Conseils Locaux de Pêche Artisanale : le combat pour la préservation de l’écosystème maritime

Journaliste depuis plus 14 ans, Paule est spécialisée dans les informations relatives à l’environnement. Elle est directrice du site d’information générale AbenaTV et coordonnatrice du journal quotidien sénégalais Le Mandat. Par ailleurs, elle est chargée de communication du réseau des femmes pour la justice climatique (RECODEF Sénégal) et productrice et présentatrice d’une emission sur l’environnement sur Walf TV, une télévision privée sénégalaise.

En cet après-midi ensoleillé du mois de mai, le quai de pêche de Kayar grouille de monde. La plage est transformée en une foire de marché bruyante. La brise marine nous caresse le visage. Ses occupants majoritairement constitués de femmes, tentent de se frayer un chemin pour atteindre les quelques pirogues qui viennent de débarquer. Ce sont des embarcations artisanales en bois aux flancs bariolés, colorées par des fresques représentant des chefs religieux de confréries musulmanes Sénégalais. 

La pêche artisanale est la principale activité à Kayar, un village situé à 60 km au nord de Dakar. Les femmes assises sur le sable fin de la plage, guettent l'arrivée des pirogues pendant des heures. Des porteurs sont chargés de débarquer les caissons de poissons, moins nombreux que d'habitude. Ils sont achetés par les mareyeurs, ensuite transportés par des charrettes tirées par des chevaux ou des camions frigorifiques. Une partie des poissons est revendue dans les différents marchés du pays et une autre est exportée dans la sous-région ouest africaine.

« Lors du dernier recensement effectué en 2020, il avait été dénombré 1302 pirogues dont 121 unités de sennes tournantes. Il faut y ajouter 140 pirogues en instance de demande d'immatriculation pour l'obtention de permis », nous renseigne le coordonnateur du Conseil local de pêche artisanale (CLPA) de Kayar. Mor Mbengue est un jeune pêcheur qui avait tenté à trois reprises d'immigrer illégalement vers l’Espagne via la mer. Après ses différents échecs, il s'est résigné et a réintégré la pirogue familiale pour se consacrer à la pêche. C'est en 2021 qu'il a été proposé et élu pour diriger le CLPA de Kayar. « Le nombre de pirogues à Kayar peut avoisiner les 2 000 avec l'arrivée des saisonniers. Et on compte jusqu'à un peu plus de 8 000 pêcheurs pendant la saison qui va de décembre à juin », confie Mor Mbengue, un habitué des lieux.

Selon les chiffres du service de pêche de Kayar, en 2020, presque 5.4 millions tonnes de poissons toutes espèces confondues y ont été débarquées. Soit une valeur de 2.4 milliards de francs CFA (3.6 millions €). « Les eaux de Kayar réputées très poissonneuses suscitent donc la convoitise des pêcheurs, qui viennent de plusieurs régions du Sénégal et même de la sous-région. Ce qui constitue une forte pression sur la ressource et une source de conflits souvent difficile à gérer ».

En 2020, plus de 5 millions de tonnes de produits de la mer ont été débarquées sur la plage de Kayar, village situé à 60 km au Nord de Dakar. Depuis 2004, la zone compte une AMP de 171 km carrés, zone de reproduction et nurserie importantes pour certaines espèces démersales. Photo: P. K. Traore.

C’était le cas en mars 2023, un mort et plusieurs blessés ont été enregistrés à l'issue d'affrontements entre des pêcheurs de Kayar et leurs collègues de Mboro (village de pêcheurs de la même région). Récemment, les pêcheurs de Kayar se sont opposés à ceux de Mboro qui voulaient utiliser dans leur secteur les filets mono-filament. L’usage de ce filet est interdit depuis 1998 par le Code de la pêche au Sénégal. Les CLPA avaient été mis en place par l’Etat afin de faire respecter cette loi et prévenir les conflits. 

Le CLPA, un organe efficace de cogestion de la pêche à Kayar

L'État du Sénégal à travers le Ministère de la Pêche et de l'Economie maritime a pris un arrêté numéro 9077 du 08 octobre 2010 pour créer, fixer l'organisation et le fonctionnement des Conseils Locaux de Pêche Artisanale. Le rôle des CLPA est de donner un avis sur toute question qui lui aurait été soumise par le Ministre de tutelle et d'organiser les pêcheurs de la localité. L'objectif, nous confie-t-on, « est de prévenir, réduire et résoudre en premier ressort les conflits au niveau local et de participer au suivi, au contrôle et à la surveillance de la pêche et de ses activités annexes ». Un travail qui se fait en rapport avec les structures locales et nationales.

