Juillet 2022. Une évaluation complète des ressources halieutiques dans les eaux libériennes est sur le point de commencer.
En évaluant la quantité et la valeur commerciale des ressources halieutiques, en cartographiant les zones de pêche et les points chauds de biodiversité, cette recherche déterminera la viabilité commerciale du secteur de la pêche.
Pour entreprendre cette activité, le Libéria, par l'intermédiaire de l'Autorité nationale de la pêche et de l'aquaculture NaFAA, a signé un accord avec l'Institut de recherche océanographique du Sénégal (CRODT). Sponsorisée par la Banque mondiale dans le cadre de son projet de gestion durable des pêches au Libéria, d'un montant de 40 millions d'euros, cette campagne de recherche tirera parti du navire de recherche du CRODT, l'ITAF DEME, mis à l'eau en 2021 avec l’appui sectorial de l'Accord de Partenariat UE-Sénégal pour une Pêche Durable.
La campagne de recherche devrait être menée deux fois par an sur une période de cinq ans. Les informations scientifiques recueillies permettront de décider de la réouverture d'un secteur de la pêche commerciale viable au Liberia et d'attirer de nouveaux investissements dans des installations de transformation du poisson, pour des produits qui seront vendus tant sur les marchés internationaux que locaux.
Mais tandis que les chercheurs s'apprêtent à examiner l'état des ressources halieutiques du Liberia, un chalutier de fond de 40 mètres de long, le KANBAL III, battant pavillon sénégalais, appartenant à la société espagnole Grupo Pereira, représentée au Sénégal par la société Soperka, continue de piller les ressources en eaux profondes, le long de la limite des 6 miles des eaux libériennes, en suivant le bord du plateau continental. Son chalut racle le fond de la mer à une profondeur de 400 à 600 mètres, dans un environnement fragile composé de coraux mous et d'éponges qui, une fois détruits, mettront une éternité à se reconstituer. Ce « point chaud de biodiversité » pourrait être perdu avant même d'avoir été correctement examiné par les chercheurs.
Beaucoup de bizarreries autour des autorisations de pêche
Étrangement, depuis le début de l'année 2022, le KANBAL III, comme ses navires jumeaux EL AMINE et SOKONE (qui pêchent actuellement au Sénégal), ne figure plus sur la liste de NaFAA des navires de pêche sous licence. Ils ont maintenant une licence en tant que ‘navires de soutien’. Selon la définition, un navire de soutien est « tout navire utilisé, ou destiné à être utilisé, dans toute opération en mer en soutien ou en préparation d'une activité de pêche, y compris les navires de soutien, les navires transporteurs et tout autre navire engagé dans des opérations de soutien telles que l'avitaillement et le transbordement ». Un navire de soutien ne pêche pas. Pourtant, le KANBAL III pêche bien... Il cible les crevettes d'eau profonde du Liberia, très prisées, appelées ‘carabineros’, qui se vendent jusqu'à 145 euros le kg sur le marché international.
Qualifier un chalutier de fond de 40 mètres de long de ‘navire de soutien’ ne fait qu'ajouter à la liste des bizarreries concernant les activités de ces navires au Liberia. En effet, en 2021, les navires de la Soperka ont reçu une autorisation de pêche expérimentale pour pêcher au Liberia dans le cadre de l'accord bilatéral Sénégal-Liberia, mais CAPE a signalé que les opérations des navires ne remplissaient pas les conditions stipulées dans la loi nationale sur la pêche, et a souligné à la fois la non-durabilité de leur pêche, et le manque à gagner pour le Liberia.
Dans la réponse à une question d'un journaliste libérien suite au reportage de CAPE, en octobre 2021, le représentant de NaFAA a insisté sur le fait que les activités de ces navires ne représentaient « absolument aucune menace pour l'écosystème marin ni pour les moyens de subsistance des communautés côtières », puisque les prises déclarées « ne s'élevaient qu'à 142 tonnes de crevettes » dans les derniers 6 mois.
Depuis ce premier rapport de CAPE en 2021, Global Fishing Watch a contrôlé 7000 heures de pêche effectuées par ces navires dans les eaux libériennes. Avec une estimation prudente d'un taux de capture de 35 Kgs de crevettes par heure, la valeur au détail des crevettes pêchées, bénéficiant finalement à la société espagnole Grupo Pereira, pourrait atteindre jusqu'à 35 millions d'euros, ce qui aurait dû rapporter au Liberia une somme non négligeable, puisque l'autorisation de pêche exploratoire stipule que 10% du prix des captures au débarquement, - aux alentours de 30% du prix au detail-, est dû au Libéria.
Lors de l'interview accordée au journal télévisé de 2021, le représentant de NaFAA a également répondu aux inquiétudes concernant le déploiement d'observateurs scientifiques, expliquant que « chaque navire de pêche dispose d'au moins un observateur scientifique ». Malheureusement, aucun de ces navires n'est jamais entré dans le port de Monrovia depuis le début de l'opération en Mai 2021. Les débarquements ont été effectués pour la plupart dans le port de Dakar (Sénégal), et les observateurs à bord sont embarqués et débarqués là aussi. NaFAA n'a pas publié de rapport sur les observations faites. En l'absence de données solides sur les captures, il est impossible d'en estimer la valeur... et les pertes du Liberia restent cachées.
Trop tard pour les ‘carabineros’ ?
Il ne fait aucun doute que la campagne de recherche, menée par l'Institut de recherche sénégalais CRODT au Libéria, est une initiative bienvenue. Elle stimulera la coopération régionale en matière de recherche, fournira des données essentielles au Libéria pour la gestion durable de ses pêcheries et aidera le CRODT à maintenir son unique navire de recherche. C'est le type d'initiative qui devrait être soutenu dans toute l'Afrique, y compris dans le cadre de l’appui sectorial des APPD.
Toutefois, l'exploitation effrénée des crevettes d’eau profonde du Liberia, les ‘carabineros’, et la destruction d'un environnement côtier tropical fragile par des navires originaires de l'Union européenne et battant pavillon sénégalais sous le couvert d'une société mixte, avec des bénéfices de plusieurs millions d'euros pour une société espagnole, vont à l'encontre de la durabilité.
Cela souligne, une fois encore, la nécessité pour l'UE et ses pays partenaires africains de veiller à ce que toutes les activités de pêche dans les eaux africaines qui profitent aux entreprises et aux ressortissants de l'UE soient soumises, par les États côtiers comme le Liberia, par les États du pavillon comme le Sénégal, et par les États du marché et les États de propriété effective, comme l'Espagne, aux mêmes règles pour garantir la durabilité. Pour les ‘carabineros’, hélas, il est peut-être trop tard.
Photo de l’entête : Photo illustrative d'un navire similaire au Kanbal III, par Fer Nando/Unsplash.
Une organisation de la société civile sénégalaise, membre du réseau OECD Watch, a soutenu des pêcheurs de Saint-Louis dans le dépôt d'une plainte auprès des points de contact nationaux de l'OCDE du Royaume-Uni et des États-Unis contre les multinationales British Petroleum et Kosmos Energy.