L'échange dette-océan du Gabon : les répercussions sur la gouvernance des océans

Cet article traite de…

• Introduction. Présentation du récent échange dette-océan du Gabon initié par TNC pour un montant de 500 millions de dollars américains.

• 1. Comprendre l’échange dette contre nature du Belize. Explore l'impérialisme français, la kleptocratie et comment la famille Bongo est devenue l'une des plus riches d'Afrique.

• 2. Comprendre l’échange dette-océan. La première partie examine l'accord en détail et la seconde partie analyse les engagements en matière de conservation.

• 3. Pourquoi l’échange dette-océan pose-t-il problème ? Les raisons pour lesquelles ces échanges de dettes sont inquiétants pour la pêche artisanale.

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Introduction

En juillet 2023, le Gabon a fait la une de l’actualité internationale avec deux événements.

Le premier lorsque le pays a finalisé un échange dette-océan, facilité par l’ONG américaine The Nature Conservancy (TNC). Selon de nombreux rapports, cet échange impliquait que les créanciers convertissent 500 millions de dollars de dettes en contrepartie de la promesse du gouvernement gabonais d'étendre les aires marines protégées (AMP) à 30 % de ses océans. L’échange a permis de réduire les obligations étrangères du Gabon et de générer un financement supplémentaire de 163 millions de dollars américains pour la conservation marine du pays.

Le second événement, survenu quelques semaines plus tard, est l’arrestation du président Ali Bongo et de son fils, suivie de la mise en place d’un nouveau gouvernement dirigé par le général Brice Nguema, cousin de Bongo. L’arrestation intervient dans le cadre d’accusation de fraude électorale, mais elle est également justifiée par le fait que la famille Bongo, au pouvoir depuis 1967, a pillé le pays, provoquant une pauvreté généralisée et une crise de la dette vertigineuse. Originaire du Royaume-Uni, Lee White, ministre gabonais des eaux, des forêts, de la mer et de l’environnement, architecte des crédits carbone et négociateur clé des échanges dette-océan, a aussi été arrêté pour corruption.

Au cours des dernières années, le Gabon est le cinquième État à conclure un échange dette-océan avec les organisations américaines de protection de la nature. TNC en a conclu avec les Seychelles, le Belize et la Barbade tandis que le Pew Charitable Trusts en a conclu un autre avec l'Équateur. Ainsi, le Gabon porte à plus de 2,5 milliards de dollars le montant total de la dette refinancée par les organisations américaines de protection de la nature. Ces échanges sont généralement considérés comme une solution ingénieuse au double problème du surendettement et de l’appauvrissement de la biodiversité marine. Néanmoins, comme CAPE la décrit pour le Belize, il existe de nombreuses raisons d’affirmer que les échanges dette-océan posent problème. Et le Gabon en est un parfait exemple : l’échange dette-océan ne permet pas de résoudre le problème du surendettement et ne constitue pas non plus une solution attrayante pour améliorer la gestion durable des ressources marines, en particulier du point de vue de la pêche artisanale. La présentation de cet accord est également trompeuse : les échanges de dette au Gabon n’ont pas contraint le gouvernement du pays à s’engager pour la protection de 30 % de ses océans et n’ont pas non plus permis de dégager pour la conservation des océans les 163 millions de dollars supplémentaires annoncés. La question est donc de savoir quelles sont les retombées concrètes de cet accord.

L’origine de la dette du Gabon

On dit souvent que le Gabon devrait être un pays prospère compte tenu de sa petite population de 2,1 millions d’habitants et de ses ressources naturelles abondantes. En Afrique subsaharienne, le Gabon est le cinquième exportateur de pétrole et possède le deuxième gisement de manganèse au monde. Cependant, la faillite du Gabon s’explique par l’héritage de l’impérialisme français qui a produit une économie profitant aux multinationales et à une petite élite gabonaise. Dès lors, le Gabon a été décrit comme une kleptocratie, où environ 2 % de la population possède 80 % de la richesse du pays. Grâce à la corruption, la famille Bongo est devenue l'une des plus riches d'Afrique. Historiquement, le Gabon est également considéré comme ayant l'un des taux les plus élevés de fuite de capitaux en Afrique, un montant qui s’élèverait à plus de 25 milliards de dollars entre 1970 et 2010.

Telle est donc l’origine du surendettement du Gabon, qui incarne particulièrement bien l’exemple d’une dette odieuse, à savoir : de l’argent acquis par les dirigeants sans le consentement de la population et utilisé à leur profit personnel ou à celui d’entreprises et de gouvernements étrangers. S'agissant d'une dette odieuse, la population gabonaise ne devrait pas être obligée de la rembourser. Toutefois, les récentes difficultés du Gabon en matière de dette extérieure, celle impliquée dans les échanges dette-océan, peuvent être attribuées à la mise en place d’une série d'accords et de politiques économiques douteuses au cours des 15 dernières années.

En 2007, la France a conclu avec le Gabon un échange de dette contre des liquidités. Le pays africain avait financé cette opération avec ses réserves de change et emprunté de l'argent par le biais d'un prêt risqué, une euro-obligation à 10 ans à un taux d'intérêt de 8 %. Photo : M. Bongo s'entretient avec l'ancien président français, François Hollande, à la Maison Blanche en 2016. Global Public Affairs of the United States Department of State archive.

L'année 2007 a marqué un tournant, lorsque les membres du Club de Paris, et principalement la France, ont accepté de céder au Gabon des créances contre des liquidités. Les détails de cet échange de dette restent obscurs. Cependant, il impliquait que les donateurs du Club de Paris autorisent le Gabon à verser des liquidités pour rembourser une dette de 2,4 milliards de dollars qui leur était due. L'accord prévoyait une réduction de la dette du Gabon, dont le montant n'a pas été rendu public. Pour financer cette opération, le Gabon a utilisé une partie de ses réserves de change, puis a emprunté 1 milliard de dollars par le biais d'une euro-obligation à dix ans. L’opération a été conclue par la Citibank, qui a notamment été poursuivie pour avoir aidé la famille Bongo à blanchir de l'argent. Il s'agissait d'un prêt coûteux, avec un taux d'intérêt annuel de 8 %. Bien qu'il s'agisse d'un prêt risqué avec une forte probabilité de défaut de paiement, les investisseurs étaient prêts à prêter cet argent principalement en raison des prévisions de croissance des richesses pétrolières et minières offshore du Gabon.

