des communautés côtières, qui dépendent de l'accès à l'océan pour leur subsistance.
Si la déclaration (auto)félicite les États membres qui se sont engagés à protéger au moins 30% de l'océan d'ici à 2030, le paragraphe ne mentionne pas la nécessité de convenir de ces objectifs avec les communautés locales et les peuples autochtones. Il existe de nombreux exemples où les États membres ont placé presque arbitrairement des aires marines protégées sur une carte pour passer rapidement de la parole aux actes, déplaçant parfois des communautés côtières ou réduisant le plus souvent leurs zones de pêche ancestrales.
Ce que les pêcheurs artisans demandent plutôt, c'est la cogestion de 100 % des zones côtières, dans laquelle le gouvernement et les communautés locales se partagent les responsabilités en matière de gouvernance et de conservation. Pendant que les gouvernements recherchent des financements pour leurs projets de conservation et que le "déficit de financement" est perçu comme l'un des principaux défis à relever pour sauver l'océan, ils évitent de regarder en face certains des véritables défis : la contribution de la corruption et de la mauvaise gouvernance à la dégradation écologique. Le redressement de ces questions ne nécessite pas seulement des fonds, mais aussi une forte volonté politique.
Pour que les engagements ambitieux en matière d'"innovation" pour l'océan se traduisent en améliorations concrètes pour les communautés côtières, les États devraient investir dans de nombreux autres services afin que les communautés soient résilientes et continuent de contribuer à la sécurité alimentaire, aux moyens de subsistance, à l'éradication de la pauvreté et à l'utilisation durable des ressources marines. Dans de nombreuses communautés de pêche artisanale, l'accès à l'eau potable et à l'assainissement est encore aujourd'hui un vœu pieux, et de nombreuses femmes dans la pêche travaillent dans des conditions inhumaines. Dans de telles conditions, il est très difficile pour les communautés d'apporter des innovations durables...
Les hommes et les femmes de la pêche artisanale demandent à leurs gouvernements d'investir en priorité dans les services de base « tels que l'accès à l'eau potable, l'électricité, le drainage, les installations sanitaires sur les sites de transformation ; dans les infrastructures qui améliorent les conditions de vie des femmes et de leurs familles », et de les aider également à accéder « à la terre et au crédit pour soutenir l'innovation ».
De même, il reste beaucoup à faire pour garantir les droits sociaux des communautés côtières, tels que l'accès à l'éducation, à un logement décent et à la sécurité sociale. Les États membres de l'ONU se sont en fait engagés à améliorer tous ces aspects par le biais des directives volontaires pour une pêche artisanale durable.
4. Des solutions fondées sur la nature pour des problèmes causés par l'homme ?
La déclaration souligne que « les actions innovantes et fondées sur la science [...] peuvent contribuer aux solutions nécessaires pour relever les défis » et que les « solutions fondées sur la nature » peuvent aider à « atténuer le changement climatique et à s'y adapter ». Mais nous ne pouvons pas attendre de la science et de la nature qu'elles couvrent les problèmes causés par l'homme sans s'attaquer à leur cause profonde. Cela n'aboutira qu'à des emplâtres. Comme mentionné dans l'introduction de cet article, la déclaration de l'UNOC Notre océan, notre avenir, notre responsabilité évite en fait soigneusement de situer les responsabilités. L'approche "nous sommes ensemble" place tous les acteurs au même niveau de responsabilité, alors qu'il ne fait aucun doute que les nations riches ont une énorme dette écologique envers les pays en développement et que le secteur des entreprises contribue à grande échelle à la dégradation écologique.
Or, non seulement ces derniers ne sont pas prêts à prendre leurs responsabilités, mais ils inventent de nouvelles façons de tirer profit de la crise climatique. Dans ce nouveau marché qui émerge de la conservation, de la protection de la biodiversité et des paiements pour pertes et dommages, les plus vulnérables sont à nouveau oubliés avec peu de retombées.
Souvent, un investissement limité dans les initiatives locales peut améliorer considérablement la résilience, les conditions de travail et les moyens de subsistance, tout en contribuant à l'utilisation durable des ressources et à la bonne gouvernance marine. Les gouvernements et les partenaires doivent s'assurer que les fonds et l'aide sont gérés de manière transparente, en impliquant ceux qui en ont le plus besoin au niveau local.
5. Conclusion : protéger les océans et garantir une pêche artisanale durable
Au bout du compte, la question demeure : pour qui protégeons-nous les océans ? Le titre de la déclaration fait référence au collectif de l'océan : « notre avenir ». Mais certains avenirs sont plus menacés que d'autres. Les communautés côtières sont en première ligne des impacts du changement climatique. Les communautés de pêche sont également en première ligne des initiatives de résilience, désireuses de faire un usage durable des océans, d'assurer la sécurité alimentaire de leurs communautés et de garantir les moyens de subsistance des générations futures.
La déclaration de l'UNOC ne reconnaît tout simplement pas le rôle clé que joue la pêche artisanale. En fait, la mention « reconnaissant leur rôle dans l'éradication de la pauvreté et la fin de l'insécurité alimentaire » à la fin du paragraphe sur la pêche responsable a été insérée au chausse-pied dans la dernière version du projet de déclaration. Cependant, ils peuvent contribuer, au-delà de la pêche responsable, à d'autres décisions qui peuvent aider à protéger les océans. Qui écoutera ce qu'ils ont à dire ? Ils ont cinq priorités. Ils demandent à leurs gouvernements de les mettre en place d'ici 2030. Et ils ont le droit à « une véritable participation de nos communautés aux décisions qui affectent [leur] vie mais aussi la santé des océans et votre » - cher lecteur, chère lectrice - « source de nourriture ».
Photo de la bannière : Des hommes et des femmes de la pêche artisanale de Fidji, de Guinée-Bissau, de Côte d'Ivoire, de Tanzanie, du Sénégal, du Costa Rica, de Gambie, du Mexique, du Panama et du Honduras (de gauche à droite) se sont levés pour se faire entendre lors d'un événement parallèle organisé par l'UICN, la FAO et d'autres organisations, intitulé L'avenir de l'océan : des voies de coopération pour 2030.
En septembre 2024, les Ministres en charge de la Pêche de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP) se sont rencontrés à Dar es Salaam (Tanzanie) pour échanger sur le thème « Accélérer les actions pour les océans, une pêche et une aquaculture durables et résilients dans les pays et régions membres de l’OEACP ».