Introduction
En 2020, trois organisations américaines ont publié un rapport intitulé « Financing Nature : Closing the Global Biodiversity Financing Gap » (Financement de la nature : mettre un terme au déficit de financement de la biodiversité dans le monde), qui est devenu l'un des rapports les plus cités sur la conservation de la biodiversité. Il est cité dans l'objectif D du cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal et a également été utilisé pour fixer des objectifs précis en matière de mobilisation des ressources par les parties à la Convention des Nations unies sur la diversité biologique (CDB). Lors de la COP16 en Colombie, l'un des principaux sujets de débat sera de savoir comment s'est déployée la tentative de combler le déficit de financement de la biodiversité à travers le monde ; de même lors des réunions annuelles de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques où les questions de fonds de réponse aux pertes et préjudices ainsi que le financement de l'action pour le climat ont occupé le devant de la scène. Le message de la COP16 ne suscitera aucune surprise : le déficit de financement reste important et il est urgent de faire beaucoup plus pour y mettre un terme. De fait, de nombreux gouvernements et ONG du Sud s'associent autour de cette idée de combler le déficit de financement et la lient à la justice sociale et à la compensation d'une dette écologique du Nord à l'égard du Sud.
Pour plus de contexte, voici un historique des trois organisations à l'origine du rapport Financing Nature : le Paulson Institute a été créé par Henry Paulson, ancien secrétaire au Trésor des États-Unis et, auparavant, banquier de haut niveau chez Goldman Sachs ; l'organisation The Nature Conservancy qui est la plus grande organisation de protection de la nature au monde et qui, à l'époque où Financing Nature a été publié, était dirigée par un ancien banquier de haut niveau, également de Goldman Sachs ; et le Cornell Atkinson Centre for Sustainability, un think tank américain créé par David Atkinson, ancien vice-président de la banque JP Morgan.
Dès la préface, l’on peut percevoir l’influence de Financing Nature, avec une longue liste de personnes qui soutiennent la rédaction de ce rapport : y apparaissent certains dirigeants du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement, de la Banque centrale européenne, du Programme des Nations unies pour l'environnement, ainsi que John Kerry, Mark Carney et Michael Bloomberg. Parmi les équipes de rédaction et de révision externe du rapport, la plupart des personnes étaient liées à des groupes de protection de la nature et des sociétés de conseil qui travaillent sur le financement de la protection de la nature en Amérique du Nord. Les organisations du Sud, elles, brillent par leur absence.
Le rapport Financing Nature s'ouvre sur un constat sévère : « Pour ralentir et stopper la perte globale de biodiversité, nous devons fondamentalement repenser notre relation à la nature et transformer nos modèles économiques et nos systèmes de marché ». Pourtant, le rapport ne s'étend pas sur ce que pourrait être une nouvelle relation à la nature, ni sur la forme que pourraient prendre les modèles économiques et les systèmes de marché. Son message, au contraire, tourne essentiellement autour de la nécessité d'augmenter massivement les dépenses pour sauver la biodiversité.
Les auteurs estiment que le déficit de financement annuel se situe entre 700 et 900 milliards $ US, les dépenses actuelles oscillant entre 124 et 143 milliards $ US. D'après les auteurs, ce déficit de financement peut trouver un terme en réduisant d'abord les subventions nuisibles d'environ 270 millions $ US (somme qui pourrait être réorientée vers des dépenses de conservation) et en augmentant ensuite les dépenses en faveur de la nature afin qu'elles atteignent 500 à 700 milliards $ US chaque année. Ils continuent en affirmant qu'au moins 192 milliards $ US seraient nécessaires à l'extension des zones protégées sur terre et en mer afin d'atteindre l'objectif 30x30. La transition vers une pêche maritime durable nécessiterait un financement supplémentaire de 23 à 47 milliards $ US annuels jusqu'en 2030, et la conservation des habitats côtiers 37 milliards $ US supplémentaires. La majeure partie du déficit de financement concerne la transition vers une agriculture durable, qui aurait besoin de 315 et 420 milliards $ US par an, et la transition vers une gestion durable (ou régénératrice de la nature) du bétail, de 81 milliards $ US supplémentaires par an.