En 2013, au début de l’effondrement mondial des cours des matières premières, le Gabon a réalisé qu'il ne pourrait pas rembourser le principal de l'euro-obligation d'un milliard de dollars d'ici 2017. Il a donc profité des taux d'intérêt plus bas disponibles à l'époque en émettant une autre euro-obligation de 1,5 milliard de dollars à un taux d'intérêt de 6,75 %. Cette somme a principalement financé un programme de rachat de la dette, qui a permis aux investisseurs de l'euro-obligation d'un milliard de dollars de se voir rembourser le principal par anticipation, mais à un prix légèrement supérieur à celui qui était dû (1,8 % de plus que le principal). Le reste a couvert un déficit croissant dans les comptes publics, bien que des rapports, y compris l'enquête anti-corruption du gouvernement, suggèrent qu'une grande partie a pu être détournée, poursuivant ainsi une tendance bien établie.

Les années suivantes, et tel un joueur de casino qui n’arrête pas de perdre, le Gabon s’est tourné plusieurs fois vers le marché des euro-obligations, empruntant davantage d’argent pour rembourser le coût du service des dettes antérieures. Bien qu’il doive finaliser le remboursement d’une euro-obligation de 700 millions de dollars en 2025, le Gabon a émis en 2021 deux nouvelles euro-obligations d’une valeur de 1,8 milliards de dollars à un taux d’intérêt de 7 %. Entre 2007 et 2022, la dette extérieure du Gabon a explosé, atteignant plus de 70 % du PIB, ce qui l'a placé sur la liste des pays en situation de surendettement établie par le FMI. La situation actuelle du pays ne trouve pas uniquement sa cause dans le phénomène des euro-obligations : le Gabon a également emprunté davantage après de la Chine et des banques multilatérales durant cette même période. Cependant, la dette en euro-obligations est devenue la source de dette publique la plus importante et la plus coûteuse du pays (voir le graphique ci-dessous).

Total external debt owed by African countries: Gabon. Source: One Data.

Le mythe d’une croissance verte et bleue au Gabon

Sous la présidence d’Ali Bongo à partir de 2009, le Gabon a accumulé une dette en euro-obligations parallèlement à la mise en place d’une série de politiques visant à développer l'économie et à accroître sa capacité à assurer le service de la dette. La vision du « Gabon Émergent » prévoyait également que le pays s'affranchisse de sa dépendance aux combustibles fossiles et s'engage sur la voie d'une croissance verte et bleue, notamment en augmentant le nombre d’aires naturelles protégées et en s'engageant à interdire la déforestation. En 2017, dans le cadre de son plan de croissance bleue (connu sous le nom de Gabon Bleu), le Gabon a déclaré 26 % de ses océans en AMP.

Concrètement, Bongo a mis en place des politiques qui contredisent la recherche d’une croissance respectueuse de l’environnement. Par exemple, après avoir déclaré un moratoire sur la déforestation, Ali Bongo a signé en 2011 un contrat avec la société singapourienne « Olam » pour développer la production d'huile de palme dans la forêt tropicale. Ce contrat a permis la création de la plus grande plantation de palmiers à huile d'Afrique, a entraîné une déforestation importante et des allégations de violations des droits humains, notamment la perte d'accès à la forêt pour les communautés autochtones. En 2015, le Gabon a produit un nouveau code minier qui a ouvert la voie à de nouvelles concessions à des sociétés minières chinoises, nord-américaines et européennes, y compris sept nouvelles concessions de mines d’or. En 2019, le pays a révisé sa réglementation sur les hydrocarbures afin de stimuler les investissements étrangers dans le pétrole et le gaz offshore. Il s'agit d'une série de politiques favorables aux entreprises qui incluent notamment la réduction de la participation du gouvernement gabonais dans les opérations minières de 20 à 10 %, la réduction des taxes due à l’État de 15 % à seulement 2 % pour les nouveaux projets et la suppression de l'impôt sur les sociétés de 35 % pour les sociétés d'hydrocarbures. Cela s’est traduit par neuf nouveaux contrats d'exploration et de partage de production. Malgré la promesse d'Ali Bongo de diversifier les revenus du pays en l'éloignant des combustibles fossiles, le secteur pétrolier et gazier est devenu la principale source de richesse du gouvernement : environ 80 % des recettes publiques proviennent du pétrole et du gaz, tandis que 98 % des exportations sont constituées de pétrole, de bois, de minerais et de métaux.

En 2020, à la réception d’un rapport accablant du FMI relatif à sa gestion de la dette publique, le gouvernement gabonais a donné son accord pour la mise en place d’un régime d'austérité. Il a d’abord pris la décision controversée de déclarer illégitime et donc annulée une dette de 360 millions de dollars due à des prêteurs nationaux, tout en continuant à réduire considérablement les dépenses publiques. L'austérité a permis de réduire la part de la dette publique dans le PIB, mais elle a aggravé la pauvreté dans le pays. Entre 2019 et 2021, le budget national a diminué d'environ 30 %. En 2022, les taux de pauvreté rurale au Gabon progressaient, l'accès aux soins de santé et à l'éducation déclinait et le chômage atteignait plus de 40 %. Selon les estimations, 8 % de la population rurale est aujourd'hui considérée comme vivant dans l' extrême pauvreté, c'est-à-dire sans revenus suffisants pour se procurer une alimentation adéquate. En 2023, le mécontentement grondait au sein de la population, culminant avec des nombreuses allégations selon lesquelles les élections présidentielles de 2023 auraient été truquées, comme toutes les autres élections de l'ère postcoloniale du Gabon. C'est dans ce contexte que s'inscrit non seulement l'échange dette-océan, mais aussi le coup d'État militaire.

