Les océans et les zones côtières sont les moteurs des économies des pays africains, fournissant des moyens de subsistance, en particulier aux communautés côtières dépendantes de la pêche. Les femmes sont les piliers de ces communautés de pêche en Afrique. Elles jouent également un rôle clé pour garantir que les politiques publiques et les initiatives privées, -la plupart désormais menées sous le drapeau de l'"économie bleue"-, protègent, soutiennent et améliorent les moyens de subsistance de la pêche artisanale.
CAPE et ses partenaires ont constamment mis en lumière le fait que les initiatives industrielles de l'économie bleue en Afrique privilégient généralement les gains économiques à court terme au détriment de la dégradation de l'environnement et des moyens de subsistance des communautés côtières locales.
La majorité des activités mentionnées dans la "Stratégie de l'Union africaine pour l'économie bleue" sont dominées par les hommes : transport maritime, transport, extraction de pétrole/gaz, tourisme, etc. La pêche et l'aquaculture africaines, dont la plupart sont à petite échelle, ont un meilleur bilan comparativement. Les femmes dans la pêche artisanale africaine jouent un rôle de premier plan dans toute la chaîne de valeur, depuis les activités avant jusqu'à l'après-récolte. L'impact des développements de l'économie bleue sur les femmes dans la pêche artisanale se répercutera donc sur les perspectives de développement durable de toute la communauté. La manière dont les femmes dans le secteur de la pêche ont sensibilisé, mobilisé et innové pour faire face aux défis posés par les initiatives industrielles de l'économie bleue montre leur rôle crucial dans la protection et le maintien des moyens de subsistance de la pêche artisanale africaine, en maximisant leur contribution à la réalisation des objectifs de développement durable des Nations unies.
Comment la poursuite de la croissance bleue affecte les femmes dans la pêche artisanale africaine
Le récit actuel de l'économie bleue a pour objectif l'exploitation maximale des vastes espaces et ressources océaniques et côtières, principalement par des investissements dans l'exploitation industrielle. Cette approche, également adoptée par l'Union africaine (UA), représente une menace à multiples facettes pour les activités des communautés africaines de pêche artisanale : elle entraîne une pollution côtière accrue, la destruction des écosystèmes côtiers comme les mangroves, la concurrence avec le secteur local de la pêche artisanale pour l'accès aux ressources terrestres et marines, et la surpêche, entre autres. Elle limite également la capacité des ressources océaniques à contribuer à la réalisation des ODD et de l'Agenda 2063 de l'UA de l'"Afrique que nous voulons". Certains ont fait valoir que de tels investissements dans les grands projets industriels de l'économie bleue "empêchent en fait l'innovation d'atteindre les petites pêcheries et en particulier les femmes qui assurent la sécurité alimentaire et la nutrition, et garantissent les moyens de subsistance et le commerce intra-régional en Afrique".
La concurrence entre la pêche artisanale africaine et les flottes de pêche industrielle, pour la plupart d'origine étrangère, est une source de conflit de longue date. Ces flottes, originaires de Russie, d'Europe, du Japon, de Corée mais de plus en plus de Chine, viennent pêcher dans les eaux côtières africaines sous couvert de divers aménagements de pêche - accords bilatéraux, licences privées, affrètement, sociétés mixtes -, ce qui a des répercussions négatives sur le niveau d'exploitation des ressources halieutiques, les captures des pêcheurs locaux et les écosystèmes. Cette situation a des effets néfastes sur les activités des femmes : avec la diminution des prises de la pêche artisanale, leur approvisionnement en matière première se tarit, ce qui les laisse sans poisson à transformer et à vendre. Cela met également en péril leur contribution vitale de poisson pour la sécurité alimentaire des populations africaines. En plus, les voyages de pêche deviennent plus risqués, avec des dangers de collisions entre les pirogues et les navires industriels, ou des pertes de filets entraînés par le chalut. C'est une source de stress pour les pêcheurs ainsi que pour leurs épouses et leurs mères.
Les femmes se mobilisent de plus en plus, et avec succès, contre la présence de flottes de pêche industrielle d'origine étrangère dans les eaux de leurs pays. En 2020, au Sénégal, les femmes du secteur de la pêche artisanale ont joint leurs voix à celles qui dénonçaient la promesse faite par le ministre de la pêche, de délivrer des licences pour pêcher dans les eaux sénégalaises à plus de 50 chalutiers étrangers, d'origine chinoise et turque. Grâce à cette mobilisation, à ce jour, la plupart de ces chalutiers ont été tenus à l'écart des eaux sénégalaises.