Le rapport indique que ces sommes peuvent sembler colossales, mais qu'elles ne le sont pas. Elles représentent une goutte d'eau dans l'océan par rapport à tout l'argent qui circule dans l'économie mondiale, en particulier celui contrôlé par les banques d'investissement et les sociétés de gestion d'actifs privés, évalué à plus de 100 000 milliards $ US. De plus, le rapport décrit qu'en comblant le déficit de financement de la biodiversité cela produira des dividendes économiques bien supérieurs aux investissements initiaux. La préface regorge de déclarations qui célèbrent cette vision optimiste. Ainsi, John Kerry déclare :
« Les changements politiques radicaux entrepris par les gouvernements ne suffiront pas s'ils ne sont pas accompagnés d'un investissement sans précédent du secteur privé. Mais c'est de là que vient l'optimisme de ce rapport, car si nous suscitons des mouvements financiers massifs, non seulement nous préservons la nature et sauvons des vies, mais nous créons des emplois et déclenchons un boom économique qui nous aide à mieux reconstruire ce moment que nous passons sur terre. »
L’obsession illusoire pour le déficit de financement
Financing Nature n'est pas le premier rapport publié dans ce domaine. Depuis la fin des années 2000, plusieurs organisations, dont l'UICN, le PNUE, l'OCDE et le WWF, ont produit des rapports sur les déficits de financement en partenariat avec des banques telles que le Crédit suisse et des cabinets de conseil tels que McKinsey. Les rapports nationaux et régionaux sur le déficit de financement se sont également multipliés. En 2012, les pays parties à la CDB ont convenu de réaliser des examens des dépenses nationales en matière de biodiversité, qui permettraient de déterminer le montant des fonds publics et privés consacrés à la biodiversité et les besoins de financement nécessaires pour atteindre les objectifs de la CDB. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a soutenu ce travail en lançant l'initiative de financement de la biodiversité (BIOFIN), qui fournit des rapports sur les lacunes propres aux États parties. Le Royaume-Uni a également produit des rapports nationaux sur les lacunes en matière de financement de la biodiversité et l'UE a récemment fait de même.
Cette obsession pour la fin du déficit de financement n'est pas l'apanage des rapports sur la biodiversité et se retrouve dans des rapports qui s'intéressent à de nombreux autres domaines. Ils suivent tous la même formule et tendent systématiquement à montrer que l'insuffisance du financement public est telle que seul le financement privé pourrait venir à la rescousse. Leurs recommandations incluent toujours des stratégies de financement mixte, qui associent les fonds publics et privés. L'analyse du déficit de financement appliquée aux objectifs de développement durable (ODD) constitue un des exemples les plus remarquable. En 2015, la Convention des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a conclu qu’il faudrait dépenser à travers le monde 2500 milliards $ US par an jusqu'en 2030 pour garantir la réalisation des ODD. Ce chiffre a été recalculé en 2023 pour atteindre 4000 milliards $ US.
Considérons le rapport Financing Nature dans le contexte plus large de ce que certains décrivent comme la « gap mania » (NDLT : expression qui pourrait se traduire par « l'obsession pour la fin du déficit de financement »). La plupart des rapports qui traitent du sujet avancent des arguments qui semblent plutôt progressistes – citons, par exemple, la réduction des subventions nuisibles. D'autres arguments avancent que dans certains secteurs, tels que la pêche, les agences publiques seraient sous-financées expliquant ainsi pourquoi certains pans du secteur de la pêche sont mal gérés. Pourtant, dans Financing Nature, les chiffres produits relatifs aux dépenses et aux besoins de financement s'appuient sur des preuves tellement douteuses que personne ne devrait les prendre au sérieux. Le rapport présente également une vision peu convaincante et superficielle de la lutte contre la crise de la biodiversité. Il s’agit donc d’un discours bien pratique qui se satisfait de changements minimes dans la gouvernance actuelle des ressources naturelles sans s'attaquer aux causes profondes du problème.
Les solutions que proposent les rapports tels que Financing Nature ne sont-elles pas illusoires ? Il n'y a aucune raison de croire que la crise de la biodiversité sera évitée si, à travers le monde, 700 milliards $ US supplémentaires par an sont consacrés au financement de la biodiversité. Cette vision tend à induire l'idée que l'argent résout tous les problèmes et ne tient pas compte du fait que de larges sommes dépensées pour la conservation mènent à des résultats ambigus, voire même parfois carrément négatifs. Mais ce qui est le plus inquiétant de Financing Nature est qu'il présente un avenir des plus menaçants. Dans cet avenir, la conservation de la biodiversité se finance essentiellement sur les marchés financiers mondiaux, ce qui ouvre inévitablement de nouvelles frontières aux sociétés de gestion d'actifs. À ce titre, Financing Nature n'est en aucun cas une étude objective des besoins financiers de la conservation mondiale ; il s'agit plutôt d'une publication performative qui présente des opportunités d'investissement privé.