  1. Comprendre l’accord d’échange dette-océan

En gardant ce contexte à l'esprit, penchons-nous dès à présent sur ce qui a été réalisé dans le cadre de l'échange dette-océan mentionné ci-dessus. Comme pour les quatre autres échanges de dette-océan, il s'agit d'une opération complexe qui implique des sociétés offshore et de multiples prêts entre différentes parties. Cette opération, en plus d'être complexe, est également opaque, car plusieurs éléments de l'accord restent dissimulés au public. Public qui n’a accès à aucun document relatif aux cinq cas d'échanges de dette-océan conclus par des organisations américaines de conservation de la nature. L’auteur de cet article a toutefois pu se procurer une version préliminaire d’une note d’information confidentielle sur l’obligation bleue du Gabon, ce qui permet d’éclairer en partie certains aspects de ces échanges dette-océan.

Pour simplifier, nous pouvons distinguer deux parties. La première concerne la transaction financière qui vise à convertir la dette extérieure du Gabon en liquidités qui pourraient être réinvesties en faveur de la conservation de l’environnement marin. La seconde concerne les engagements pris par le gouvernement gabonais en faveur de la conservation des océans, et notamment la manière dont les nouveaux fonds destinés à la conservation des océans seront dépensés.

Première partie : L’échange de dette

La dénomination « échange dette-océan » est trompeuse. Dans ces accords, la dette n'est pas échangée contre la protection de la biodiversité marine : le gouvernement gabonais n'a pas offert aux créanciers étrangers la nature en contrepartie de liquidités, ce qui aurait nécessité un certain effort pour donner une valeur monétaire à la nature. Au lieu de cela, dans le cadre d’un échange dette-océan, une organisation américaine de conservation de la nature propose aux pays débiteurs de les aider à restructurer leur dette existante et de constituer une réserve de liquidités. Pour ce faire, l’accord prévoit que les liquidités soient utilisées pour financer des projets de conservation marine. En outre, le pays débiteur s’engage à mettre en œuvre des politiques et des lois qui modifient la réglementation des océans.

Cliquez sur l'image pour ouvrir la version préliminaire de la note d'information confidentielle sur l'obligation bleue. Dans les cinq cas d'échanges de dette-océan, ces documents n'ont pas été rendus publics.

Afin de rendre possible un échange dette-océan, il faut que les créanciers existants d’un pays soient disposés à vendre leur dette avec décote. Au Gabon, les créanciers impliqués dans l'échange sont ceux qui ont prêté de l'argent au gouvernement avec des intérêts par le biais d'euro-obligations. Il est important de comprendre que les billets d’obligation sont des actifs négociables. Lorsqu’ils sont émis, ont leur attribue une valeur faciale, et par la suite ils ont une valeur marchande qui correspond à leur valeur pour les autres investisseurs. Il est assez compliqué de comprendre ce qui influence la valeur marchande des billets d’obligation. Néanmoins, cette valeur tend à chuter lorsque les investisseurs perçoive une possibilité accrue de défaut de paiement. Dans ce cas, les détenteurs d’obligations peuvent décider qu'il est dans leur intérêt de vendre leurs actifs à quelqu'un d'autre. La valeur marchande des billets d’obligation tend donc à retrouver sa valeur faciale quand les euro-obligations arrivent à échéance (c’est-à-dire lorsque que l’intégralité du principal doit être remboursée), et ce, s’il y a pas de signe annonciateur de défaut de paiement.

En ce qui concerne les échanges dette-océan, une organisation américaine de conservation de la nature préfèrent généralement sélectionner un État où la valeur marchande d’une euro-obligation est inférieure à sa valeur faciale. Elle prête ensuite de l’argent au gouvernement qui achètera ces billets aux investisseurs à un prix légèrement supérieur à la valeur marchande (mais toujours inférieur à la valeur faciale). Les billets d’obligation sont achetés et donc retirés du marché. Ces mêmes organisations se procurent l’argent à prêter au pays débiteur – connu sous le nom de prêt bleu – en émettant une obligation bleue. Pour l’essentiel, il s’agit simplement d’une nouvelle euro-obligation vendue à des investisseurs, avec la promesse que l'argent sera utilisé pour favoriser la biodiversité marine. En théorie, les pays débiteurs retirent un avantage financier du fait que le montant dû à l'organisation prêteuse est inférieur au montant qu'ils auraient payé si le rachat de la dette n'avait pas eu lieu.

Cette transaction alambiquée est rendue possible essentiellement grâce à la capacité qu’ont les organisations à emprunter de l'argent à des investisseurs à un taux inférieur à celui que le débiteur paie actuellement aux investisseurs pour ses euro-obligations. Pour ce faire, TNC souscrit à une assurance contre les risques politiques auprès du gouvernement américain pour les obligations bleues.

Attardons-nous maintenant sur le Gabon. Avant l’échange de dette, le Gabon avait trois euro-obligations en circulation, chacune à des taux d’intérêts nominaux différents. Ces taux représentent le dividende annuel payé aux investisseurs sur la base d'un pourcentage du capital :

I. Une euro-obligation d'un montant principal de 700 millions de dollars qui arrive à échéance en 2025. Le taux d'intérêt nominal est de 6,95 %.

II. Une euro-obligation d'un montant principal de 1 milliard de dollars qui arrive à échéance en 2031. Le taux d'intérêt nominal est de 6,625 %.

III. Une euro-obligation d'un montant principal de 800 millions de dollars qui arrive à échéance en 2031. Le taux d'intérêt nominal est de 7 %.