Le CLPA de Kayar est organisé en corps de métiers. On y trouve donc les représentants de différents collèges. Il s’agit de celui des pêcheurs de sennes tournantes, des lignes simples, des mareyeurs et des femmes transformatrices. L'État y est représenté par le service de pêche qui assure le secrétariat et les affaires administratives.

Chaque représentant de collège est un relais du CLPA dans son secteur d'activités. Les différents membres participent régulièrement aux différentes campagnes de sensibilisation menées sur différentes thématiques. Il s'agit entre autres du danger lié à la capture de petits poissons, ou l'abandon de l'utilisation des filets de pêche non réglementaires. Ces acteurs ont aussi une mission de dénonciation des agresseurs de la côte maritime, particulièrement ceux qui utilisent les filets mono filaments.

« Quand l'Etat veut parler à la communauté de pêcheurs, le CLPA est son principal interlocuteur. Au sein du conseil local de la pêche artisanale de Kayar, on retrouve les différentes organisations interprofessionnelles présentes au Sénégal », nous explique le coordonnateur du CLPA.

Depuis 2010, le Sénégal compte avec un système de cogestion au travers les Conseils Locaux de Pêche Artisanale (CLPA), qui regroupent des représentants des corps de métiers ainsi que des représentants du gouvernement pour prévenir les conflits et assurer le suivi et le contrôle de la pêche. Photo: P. K. Traore.

Selon Mor Mbengue, il s'agit entre autres du CONIPAS (Conseil national interprofessionnel de la pêche artisanale du Sénégal), FENAPAS (Fédération nationale des pêcheurs artisanaux du Sénégal), UNAMS (Union nationale des mareyeurs du Sénégal), etc. Chacune de ces organisations défend les intérêts de ses membres lors des différentes réunions du CLPA qui essaie de prendre en compte toutes les préoccupations. C'est sur cette base qu'il fait ensuite des propositions à l'autorité administrative qui prend des arrêtés dans le sens voulu par les pêcheurs de la zone.

Pour financer les CLPA, l'État avait établi que 60% du montant des permis de pêche, cartes de mareyeurs et des transformatrices était destiné à leur fonctionnement. Mais cette disposition tarde encore à être appliquée selon le coordinateur du CLPA de Kayar qui dit prendre des initiatives pour s'autofinancer. « A Kayar, sur chaque achat de carburant pour pirogues, le pompiste prélève 200 FCFA à verser dans le compte du CLPA. Et sur chaque pirogue qui débarque au moins 50 caisses de poisson, on prélève le montant d'une caisse pour le compte du CLPA », renseigne Mor Mbengue. Cet argent collecté sert, selon lui, à prendre en charge les dégâts matériels en cas d'accident en mer et acheter du carburant pour la pirogue affrétée pour chercher des pêcheurs disparus ou en difficulté. Ces fonds servent également à financer le déplacement de représentants du Conseil local ou de délégation du CLPA.

Le CLPA, garant de la période de repos biologique

Depuis 2004, Kayar dispose d'une Aire Marine Protégée (AMP) qui s'étend sur 171 km². L'objectif est de préserver la diversité des ressources halieutiques et des biotopes de la fosse marine de Kayar. L'AMP constitue une zone importante de reproduction, de nurserie et de concentration d'espèces démersales côtières. Selon les spécialistes, la plupart des espèces emblématiques et menacées répertoriées dans les eaux sénégalaises y sont représentées.

Pour préserver ces eaux poissonneuses, le CLPA de Kayar observe chaque année un repos biologique de juillet à septembre. « Si par exemple, nous constatons la capture de petite taille d'une espèce comme la ceinture (moins de 70 cm), on instaure un arrêt de la capture. Et ce jusqu'au moment où on constate que sa taille est normale pour autoriser », nous explique le coordonnateur du CLPA. En effet, si la taille de la ceinture est normale, la caisse peut atteindre de 50 000 à 1 million CFA. C'est une espèce qui, selon Mor Mbengue est très demandée par le marché asiatique. La mesure concerne aussi le poulpe avec les mêmes principes et c’est toujours le CLPA, après concertation avec les acteurs, qui propose un arrêt temporaire entériné par l'autorité administrative.