Il n’y a actuellement pas de littérature qui remet en question les calculs présentés dans Financing Nature. La présente publication s'efforce d'y remédier. Elle soulignera également pourquoi il est inacceptable que des organisations qui travaillent sur les questions de droits des peuples autochtones et des communautés de pêche artisanale légitiment le déficit de financement et le relient au concept de dette écologique. Cela ne fait que renforcer l'idée que la capacité des populations du Sud à vivre de manière durable dépend de l'obtention de ressources financières considérables et d'un soutien extérieur.
Financing Nature : une dangereuse absurdité !
Financing Nature impressionne par ses chiffres. Le rapport complet fait plus de 230 pages et contient 837 références, ce qui laisse penser qu'il s'agit d'une étude qui fait autorité et s'appuie sur une quantité énorme de recherches originales. En y regardant de plus près, on constate qu'il en va tout autrement.
Comme tous les rapports sur le déficit de financement, Financing Nature se divise en trois étapes : calculer le montant des fonds alloués à la conservation de la biodiversité ; calculer le montant des fonds nécessaires à la résolution de la crise de la biodiversité ; déterminer d'où ces fonds devraient provenir. Examinons chacune de ces étapes isolément, en nous concentrant sur le cas de la biodiversité marine et de la pêche.
ÉTAPE 1 : CALCULER LES FONDS ALLOUÉS À LA CONSERVATION DE LA BIODIVERSITÉ
L'une des premières difficultés rencontrées pour mesurer les fonds consacrés à la conservation de la biodiversité consiste dans un premier temps à déterminer ce que signifie le financement de la conservation de la biodiversité. Dans Financing Nature, celui-ci est défini comme correspondant « aux ressources financières destinées à la conservation, à la restauration et à l'utilisation durable de la biodiversité, ainsi que les investissements dans les systèmes biophysiques qui soutiennent la biodiversité ». Le rapport n'est jamais plus précis sur cette définition. Difficile, donc, de savoir ce qu’inclut précisément cette définition. La notion floue d' « utilisation durable de la biodiversité » pose problème. On ne sait pas comment, en utilisant cette définition, on peut s'y retrouver face à la tendance de plus en plus répandue des industries à affirmer que leurs pratiques commerciales favoriseraient la durabilité ; rappelons-nous que les pratiques de greenwashing sont monnaie courante.
Partant de cette définition vague, le rapport indique que le montant total dépensé pour la conservation de la biodiversité en 2019 se situait entre 124 et 143 milliards $ US. Ce montant provient de trois sources : les dépenses gouvernementales, l'aide publique au développement et le financement privé. Financing Nature fournit une ventilation plus détaillée, résumée dans le tableau suivant :
Arrêtons-nous sur un instant sur l’élément « infrastructures naturelles ». Cet intitulé correspond aux dépenses qui soutiennent la santé des « systèmes biophysiques », tels que les rivières, les forêts et les récifs coralliens. En général, ces dépenses sont financées par les gouvernements ; il est donc étonnant qu'elles soient indiquées comme distinctes des « budgets nationaux et du prélèvement de l'impôt », et il semble probable que le rapport présente des problèmes de double comptabilité.
Même en mettant de côté ce qu'implique le choix de ces catégories, Financing Nature propose une méthode alambiquée et incohérente pour parvenir à ces chiffres. Il en résulte une représentation sans nuance des flux financiers internationaux, sans possibilité de distinguer ce qui est dépensé dans les pays africains par rapport à l'Amérique du Nord ou à l'Europe, par exemple.