TNC, en collaboration avec la société privée de gestion d’actifs PK Harris et la Bank of New York Mellon, a créé une société enregistrée au Delaware, appelée Gabon Blue Bond Master Trust. Cette société se divise en 2 sociétés : « Series 1 » et « Series 2 ». La Bank of America a levé 500 millions de dollars avec une garantie de crédit fournie par le gouvernement américain, permettant à Series 1 d’émettre une obligation bleue. La date d'échéance de cette obligation bleue est de 15 ans et son taux d'intérêt nominal est de 6,097 %. Ces 500 millions de dollars ont ensuite été prêtés au gouvernement gabonais par la Series 2, ce que l'on appelle « prêt bleu ». [NdE : Sur le plan juridique, l'échange dette-océan a été conclu entre le gouvernement gabonais et PK Harris, qui est enregistré en tant que bénéficiaire effectif du Gabon Blue Bond Master Trust. Cependant, tous les articles de presse internationaux font référence à l’échange de dette de TNC, ce qui est faux.]

« Les billets d’obligation sont des actifs négociables : elles ont une valeur faciale et une valeur marchande, qui correspond à la valeur qu’ils ont pour les autres investisseurs. Toutefois, la valeur marchande d’un titre obligataire tend à revenir à sa valeur faciale lorsqu’il arrive à échéance. »

Les conditions de l'emprunt bleu sont inconnues : il pourrait s'agir du même taux d'intérêt nominal que l'obligation bleue ou d'un taux plus élevé. Au Belize, le taux d’intérêt de l’emprunt bleu faisait environ 2 % de plus que le taux d’intérêt de l’obligation bleue. En d'autres termes, TNC emprunte aux investisseurs de l'obligation bleue à un taux d'intérêt inférieur que celui appliqué au prêt bleu et contracté par les pays débiteurs. L’accord a permis à TNC et divers intermédiaires de percevoir des revenus supplémentaires, dont une partie est nécessaire pour payer l'assurance du risque politique au gouvernement américain. En ce qui concerne le Gabon, il est difficile de savoir comment le Gabon Blue Bond Master Trust pourrait prêter de l'argent au pays à un taux bien supérieur à 6,097 %, mais il est possible qu'il l'ait fait.

Les 500 millions de dollars transférés au gouvernement gabonais ont ensuite servi à financer le rachat de la dette des 3 euro-obligations. Le plan initial consistait à racheter tous les billets d’obligation de l'euro-obligation 2025, dont la valeur faciale était de 700 millions de dollars. Toutefois, une minorité de détenteurs d'obligations a accepté l'offre, la plupart d'entre eux préférant conserver leurs obligations et obtenir l’intégralité de la valeur faciale en 2025. TNC et le gouvernement gabonais ont dû faire face à un problème : l'euro-obligation 2025 approchait de sa date d'échéance, de sorte que sa valeur marchande se rapprochait de plus en plus de sa valeur faciale. Une majorité d'investisseurs a estimé qu'il n’était pas dans leur intérêt de vendre. Par conséquent, l'offre de rachat des billets d’obligation a été étendue aux investisseurs des deux autres euro-obligations. Finalement, le Gabon a pu :

I. Racheter 95 millions de dollars de billets d’obligation de l’euro-obligation 2025 (6,95 %) à 96,75 % de leur valeur faciale.

II. Racheter 105 millions de dollars de billets d’obligation de la première euro-obligation 2031 (6,625 %) à 85 % de leur valeur faciale.

III. Racheter 300 millions de dollars de billets d’obligation de la seconde euro-obligation 2031 (7 %) à 85 % de leur valeur faciale.

En additionnant ces sommes, l'achat d'obligations d'une valeur faciale de 500 millions de dollars a coûté 455 millions de dollars au Gabon, soit une économie d'environ 64 millions de dollars sur le principal de la dette en euro-obligations. Toutefois, le pays a emprunté 500 millions de dollars au total. Les 45 millions de dollars restants de l'obligation bleue n'ont pas encore été comptabilisés. D'après ce que l'on sait d'anciens échanges dette-océan organisés par TNC (comme celui du Belize), ces 45 millions de dollars seront dépensés comme suit :

  • Des frais de commission pour les intermédiaires juridiques et financiers, y compris TNC.

  • Une prime pour les investisseurs précoces de la nouvelle obligation bleue.

  • Le versement d'une somme forfaitaire à un fonds de dotation pour la conservation des océans géré par le Gabon Blue Bond Master Trust. Les bénéfices de cet investissement seront conservés en fiducie et pourront être dépensés au Gabon pour des projets de conservation des océans après le remboursement du prêt bleu, c'est-à-dire à partir de 2038 (voir ci-dessous pour plus de détails). Ce dernier point est à même de représenter le plus important poste de dépenses des 45 millions de dollars.

Quel est donc le montant de la dette épargnée dans le cadre de cette opération ?

La principale difficulté de cet accord réside dans le fait qu’il est difficile de déterminer comment et dans quelle mesure le Gabon a réduit sa dette à long terme et, par conséquent, quelles sommes ont été créées pour de nouvelles dépenses de conservation. Un simple calcul permettrait de connaître le montant des économies qu'a permis cette opération. Or, l'on ne dispose pas d'informations complètes sur les conditions des euro-obligations achetées dans le cadre de l’échange, ni sur celles de l’emprunt contracté par le Gabon auprès du Gabon Blue Bond Master Trust. En effet, les conditions du prêt bleu sont actuellement confidentielles.

Dans l'introduction de la note d’information sur l'obligation bleue, il est indiqué qu'elle devrait « générer, directement et indirectement, 125 millions de dollars pour des dépenses dédiées à la conservation de la biodiversité ». Le choix des mots est ambigu, car on ne sait pas ce qu’il est entendu par « directement » ou « indirectement ». Toutefois, sur le site web de TNC, un communiqué de presse indique que l'échange de dette devrait générer « 163 millions de dollars de fonds supplémentaires pour la conservation des océans ». L'écart de 38 millions de dollars est considérable et suggère un manque de certitude quant aux résultats exacts de l'accord. Pourtant, en y regardant de plus près, TNC annonce que tous les ans, et ce, pour les 15 prochaines années, environ 4 millions de dollars issus des remboursements du prêt bleu seront alloués à des dépenses de conservation des océans au Gabon. Ce montant représente très probablement les économies réalisées dans le cadre de cet accord. Par conséquent, le prêt bleu de 500 millions de dollars a réduit les remboursements totaux de la dette du pays d'environ 60 millions de dollars, et non de 163 millions de dollars. Cela représente 4 millions de dollars par an pour les 15 prochaines années.