Les flottes d'origine étrangère ne sont pas les seules opérations étrangères qui entravent l'accès des femmes à la matière première. En Gambie et au Sénégal, les femmes qui travaillent dans la pêche artisanale ne peuvent pas concurrencer les usines de farine de poisson, qui offrent de meilleurs prix aux pêcheurs pour leurs petits poissons pélagiques, souvent appelés "le poisson des pauvres". Au Sénégal, les opérateurs chinois achètent le poisson pour leurs usines de transformation de farine de poisson directement sur les sites de débarquement ou sur les plages. Les femmes se battent pour avoir accès au poisson à transformer et voient maintenant leurs affaires s'arrêter.
Sachant que la plus grande partie des produits transformés artisanalement est destinée aux marchés nationaux et sous-régionaux, alors que la pêche étrangère et la transformation de la farine de poisson sont principalement destinées à l'exportation vers les marchés internationaux, les difficultés des femmes à accéder à la matière première du poisson entraînent une insécurité alimentaire.
Cela se produit également dans les pêcheries continentales africaines, comme dans le lac Victoria, où l'expansion de la transformation pour l'exportation de la perche du Nil, y compris vers le marché européen, a entraîné la malnutrition, mais aussi des violences sexistes. L'introduction de la perche du Nil dans le lac au cours du siècle dernier a provoqué des changements importants dans son économie. Elle a déclenché le passage d'une activité de pêche de subsistance à une opération de pêche commerciale intensive à but lucratif. Un rapport de 2017 a examiné comment ces changements ont affecté les relations entre les sexes dans ce secteur et les moyens de subsistance des femmes dans la pêche artisanale. Les femmes déchargent le poisson apporté sur le rivage par les pêcheurs locaux et, en retour, reçoivent une partie du poisson pêché. Ce poisson est ensuite utilisé pour leur propre entreprise de transformation, où elles font sécher et frire le poisson pour les marchés locaux. Cependant, en échange d'un "droit au travail" pour décharger le poisson, les pêcheurs exigent de l'argent et du sexe. Cette pratique a conduit à des taux élevés d'infections sexuellement transmissibles ainsi qu'à une forte augmentation de la violence sexiste sur les rives du lac Victoria.
Le tourisme côtier est un autre secteur où de nombreux pays africains voient un potentiel de croissance bleue. Il peut également avoir des répercussions négatives sur les femmes dans le secteur de la pêche, en empiétant sur leur espace dans les zones côtières, comme les sites de transformation du poisson. En 2019, des pêcheurs artisanaux guinéens et des femmes transformatrices de poisson ont été expulsés de force d'un site de débarquement à Conakry. La raison de l'expulsion était la location du terrain à un groupe hôtelier international pour la construction de l'hôtel Noom. La communauté s'était vu proposer un site alternatif inadéquat pour la relocalisation, qui était bien trop petit pour accueillir les femmes transformatrices de poisson. Après que les femmes se soient mobilisées et aient obtenu le soutien de leurs partenaires internationaux, le ministre a promis, début 2020, d'agrandir l'espace du site alternatif. Toutefois, à ce jour, un an plus tard, le gouvernement n'a toujours pas relocalisé la communauté, et les femmes continuent de passer la nuit à la belle étoile. L'hôtel n'a pas non plus utilisé l'espace vide, qui devient peu à peu une dépotoir d'ordures.
L'augmentation des activités de transport maritime dans les ports africains a également entraîné l'expansion des infrastructures portuaires, ce qui affecte souvent les communautés côtières et entrave les activités des femmes. Il y a environ 7 ans, le gouvernement togolais a décidé, sans consultation des parties prenantes, d'agrandir le port autonome de Lomé, qui accueille principalement des conteneurs de voitures d'occasion en provenance de Belgique, d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie. L'élargissement a été finalisé par l'exploitation d'un terrain traditionnellement utilisé par les communautés de pêche artisanale pour leurs activités. Une fois le projet achevé, il ne restait plus grand-chose pour les pêcheurs locaux : le quai de pêche du port de Lomé était grand comme un mouchoir de poche, avec des centaines de pirogues entassées dans un petit espace - les pêcheurs se plaignent que les vagues déferlantes détruisent les pirogues lorsqu'elles entrent en collision les unes avec les autres.