Budgets nationaux et analyses des dépenses en biodiversité
Le calcul des budgets nationaux et du prélèvement de l’impôt présenté dans le rapport Financing nature provient principalement d'une étude de l'OCDE publiée en avril 2020, qui proposait sa propre estimation des financements existants pour la conservation de la biodiversité. Cette étude compilait des informations provenant des « analyses des dépenses de biodiversité » (ADB) soumis par les pays parties à la CDB, ainsi que des rapports réalisés dans le cadre du projet BIOFIN. Ces informations ont été complétées par des données provenant du système de comptabilité des dépenses publiques de l'OCDE, la « Classification des fonctions des administrations publiques » (COFOG). Ce système demande aux gouvernements d'attribuer de nombreuses catégories à leurs dépenses, y compris la catégorie des dépenses liées à la biodiversité.
Depuis 2015, 49 pays ont soumis ces ADB à la CDB, le plus souvent sans jamais soumettre de mise à jour des données. L'OCDE a considéré que 19 de ces analyses étaient si incomplètes que l'organisation ne les a pas intégrées à son étude. Les analyses de financement de BIOFIN ne sont produites que par les pays en développement qui participent au projet. Le site web de BIOFIN en répertorie 41, mais seuls 18 d'entre eux ont achevé ces analyses. Un plus grand nombre de pays récoltent leurs données selon la méthodologie COFOG. Toutefois, les analyses des dépenses nationales réalisés pour la CDB et celles réalisées pour BIOFIN utilisent des méthodologies différentes, ce qui complique la comparaison. En outre, les données compilées par la méthodologie COFOG diffèrent largement des méthodologies ADB et BIOFIN et sont principalement utilisées pour suivre les dépenses publiques en matière de gestion de l'eau et de lutte contre la pollution. Par conséquent, combiner les données COFOG à des données ADB et BIOFIN n'a pas beaucoup de sens. La combinaison de ces trois ensembles de données pour obtenir un chiffre global sur les dépenses des gouvernements en faveur de la biodiversité (qui nécessite l'extrapolation des données de certains pays à l'ensemble des pays) ne fait rien d’autre que de nous embrouiller.
Lorsque l'on s'attarde davantage sur comment sont récoltées les données relatives aux dépenses en faveur de la biodiversité dans les ADB et analyses BIOFIN, les insuffisances continuent d'affluer. Les gouvernements emploient des consultants qui produisent ces rapports et s’efforcent de donner un sens aux dépenses publiques dans les différentes agences gouvernementales de niveau national et sous-national. Pour chacune de ces institutions, l'analyse doit porter sur la part des fonds qui auraient été soit intégralement, soit partiellement dépensés pour la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité. Il s'agit là d'une tâche colossale, semée d'embûches, qui consiste notamment à contourner les restrictions d'accès à l'information et à tenir compte du type de régime politique en place dans un pays donné.
Les consultants disposent également d'une grande marge de manœuvre pour inclure toutes sortes de dépenses. Dans son rapport national à BIOFIN, la Thaïlande inclut par exemple dans la liste des dépenses liées à la biodiversité les dépenses pour les études d'impact sur l'environnement de l'industrie pétrolière, le coût de la création et de l'entretien des zoos, et le travail du ministère de l'élevage pour garantir la diversité génétique des espèces bovines[8].
En ce qui concerne la pêche et la biodiversité marine, le budget annuel du ministère (ou du département) chargé de la pêche est toujours considéré comme faisant partie du financement de la biodiversité par le gouvernement dans les ADB et les rapports BIOFIN. Cependant, il semble pertinent de se demander quelle part de ces dépenses contribue réellement à la sauvegarde de la biodiversité marine ? Aux Seychelles, les consultants chargés du rapport BIOFIN pour les dépenses de l'année 2018 ont inclus le budget total de l'Autorité des pêches des Seychelles (SFA) au motif que celle-ci est engagée dans la gestion durable des pêcheries. Dans son rapport pour BIOFIN, le Vietnam a classé 93 % du budget annuel du ministère de la pêche comme financement de la biodiversité, les 7 % restants étant classés comme coûts opérationnels. Le rapport de la Tanzanie et de Zanzibar inclut non seulement les dépenses du gouvernement pour la gestion des pêches, mais aussi les dépenses pour le développement de l'économie bleue et la promotion de l'aquaculture.