Les conditions du prêt bleu sont actuellement confidentielles. Il est donc difficile de déterminer dans quelle mesure le Gabon a réduit sa dette à long terme. Néanmoins, l’on peut estimer que le prêt bleu de 500 millions de dollars a réduit les remboursements totaux de la dette du pays d'environ 60 millions, et non de 163 millions comme le prétend TNC dans son communiqué de presse. Photo: Boulevard de l’Indépendance, Libreville, de Delrick Trevor.

D'où vient donc ce chiffre de 163 millions de dollars ? Il semble probable qu'une grande partie de ce montant vienne de la prise en compte de la valeur du fonds de dotation constitué de l’argent versé par le Gabon dans le cadre de l'emprunt bleu. Cela pourrait correspondre à une économie « indirecte » générée par l’obligation bleue. Le Gabon Blue Master Trust (contrôlé par une société privée américaine de gestion d'actifs) est chargé d'investir cet argent en visant une croissance annuelle de 7 %.

Ainsi, un peu plus de 100 millions de dollars des « nouveaux » financements alloués à la conservation marine (soit la majorité des nouveaux financements de la conservation) proviennent du fait que le Gabon emprunte de l'argent à un taux d'intérêt de (au moins) 6,1 % à une société étrangère de gestion d'actifs, qu'il reverse ensuite à la même société pour qu'elle l'investisse à un taux d'intérêt de 7 % en son nom. Les liquidités ainsi obtenues pourront être utilisées au Gabon après 2038. Que ce soit une bonne ou une mauvaise idée, tout argent supplémentaire qui découlerait de cette transaction n'a rien à voir avec un échange de dette : le fonds de dotation n'est pas financé par les économies réalisées dans le cadre de la restructuration de la dette, mais par un prêt supplémentaire qui s'ajoute à ce qui était nécessaire pour rembourser la dette en euro-obligations.

Seconde partie : Les engagements en matière de conservation

Parallèlement au prêt bleu, le gouvernement gabonais a conclu un contrat de conservation avec TNC comme condition du plan de restructuration de la dette. Comme pour le contrat du prêt bleu, celui-ci n'a pas été rendu public. Toutefois, le cadre de base de l'accord est décrit dans la note d’information confidentielle de l'obligation bleue, et il suit la structure des accords de conservation que l'on trouve dans d'autres pays qui ont accepté un échange dette-océan

Pour comprendre le fonctionnement de ce contrat, il est essentiel de savoir que dans chaque échange dette-océan, l'organisation à l’initiative du contrat (ici, TNC) crée une nouvelle organisation qui travaille dans le pays débiteur. Dans le cas du Gabon, cette organisation s'appelle « Gabon Blue Conservation ». TNC la détient à 100 % et, comme le Gabon Blue Bond Master Trust, elle est enregistrée au Delaware. La fonction principale de cette nouvelle organisation de conservation est de recevoir une partie de l'argent provenant du remboursement du prêt bleu, qui est ensuite distribué à d'autres organisations travaillant au Gabon pour des projets de conservation marine. En d'autres termes, elle réoriente les économies réalisées dans le cadre de la restructuration de la dette vers le travail d'autres structures, y compris des projets gérés par des ONG et par le gouvernement. Comme indiqué ci-dessus, TNC annonce que la Gabon Blue Conservation recevra environ 4 millions de dollars par an, bien que l’organisation doive encore confirmer ce chiffre. En plus de ce revenu annuel, la Gabon Blue Conservation recevra également à partir de 2038 de l'argent du fonds de dotation pour la conservation.

La Gabon Blue Conservation est une entité multipartite dont le conseil d'administration est composé d'une minorité de représentants du gouvernement et d'une majorité de parties prenantes non gouvernementales. TNC dispose d'un poste permanent au sein du conseil d'administration. Cette organisation peut également accepter d’autres sources de financements. Sur les recettes issues des remboursements anticipés du prêt bleu, 20 % peuvent être dédiés aux frais administratifs, jusqu'à 40 % peuvent servir à subventionner des agences gouvernementales, le reste étant disponible pour les organisations non gouvernementales. Les agences gouvernementales ne peuvent recevoir de subventions pour des activités que les fonds publics couvriraient déjà, ce qui permet de ne pas rendre fongible l’argent de l’organisation de conservation (à savoir de payer pour des choses que le gouvernement aurait faites par ailleurs).

Outre l'octroi d'un financement à la Gabon Blue Conservation, le contrat signé entre TNC et le gouvernement gabonais engage ce dernier à produire certains résultats. Ceux-ci se répartissent entre les activités obligatoires, qui entraînent une pénalité financière versée à la Gabon Blue Conservation si elles ne sont pas mises en œuvre, et certains objectifs, qui n'entraînent pas de pénalité financière en cas de non-réalisation.

Les obligations du Gabon sont les suivantes :

1. Déclarer officiellement 30 % de ses océans en AMP d’ici 2029. De plus, la moitié des AMP du Gabon doivent être désignées comme « zones de protection de la biodiversité », ce qui y interdit toute activité de pêche.

2. Créer, d’ici 2024, un comité d’aménagement de l’espace maritime composé de représentants des secteurs de la pêche, du tourisme, des autorités portuaires, du pétrole et du gaz. Ce comité vise à garantir la transparence et la participation à l'élaboration du plan d'aménagement de l’espace maritime du pays. La finalisation de la version préliminaire du plan est prévue pour fin 2026.