Pour tout récalcitrant arrêté, le CLPA procède à la confiscation de son matériel de travail qu'il pourra récupérer après paiement d'une "lourde’’ amende pécuniaire.

Le CLPA a pour autres tâches de prendre des mesures de limitation des captures à trois caisses pour le pageot et autres espèces destinées à l'exportation. Il veille également sur l'interdiction des filets dormants ou passifs dans la zone du canal ou fosse de Kayar. Le Conseil local de pêche artisanale organise également le débarquement pour éviter l'encombrement et les heures entre pêcheurs au niveau du quai.

Kayar dit niet aux filets mono-filaments

Avec les effets du changement climatique qui se font sentir, la pêche fait face à une période de disgrâce depuis des années. L’avancée de la mer conduit à des pertes d’espaces sur la plage. Beaucoup de petits opérateurs économiques ont été obligés de quitter sous la menace des eaux. De plus, cette menace dans la zone va se poursuivre avec l’exploitation prochaine des ressources gazières au large des côtes, environ 90 km. Aussi, faut-il rappeler que d’autres entreprises sont en train de faire des prospections dans les eaux côtières. C’est pourquoi les acteurs misent sur une pratique saine de la pêche et ils s’opposent farouchement à l’utilisation des filets mono-filaments.

Mamadou Mbaye, tenant en main un filet mono-filament, insiste que l’état doit s’assurer de façon effective que la pratique est interdite. Photo: P. K. Traore.

A Kayar, explique le président des pêcheurs à la ligne, Mamadou Mbaye, par ailleurs, membre de la cogestion, « non seulement nous avons la culture de ne pas pratiquer cette forme de pêche mais aussi, et surtout, nous l’interdisons dans nos eaux. Mais ces pêcheurs qui nous viennent de Mboro font fi de cette loi. Nous nous sommes opposés énergiquement à ces violations et cela a débouché sur un conflit ». Devant une telle situation, insiste-t-il, « l’État doit réagir pour apporter une solution définitive à ce conflit. La pêche aux mono-filaments interdite mais pratiquée dans les eaux, pose problème ». Membre du CLPA, Assane Sarry avoue que, « ce conflit est un vieux serpent de mer et avait refait surface en 2005, occasionnant même une perte en vie humaine. Une victime nommée Youssoupha Ndoye, a été tuée par balle au cours d’une bataille rangée ».

« Pour sauvegarder nos ressources halieutiques et honorer la mémoire du frère mort au combat, nous allons continuer à mener la guerre aux utilisateurs de filets mono-filaments qui représentent un danger sur la pêche, car malgré, son interdiction par le Code de la pêche, certains pêcheurs continuent cette pratique », avertit Assane Sarry, qui dit regretter « l’entêtement des pêcheurs de Mboro qui persistent dans cette pratique illicite ».

Ces filets bleus ou verts sont composés de plusieurs monofils torsadés, ce qui permet d’avoir un filet solide et souple en même temps et d’augmenter la capacité de pêche. Les nombreuses campagnes de sensibilisation et des opérations de saisie menées par le CLPA, qui parfois se déroulent dans la violence, n’y font rien. Des pêcheurs artisans continuent de recourir à des filets mono-filaments aux conséquences néfastes pour la ressource halieutique, aidés en cela par l’incohérence du gouvernement. 

Il est interdit d’utiliser ou de détenir à bord des embarcations de pêche des filets maillants fabriqués à partir d’éléments mono-filaments ou multi-mono-filaments en nylon. « Aucun pêcheur de Kayar n’utilise ces filets qui sont néfastes pour l’environnement marin, les textes doivent être respectés », s’insurge Assane Sarry.

Gaoussou Gueye, Président de la Confédération Africaine des Organisations Professionnelles de la Pêche Artisanale (CAOPA), explique que « ces filets à base de mono filaments et multi-mono filaments sont interdits par l’article 66 du code la pêche maritime du Sénégal de 2015. Le même article interdit sa détention, son importation, l’utilisation et sa commercialisation ». En effet, M. Gueye indique que ces filets ne sont pas biodégradables. Seulement, l’administration peine à appliquer la loi. Et certains pêcheurs artisans continuent à l’utiliser parce qu’ils le trouvent sur le marché.