À côté, le marché aux poissons où opéraient pas moins de 1000 femmes par jour est devenu si petit que les vendeurs et les acheteurs se marchent dessus. Un nouveau port a été inauguré en 2019, à 10 km de Lomé. D'une capacité de 300 pirogues, ce nouvel équipement devrait permettre de compenser la réduction de l'espace réservé au stationnement des pirogues. Le ministère a annoncé que ce nouveau port de pêche artisanale pourrait être utilisé par 3500 transformateurs de poisson, principalement des femmes, et 3000 pêcheurs, et qu'il emploierait indirectement 5000 personnes : réparation de moteurs et de filets, vente de glace, etc. Le ministère a déclaré que "la plate-forme constituera un terrain fertile pour l'intégration du circuit de commercialisation de la pêche artisanale dans l'économie bleue, et contribuera à améliorer les revenus des acteurs et la salubrité, sans parler de la qualité des produits". Cependant, lors de la construction du nouveau port, de nombreux pêcheurs et femmes transformatrices de poisson ont perdu l'espace dont ils avaient besoin pour leurs activités, et ont perdu leur gagne-pain...
Le récit est similaire en Côte d'Ivoire, où l'expansion des infrastructures portuaires d'Abidjan a entraîné une perte de zones de pêche et d'espace côtier pour le secteur artisanal. Combiné à l'état général de surexploitation des ressources dans les eaux du pays, cela a fait chuter les débarquements pour les femmes transformatrices de poisson. Depuis, les femmes luttent pour avoir accès à la matière première à un prix abordable : la diversification de leurs sources d'approvisionnement est une des voies qu'elles empruntent, ainsi que l'amélioration de la conservation du poisson débarqué grâce à l'utilisation d'un conteneur frigorifique qu'elles ont récemment acquis. Elles cherchent également à garantir une meilleure qualité de leurs produits transformés, tout en utilisant moins de bois de chauffage. Pour ce faire, elles utilisent une technique optimisée de fumage du poisson, le four FTT. L'utilisation de ce four permet également de réduire significativement l'exposition des femmes à la fumée des opérations de transformation, ce qui profite grandement à leur santé.
Au Sénégal, récemment, une entreprise sidérurgique turque, Tosyali Holding Senegal, a prévu de construire une usine sur un terrain à Bargny qui a servi de site de transformation du poisson pendant des décennies, avec plus de 1000 femmes qui y travaillent, plus environ 5000 autres emplois qui y sont indirectement liées. Les promoteurs de l'usine affirment qu'ils créeront 500 emplois. Les femmes transformatrices de poisson affirment qu'elles en détruiront 5000. Les femmes ont tenu bon et, soutenues par une association locale, elles ont déposé mi-2020 une plainte contre la société turque pour non-respect des principes directeurs de l'OCDE pour les entreprises multinationales, car la société n'avait pas effectué d'évaluation d'impact, ni soumis de plan de relogement, ni consulté les communautés touchées. Aujourd'hui, la transformation artisanale du poisson reste le pilier de l'économie de Bargny, et les femmes demandent à l'État de les aider à maintenir leur activité génératrice de revenus.
Mais le secteur de l'économie bleue qui fait briller les étoiles aux yeux de nombreux gouvernements africains est l'exploitation du pétrole et du gaz offshore. L'Algérie, l'Égypte, le Nigeria et la Libye se partagent plus de 90 % des réserves pétrolières du continent. Mais d'autres pays, comme le Mozambique, le Sénégal et la Mauritanie, envisagent d'exploiter les réserves pétrolières et gazières offshore découvertes récemment. Dans cette quête de profits pétroliers ou gaziers, on ne se préoccupe guère des impacts sur l'environnement ni sur les communautés côtières. L'exploration et l'exploitation du pétrole et du gaz offshore perturbent les activités de pêche, ou les stocks de poissons dont dépend la pêche. Les conséquences sont nombreuses : les pêcheurs perdent leurs zones de pêche traditionnelles, l'exploitation pétrolière et gazière peut générer des pollutions, les navires engagés dans l'exploitation détruisent les engins de pêche et entrent en collision ou endommagent les pirogues. Les activités de transformation et de commerce du poisson des femmes s'en ressentent à leur tour.