3. Adopter un règlement exigeant que 100 % des navires de pêche industrielle soient équipés d'un système de surveillance électronique en octobre 2025, puis veiller à ce que ce règlement soit pleinement mis en œuvre d'ici octobre 2028.

4. Élaborer un plan d'action national pour lutter contre la pêche illicite, non réglementée et non déclarée (INDNR) d'ici octobre 2027. En 2001, l’organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avait déjà réclamer la mise en œuvre de ce type de programme, mais des nombreux États côtiers et insulaires n'en ont pas encore élaborés.

Les objectifs qui n’entraînent pas de pénalités financières sont les suivants :

1. Élaborer un plan d'action national pour une pêche durable.

2. Mettre en œuvre des engagements en matière de changement climatique qui comprennent un large éventail d'activités, telles que la réduction des émissions de carbone et la promotion de l'échange de carbone bleu.

3. Créer une feuille de route pour l'économie bleue qui exposerait les stratégies visant à la développer, à attirer les investissements privés et à renforcer sa gouvernance.

En ce qui concerne les amendes encourues en cas de non-livraison, aucun détail n’a été rendu public. Notons qu’au Belize, les amendes en cas de manquement à une obligation s’élevaient à environ 1 million de dollars par manquement.

Pourquoi l'échange dette-océan pose-t-il problème ?

Du point de vue d’une résolution juste de la crise de la dette

Les critiques des échanges dette-océan portent généralement sur la réelle utilité de ces accords pour les pays du Sud : peuvent-ils parvenir à résoudre une situation financière compliquée qui trouverait son origine dans la crise de la dette ? De ce point de vue, ces transactions complexes inquiètent pour plusieurs raisons :

  • Comme le montre le cas du Gabon, l’échange dette-océan n’est pas conçu pour résoudre les problèmes d’endettement. Il s'agit plutôt d'opérations opportunistes par lesquelles des organisations américaines de conservation exploitent une situation où la dette publique s’échange avec une décote pour financer un programme de rachat de la dette. Cela se traduit par une réduction de la dette pour les pays, bien qu'au Gabon cette réduction n'ait pas eu d'incidence sur l'allègement du surendettement. Les créanciers de ces opérations, eux, bénéficient en outre d’un statut de soutien à la conservation marine. Pourtant, ces transactions financières restent avant tout favorables aux investisseurs : le rendement obligataire de ces titres est supérieur à ceux du reste du marché

  • Le plus souvent, les accords de restructuration de la dette publique produisent de l’argent qui bénéficie à la richesse publique : l’argent qui aurait dû revenir à des créanciers privés est libéré pour réduire la dette publique. Toutefois, lors d’un échange dette-océan, les économies générées sont privatisées. La Gabon Blue Conservation, sous contrôle étranger, reçoit ces économies et prélève 20 % du montant pour frais administratifs. Le montant de l’argent économisé est donc immédiatement ponctionné à hauteur de 20 %. Sur le reste, 40 % sont réservés aux dépenses des ONG, y compris les organisations environnementales étrangères. Ainsi, les économies réalisées dans le cadre des échanges dette-océan ne sont pas directement reversées au Trésor public des pays débiteurs.

  • Les échanges dette-océan sont accusés de refinancer de la dette illégitime. C’est le cas au Gabon, où le rachat de dette de TNC émane de prêts qui n’ont pas profité aux citoyens gabonais, et les différentes parties de ces contrats de prêts en avait parfaitement conscience. Actuellement, l’aggravation de la crise de la dette dans les pays du Sud exige une reconnaissance urgente des dettes odieuses, de leur annulation et de la mise en œuvre de politiques qui mettent un terme à leur perpétuation. Les échanges dette-océan constituent un moyen simple de « greenwashing » de la dette illégitime et entraîne donc une régression en matière de résolution juste d’une crise de la dette.

  • Enfin, en plus d’octroyer des prêts aux pays pour qu’ils refinancent leur dette, les organisations américaines de conservation ajoutent des frais supplémentaires aux prêts. Cela fait de ces échanges de dette des accords de restructuration de la dette coûteux. L’argent supplémentaire qu’empruntent les pays débiteurs couvre les dépenses des organisations intermédiaires et le financement des fonds de dotation marins.

Du point de vue de la gouvernance des océans

Certes, du point de vue d’une résolution juste de la crise de la dette, les critiques de ces échanges dette-océan demeurent importantes mais, du point de la gouvernance des océans, les conséquences de ces transactions demeurent souvent négligées. Selon une perspective environnementale, on pourrait supposer que les échanges dette-océan sont bénéfiques. Cependant, cette affirmation est trompeuse pour plusieurs raisons.

1.    L'erreur de l'objectif 30x30

L’opinion public perçoit ces échanges dette-océan comme des accords qui permettent de sauvegarder des pans considérables de l’océan. TNC défend cette position dans ses communiqués de presse. Cependant, au Gabon, il est clair que l’accord d’échange de dette ne peut s’approprier la réussite d’un élargissement de la couverture des AMP à 30 % des océans du pays. En effet, en 2017, le Gabon avait déjà déclaré 26 % de ses océans en AMP. De plus, le pays avait prévu d’étendre la couverture des AMP à 30 % de son océan d’ici 2030, et ce, bien avant la mise en place de l’échange dette-océan.

TNC se targue de renforcer la protection des océans au Gabon. Cependant, le Gabon a déjà déclaré 26 % de ses océans en AMP et s'était déjà engagé à en protéger 30 % d'ici 2030 avant que l'échange dette-océan n'ait lieu. Photo : Mangrove à Ntoum, Gabon, Ralph Messi.

Ce cas illustre des lacunes encore plus graves de l’objectif 30x30. Car bien que cette étape soit considérée comme un succès environnemental, le Gabon a simultanément poursuivi des politiques d'expansion de la production de pétrole et de gaz en mer. Le cas du Gabon montre comment à la fois les pays peuvent protéger symboliquement une partie de l’océan en tant que havre de la biodiversité tout en permettant à des industries destructrices et polluantes de se développer.