Limites de la cogestion et la surveillance participative

La surveillance participative est devenue une nécessité pour le bon fonctionnement des systèmes de cogestion locale et la sauvegarde des ressources halieutiques du Sénégal. D’après le Président de l’Association des pêcheurs actifs, Djibril Ndiaye, à Kayar, cette équipe de la cogestion est formée par un agent assermenté de la gendarmerie, un agent de l’AMP, du représentant du maire et des acteurs de la pêche. 

Dans la surveillance participative, une équipe est constituée avec des acteurs de la pêche, des représentants de la gendarmerie et de la mairie. Mais Djibril Ndiaye, président des pêcheurs actifs explique que les agents de l’état ne travaillent qu’en semaine alors qu’il faut assurer la surveillance tous les jours. Photo: P.K.Traore.

« Pour le moment, il n’y a que deux pirogues en fibres de verre mises à notre disposition pour assurer la surveillance et c’est nous pêcheurs qui nous chargeons de l’approvisionner en gasoil », informe le président de l’Association des pêcheurs actifs, Djibril Ndiaye, qui doute de la sincérité des autres membres de la cogestion pour la réussite de la mission. Car, renseigne-t-il, « ils ne prennent aucun risque, si des cas agressions sont signalées. Ils se contentent de faire une vidéo qu’ils envoient à leurs supérieurs et ces derniers tardent à réagir ou ne le font presque jamais ». Notre interlocuteur s’est aussi plaint du fait que « le représentant du maire et de la gendarmerie ne travaillent pas les week-ends et les jours fériés ». Alors qu’à leur niveau, ils sont obligés d’assurer la surveillance tous les jours, par devoir de sauvegarder leur espace maritime.

A cela, s’ajoute le fait que l’autre partie ne part jamais en haute mer. Au regard de ces manquements, le président de l’Association des pêcheurs actifs s’interroge sur l’utilité de cette collaboration. « De nombreux éléments menacent la durabilité des résultats obtenus dans les zones où la surveillance participative est effective », précise-il.

Parmi les nombreux défis qui pourraient être nommés, l’on peut citer l’absence d’un cadre juridique adapté et de statut pour le pêcheur surveillant ; le manque de règles claires et précises d’organisation et de fonctionnement des brigades locales de surveillance participative ; et, finalement, d’un mécanisme de financement autonome et durable des activités de surveillance. 

Selon Abdoulaye Ndiaye, Coordonnateur du Comité Local de la Pêche Artisanale (CLPA) de Sindia-Nord, S.G. de la PAPAS, cette situation « risque, à la longue de porter un sérieux coup aux activités de surveillance participative partout dans le pays, malgré l’engagement des communautés pour la gestion durable de nos ressources halieutiques ». Dans un article publié par Greenpeace en 2016, il argumentait déjà « l’urgence de codifier la surveillance participative afin de clarifier les règles et conditions d’exercice de ce modèle de gestion des activités, prôné par l’Etat sénégalais et qui est essentiel au renforcement de la cogestion locale de la pêche ».

Vers une relecture du code de la pêche au Sénégal 

« Dans le but d’inverser des tendances encore lourdes dans la gestion des pêcheries », le Sénégal a « opté, entre autres outils d’aménagement, la mise en œuvre d’une approche de cogestion des pêcheries artisanales pour assurer l’implication et la participation effective des communautés de base dans les décisions de gestion et d’aménagement... ». Il y a dix ans déjà, l’Association pour la promotion et la responsabilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime (APRAPAM), avertissait que le manque d’efficacité des systèmes d’administration du secteur, de Contrôle Suivi et Surveillance (SCS), ainsi que le manque de moyens humains, techniques, et financiers, mettaient en danger le secteur de la pêche, mais surtout, la réussite d’un système de cogestion efficace.

Depuis quelques mois, le Sénégal se penche sur une relecture du Code de la pêche maritime. C’est dans ce contexte que des acteurs de la pêche se sont réunis au mois de mai 2023, durant deux jours à Thiès pour apporter leurs contributions à cette relecture.




Photo de l’entête: Des pêcheurs sur la plage à Kayar, par Paule Kadja Traore