Des organisations comme CANCO, au Kenya, demandent une meilleure information des communautés de pêcheurs sur les impacts de cette exploitation, une meilleure réglementation des interactions entre les compagnies minières, le gouvernement et les communautés de pêcheurs, y compris des mécanismes transparents pour résoudre les conflits, et aider à réduire le nombre d’abus. Cependant, la consultation et l'information des hommes et des femmes des communautés de pêcheurs sur les impacts de l'exploitation pétrolière/gazière sur l'environnement marin et les communautés côtières font clairement défaut.
Dans le cas du projet Tortue-Ahmeyim, une énorme exploration d'hydrocarbures sous les fonds marins, couvrant 33 000 kilomètres carrés au large des côtes du Sénégal et de la Mauritanie, les entreprises concernées, BP et la société américaine Kosmos, ont utilisé des informations et des données scientifiques douteuses dans leur EIE et ont organisé des consultations publiques pour la forme. Il était donc impossible pour les communautés locales d'être bien informées sur l'impact potentiel de l'exploitation du gaz et du pétrole.
Les femmes dans le secteur de la pêche : essentielles pour une économie bleue durable
Les projets industriels dans les zones côtières risquent d'être stimulés, car la quête de croissance bleue des pays africains est présentée comme une voie privilégiée pour la reprise économique post-Covid. Les différents exemples ci-dessus montrent comment les femmes dans la pêche artisanale africaine sont affectées par certains de ces types d'exploitation industrielle de l'océan.
Elles perdent l'accès aux terres qu'elles occupent pour leurs activités traditionnelles et elles sont privées de la matière première dont elles ont besoin pour la transformation et la vente, car les ressources halieutiques se raréfient en raison de la surexploitation, ou deviennent trop chères à l'achat. D'être victimes de violences sexistes, de pollutions dues aux industries à proximité ou d'une anxiété accrue parce que leurs maris, fils, frères prennent de plus en plus de risques lorsqu'ils vont pêcher.
Cependant, certains de ces exemples montrent aussi comment les femmes s'efforcent, contre vents et marées, d'améliorer leurs conditions de travail et de vie, s'organisent pour faire entendre leur voix, innovent avec de nouvelles techniques qui protègent leur santé, améliorent la qualité de leurs produits et augmentent leurs revenus.
En raison du rôle qu'elles jouent tout au long de la chaîne de valeur de la pêche, en subvenant aux besoins de leur famille et en contribuant à la sécurité alimentaire des populations, il est impératif que les politiques de l'économie bleue reconnaissent et prennent en compte les différents besoins et défis auxquels sont confrontées les femmes des communautés côtières dépendantes de la pêche.
Les États côtiers africains doivent d'abord s'assurer que les impacts des initiatives de l'économie bleue sont évalués de manière à intégrer les points de vue des communautés côtières, en accordant une attention particulière à la voix des femmes.
Les évaluations obligatoires de l'impact environnemental des initiatives de l'économie bleue devraient être complétées par des évaluations de l'impact social, qui prennent en compte les implications particulières sur la santé physique et mentale des femmes, leurs activités et leurs perspectives de développement durable. Les résultats de ces évaluations doivent être partagés et discutés publiquement, en s'efforçant tout particulièrement d'atteindre les femmes des communautés de pêcheurs.
Des mécanismes transparents et participatifs devraient être mis en place par les États côtiers pour résoudre les conflits potentiels entre les communautés de pêcheurs et les autres utilisateurs de l'océan et des zones côtières, en veillant tout particulièrement à inclure les femmes des communautés de pêcheurs dans le processus.
À supposer que les femmes de la pêche artisanale africaine soient entendues, que leurs préoccupations soient prises en compte et que leur esprit d'innovation soit soutenu par des politiques et des financements adéquats, elles resteront le pilier des communautés de pêche durables en Afrique et deviendront le moteur d'une économie bleue durable, qui place la pêche au centre.
Photo de la banière: Chris Liverani/Unsplash
En septembre 2024, les Ministres en charge de la Pêche de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP) se sont rencontrés à Dar es Salaam (Tanzanie) pour échanger sur le thème « Accélérer les actions pour les océans, une pêche et une aquaculture durables et résilients dans les pays et régions membres de l’OEACP ».