2.    Transparence et participation

Les échanges dette-océan conclu par TNC et le Pew Charitable Trust se caractérisent par la décision de soustraire les documents importants à l’examen public. Il s’agit notamment :

  • Des détails du prêt bleu émis par les organisations américaines de conservation (ou par l'intermédiaire de sociétés de gestion d'actifs travaillant en leur nom) et le pays débiteur.

  • De la note d’information de l' obligation bleue émise pour lever les fonds nécessaires au financement de l'emprunt bleu.

  • Du contrat de conservation, y compris les informations sur les amendes en cas de non-réalisation des objectifs obligatoires.

Cela explique pourquoi les échanges dette-océan empêche le public de s'exprimer sur les accords et n'impliquent pas les citoyens des pays concernés, tels que les communautés de pêcheurs artisanales. La société civile ne dispose pas des moyens de contribuer au débat sur l'utilisation de l'argent produit par ces accords. Ce manque de participation explique en partie pourquoi les termes des accords sont si peu réfléchis. Cela signifie également que les échanges dette-océan contredisent des décennies de travail qui ont tenté promouvoir des niveaux élevés de transparence et de participation dans la gouvernance des océans, notamment les directives internationales visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale, ainsi que les directives internationales pour une gouvernance responsable des régimes fonciers.

Les organisations de conservation ne rendent pas public les détails importants du document. Les accords d'échange de dette contredisent des décennies d'efforts mondiaux qui visent à accroître la participation de la société civile et de la pêche artisanale à la gouvernance des océans. Photo : Pêcheurs artisanaux gabonais à Cocobeach, au Gabon, Ralph Messi.

3.    Le choix des engagements obligatoires en matière de conservation

Concernant le contrat de conservation, les choix de TNC sont difficile à comprendre. Une clause indique que le Gabon doit produire un plan d’action national pour lutter contre la pêche INDNR. Dans la mesure où de nombreux pays en produisent, qu’il s’agit de documents généralement assez courts, produits par des consultants externes et dont la mise en œuvre est rare, cette clause n’a qu’une portée réduite. Une autre clause demande l’installation de dispositifs de surveillance électronique sur tous les navires industriels, ce que l'on peut considérer comme un progrès vers une meilleure réglementation du secteur de la pêche et de la détection des cas de pêche illégale. Toutefois, ces dispositifs ne sont pas parfaits, car ils n'empêchent pas les navires dépourvus de licence de pratiquer la pêche illégale et ne permettent pas de faire face à l’ampleur de la corruption dans le secteur de la pêche (qui empêche d'engager des poursuites pour pêche illégale) ou aux pratiques non durables et destructrices des flottes de pêche légales.

Ces deux clauses démontrent que TNC a une compréhension limitée des problèmes liés à la gouvernance de la pêche en eaux lointaines dans les pays africains, où tous les aspects négatifs du secteur seraient réduits à une question de pêche illégale. La lutte contre la pêche illégale n'est généralement pas la préoccupation la plus urgente. Ainsi, à propos de la pêche industrielle, les organisations africaines de pêche artisanales mettent l’accent sur d’autres réformes politiques urgentes qui incluent : le rejets d’accords de pêche étrangers qui seraient opaques, la protection des zones côtières d’une pêche industrielle destructrice, et un niveau élevé d’engagement des gouvernements pour la transparence et la redevabilité. C’est peut-être en raison d’un manque de consultation plus large que TNC choisit d’insérer des clauses obligatoires dans ses échanges dette-océan qui stipulent que le gouvernement gabonais fasse en sorte que la loi soit respectée.

Outre la lutte contre la pêche illégale, la clause obligatoire la plus importante oblige le Gabon à produire un plan national d’aménagement de l’espace maritime. Dans le monde, ces plans s’utilisent de plus en plus pour délimiter les activités en mer et élaborer un cadre politique global qui permet de déterminer quelles activités sont autorisées et pour quelles raisons. Ces processus très complexes nécessitent des données et des analyses importantes, qui ne manquent pas de mettre en évidence des revendications concurrentes sur les océans. Ainsi sont-ils soumis aux aléas des conflits et des déséquilibres de pouvoir.

« Les engagements du Gabon en matière de conservation, le plan d’aménagement de l’espace maritime et la carte de zonage s’inscrivent dans des délais si courts que les décisions risquent d’être prises dans la précipitation, selon des informations limitées et sans véritable débat, par les personnes qui disposent de plus de ressources et d’influence politique. »

La condition posée par TNC, à savoir que les pays débiteurs adoptent des plans d'aménagement de l’espace maritime, peut être perçue comme positive. Pourtant, TNC accepte les critiques qui évoque une approche mal pensée qui finirait par se conformer aux pires exemples d’aménagement de l’espace maritime. Il est probable que les actions d’un pays connu pour sa corruption endémique, sa mainmise sur les intérêts miniers et sa restriction de la liberté d'expression s’inscrivent dans une logique pyramidale et purement symbolique. Dans ce contexte, la représentation des pêcheurs au sein d'un comité d’aménagement de l’espace maritime, qui comprend également le gouvernement et les sociétés minières, n'est pas de nature à leur donner les moyens d'agir ou de remettre en cause le statu quo. Un risque majeur pour les pêcheurs dans ce type de processus concerne le manque de données sur leurs activités, et notamment sur les activités des femmes dans les chaînes de valeur de la pêche artisanale, alors que ces données sont essentielles pour défendre leurs droits face aux industries concurrentes. Toutefois, le gouvernement gabonais, comme beaucoup d’autres en Afrique de l’Ouest, n’a pas compilé de statistiques sur le secteur de la pêche artisanale depuis des années, et plutôt que de s’occuper de sa population, l’État a préféré se concentrer sur l’extractivisme industriel.