Les rapports nationaux sur les dépenses en faveur de la biodiversité incluent des éléments qui poussent la définition desdites dépenses jusqu'à leurs limites et comptabilisent des sommes qui n'ont certainement presque rien à voir avec la conservation de la biodiversité. De fait, ces rapports n'apportent pratiquement aucune valeur ajoutée pour comprendre le succès des gouvernements en matière de préservation ou d'augmentation de la biodiversité. Les informations sur combien dépensent les gouvernements en matière de gestion des pêches constituent sans aucun doute une partie du puzzle permettant de comprendre la durabilité des pêcheries. Pourtant, la plupart des autorités chargées de la gestion des pêches sont davantage intéressées par la promotion de l'expansion des pêcheries que par le contrôle de leur impact sur la biodiversité marine. L'utilisation des dépenses du ministère de la pêche comme indicateur de la conservation de la biodiversité marine revient à utiliser les données sur les budgets des forces de l'ordre comme indicateur des niveaux de justice pénale.
Aide publique au développement et la crédibilité des « Marqueurs de Rio »
Lorsqu'il s'agit d'estimer le montant des fonds alloués à la biodiversité par les donneurs, les données utilisées dans Financing Nature – ainsi que dans tous les autres rapports sur le déficit de financement – proviennent des informations communiquées par les donneurs au Système de notification des pays créanciers, géré par l'OCDE. Depuis le milieu des années 1990, les donneurs sont tenus d'indiquer si les dépenses d'aide sont liées à ce que l'on appelle les marqueurs de Rio, qui incluent l'atténuation et l'adaptation au changement climatique, la désertification et la biodiversité. Les donneurs doivent classer leurs dépenses en indiquant si un projet est entièrement axé sur la conservation de la biodiversité, auquel cas il reçoit la note « 2 », ou s'il n'est que partiellement axé sur la conservation de la biodiversité, auquel cas il reçoit la note « 1 ». Si le projet n'a rien à voir avec la conservation de la biodiversité, il reçoit un zéro. Ce qui est indiqué dans les rapports sur le déficit de financement correspond donc au total des dépenses d'aide classées selon le marqueur de biodiversité. Le protocole adopté par les membres de l'OCDE pour calculer la valeur des projets d'aide publique au développement pour des catégories spécifiques consiste à attribuer 100 % de la valeur du projet aux projets de catégorie « 2 » et 40 % de la valeur des projets classés de catégorie « 1 ».
Ce système de notification des donneurs est important car il permet de suivre les résultats des donneurs en ce qui concerne les promesses de dépenses en faveur de la biodiversité dans le cadre de la CDB, et le marqueur climatique est utilisé pour leur notification dans le cadre de la CCNUCC. Cependant, les donneurs rendent compte eux-mêmes de leurs marqueurs de Rio. Aucun système ne prévoit d'examen externe de ces décisions. Dans de nombreux cas, ils communiquent si peu sur l'objectif et les activités de leurs projets qu'il serait impossible pour une personne extérieure de remettre en question leurs rapports dans le contexte des « marqueurs de Rio ».
La fiabilité de ces rapports sur le marqueur climatique a fait l'objet d'un plus grand nombre de recherches que ceux sur le marqueur de biodiversité. En 2017, examen approfondi de plus de 5 000 projets de donneurs étiquetés avec le marqueur climatique a conclu que le système n'était absolument pas fiable ; la plupart des projets étaient mal étiquetés et, par conséquent, les flux d'aide déclarés pour les projets climatiques étaient massivement exagérés. Il n'y a aucune raison d'imaginer que ces problèmes ne s'appliquent pas également au marqueur de biodiversité.
Il est important de tenir compte du fait que les donneurs sont incités à attribuer le maximum de marqueurs de Rio, car cela donne l'impression qu'ils respectent leurs engagements internationaux. Le système permet également de s'en tirer avec une double comptabilité. Prenons le projet « Ecofish », financé par l'Union européenne en Afrique, qui dispose d'un budget de 28 millions d'euros. Il est classé « 2 » sur le marqueur de biodiversité de Rio, ce qui signifie que 100 % des fonds d'Ecofish sont consacrés à la conservation de la biodiversité, mais il est également classé « 1 » pour le climat, ce qui signifie que 40 % des fonds sont consacrés au climat. Par conséquent, une dépense de 28 millions d'euros est présentée comme si l’UE fournissait 39,2 millions d'euros aux pays du Sud afin de respecter ses engagements en matière de climat et de biodiversité.