Afin de s’engager efficacement dans ce type de processus, les groupes marginalisés auraient besoin d’un soutien considérable, y compris des conseils juridiques indépendants et d’un accès aux données. Sans cela (ou même avec), l’aménagement de l’espace maritime finirait par devenir purement symbolique si ce n’est inexistant. Dans cet échange de dette, on ne trouve pourtant que difficilement des preuves de ce type d’autonomisation et de soutien. En outre, l'accord de conservation conclu au Gabon l'oblige à respecter un calendrier serré, sous peine de se voir infliger une amende en cas de retard. Le Gabon dispose d'un an à compter de la signature de son contrat de conservation pour lancer le comité d’aménagement de l’espace maritime et de deux ans pour que le comité élabore une carte de zonage des océans. Ce calendrier irréaliste augmente la probabilité de débats précipités et basés sur des informations limitées, et implique que les décisions seront prises par ceux qui ont le plus de ressources et d'influence politique. De nombreuses organisations qui travaillent sur les droits des personnes indigènes envisage ce scénario si la réalisation de l’objectif 30x30 se fait dans la précipitation[3].

4.    Le fonds de conservation

Au-delà des engagements en matière de conservation, l'élément le plus important de l'accord conclu au Gabon réside dans le rôle de la nouvelle organisation nationale de conservation. Il s'agira avant tout d'un organisme de subvention, mais il faut s'attendre à ce qu'il s'engage également dans d'autres travaux qui influencent la gestion des espaces côtiers et marins. Les ressources financières allouées à cette nouvelle organisation sont très probablement supérieures aux budgets des autorités nationales de la pêche. Elle disposera donc d'un pouvoir politique considérable.

Il est difficile de prévoir l'impact qu'aura cette arrivée d’argent au Gabon. Nous savons que 40 % de ce montant est destiné à des projets gérés par le gouvernement et 40 % à des projets gérés par des ONG. Cet argent pourrait servir à dynamiser beaucoup de projets utiles. Or, TNC n'a produit aucune documentation sur les directives concernant le mécanisme d'octroi de subventions. Dans tous les pays où TNC a conclu des échanges dette-océan, y compris le Gabon, l'organisation n'a rendu publique aucune analyse des problèmes sous-jacents qu'elle a l'intention de résoudre et n'a fourni aucune analyse écrite des actions qu'elle considère prioritaires. Ce manque de planification et d’analyse ne passe pas inaperçu pour un organisme de subvention contrôlant 60 millions de dollars.

« Les 15 prochaines années, le Gabon remettra un chèque en blanc de 4 millions de dollars par an à un nouveau fonds de conservation détenu par TNC et enregistré dans le paradis fiscal du Delaware. Ce transfert d’argent public doit s’accompagner d’une responsabilité en matière de transparence, de redevabilité et de participation.  »

Le champ d'action du fonds de conservation semble très large. Les fonds semblent être éligibles pour des projets qui portent sur la pêche durable, la conservation de la biodiversité marine et le développement ou la réglementation de secteurs tels que l'aquaculture, l'écotourisme et le marché du carbone. Cependant, sans une communication transparente sur les dépenses prévues, il est nécessaire d’émettre des doutes sur la responsabilité de ces nouveaux fonds de conservation, des problèmes de conflits d'intérêts et du risque que ces fonds soient source de division. Au Belize, par exemple, un rapport commandé par la BBC décrit que la première série de subventions accordées grâce à l’échange dette-océan ont été versées à des groupes de conservation qui travaillent sur la réhabilitation des récifs coralliens et d’autres sur le renforcement de l'application de la loi contre le braconnage. La fédération nationale de la pêche artisanale du pays a fait une demande de subvention, destinée à l'aider à compenser une perte de revenus due à l'extension des AMP. Celle-ci a été rejetée. Ainsi, les décisions sont tributaires des caprices du conseil d'administration et il y a fort à parier que les compétences de présentations des demandeurs de subventions ainsi que leurs éventuels liens personnels avec le conseil d’administration influencent également ces décisions. Cela pourrait désavantager des groupes tels que les petits pêcheurs.

Bilan : Et après ?

Au Gabon, les conditions de l'échange dette-océan ont peu de chance d’être remises en cause. La signature des contrats a eu lieu, et tout effort pour les modifier nécessiterait certainement de résoudre de coûteux litiges devant des tribunaux étrangers. Le Gabon est lié à cet échange dette-océan pour des décennies.

Une question découle donc de cette situation : que faire pour que l’échange dette-océan garantisse des répercussions positives pour le pays ? Posons-nous cette question du point de vue de la pêche artisanale, qui pourrait être l'un des groupes les plus touchés par cet accord. La réponse à cette question nécessite un débat plus approfondi ; cependant, un bon début serait d'exiger une plus grande transparence de la part de TNC. Tous les contrats juridiques associés à cet accord ainsi que les informations qu’ils contiennent doivent être rendus publics. TNC devrait également fournir des documents sur l'objectif de l'échange dette-océan, sur la manière dont la réussite du projet peut être mesurée et sur les dangers auxquels les groupes marginalisés sont exposés. L’échange de dette se traduit comme suit : les 15 prochaines années, le Gabon remettra un chèque en blanc de 4 millions de dollars par an à un nouveau fonds de conservation détenu par TNC et enregistré dans le paradis fiscal du Delaware. Ce transfert d'argent public doit s'accompagner d'une responsabilité en matière de transparence, de redevabilité et de participation. L'argent sera-t-il, par exemple, consacré au soutien de la pêche artisanale ou à la protection d'espèces marines emblématiques ou, peut-être, à des programmes plus lucratifs tels que l'échange de carbone bleu et les compensations de la biodiversité ?

Enfin, il est urgent de soutenir les groupes marginalisés qui participent à l'élaboration du plan d'aménagement de l’espace maritime. Si l'on n'agit pas avec prudence, il est probable d’aboutir à une vaste mascarade, où les intérêts de groupes puissants l'emporteront sur ceux qui n'ont ni voix ni ressources. Ce qui serait un héritage particulièrement seyant de cet odieux échange de dette.



Photo de la bannière : vue sur la mer depuis Libreville, au Gabon, Ralph Messi.