Une fois de plus, le principal problème de ce système de rapport est qu'il suppose que les projets financés par les donneurs et classés comme orientés vers la biodiversité ont un impact positif sur la conservation de la biodiversité. Des exemples de secteurs comme la pêche illustrent pourquoi cette hypothèse est erronée. Rien ne prouve que les milliards de dollars dépensés dans des projets de développement pour la pêche – y compris des projets tels que Ecofish – ont rencontré un succès retentissant dans l'amélioration de la biodiversité marine, et de nombreux éléments démontrent que beaucoup de projets se sont surtout révélés être des échecs coûteux.
La Banque mondiale, par exemple, est le principal bailleur de fonds pour les programmes de pêche dans les pays du Sud. Elle attribue une note de « 1 » à ces programmes dans le cadre du marqueur de biodiversité du système de notification des crédits de l'OCDE. Pourtant, le bilan de la Banque en matière d'amélioration de la gestion de la pêche est relativement médiocre. Le groupe d'évaluation indépendant de la Banque mondiale a publié en 2021 un rapport qui passe en revue 253 projets financés par la Banque entre 2009 et 2019 et portant sur la dégradation et la vulnérabilité des ressources naturelles, pour une valeur combinée de 33 milliards de dollars. Parmi ces projets, 53 étaient axés sur l'amélioration des performances environnementales et économiques de la pêche artisanale. L'évaluation a montré que sur 253 projets seul un petit nombre pouvaient démontrer un résultat environnemental positif ; pratiquement aucun des 53 projets qui visaient la pêche artisanale n'a rassemblé de données sur les changements d'intensité de la pêche ou sur le bien-être des communautés côtières ciblées par ces projets. Certains des échecs les plus coûteux des projets de pêche de la Banque mondiale se trouvent en Afrique. C'est notamment le cas du programme de 55 millions $ US destiné à améliorer la durabilité de la pêche au Ghana. Celui-ci a été annulé prématurément parce que le gouvernement ghanéen a augmenté le nombre de licences accordées aux chalutiers appartenant à des Chinois. Pourtant, malgré cet échec, 40 % du budget de ce projet sont listés comme des dépenses qui sauvent la nature. En fin de compte, le système des « marqueurs de Rio » ne permet pas aux donneurs de soustraire de l'argent lorsque les projets échouent.
Flux financiers privés : écolabels, compensations et obligations vertes
Les erreurs dans Financing Nature se poursuivent avec les estimations du financement de la biodiversité par le secteur privé. Par exemple, les données relatives au financement des « chaînes d'approvisionnement durables » découlent d'une estimation de la valeur marchande des produits soumis à des programmes d'écolabellisation tels que ceux du Marine Stewardship Council, du Forest Stewardship Council et des écolabels d’ « huile de palme durable ». Financing Nature part du principe qu'entre 1 % et 1,5 % de la valeur marchande de ces produits labellisés est investie par les entreprises dans l'amélioration de l'impact environnemental de leurs activités. On obtient ainsi un chiffre compris entre 5,5 et 8,2 milliards de dollars par an dépensés par les entreprises pour améliorer la biodiversité, soit un montant similaire à celui de l'aide publique au développement classée selon le marqueur de Rio. Que faut-il en penser ?
Tous ces systèmes d'écolabels favorables aux entreprises manquent de crédibilité. Il n'est plus à démontrer que bon nombre de produits certifiés « écologiques » ne le sont pas, alors que beaucoup d'autres produits – tels que ceux de la pêche et l’agriculture à petite échelle – qui n’ont pas été certifiés « durables » par des systèmes de certification tiers coûteux le sont davantage. En outre, Financing Nature ne fournit aucune preuve que les entreprises engagées dans ces programmes contribuent à hauteur de 1 % à 1,5 % de la valeur marchande des produits écolabellisés dans des dépenses de protection ou de conservation de la biodiversité. Ce chiffre est un pur produit de l'imagination. Dans la même veine, les auteurs du rapport n'ont à aucun moment jugé utile d'expliquer pourquoi ils avaient décidé d'appliquer ces 1 % à 1,5 % à 25 % de la production mondiale de produits de la mer – y compris ceux issus de l'aquaculture :
« Pour les produits de la pêche durable, on suppose qu'entre 1 % (estimation basse de 1,1 milliard $ US) et 1,5 % (estimation haute de 1,6 milliard $ US) de la valeur du marché des produits de la mer certifiés durables, estimée à 102,25 milliards $ US, a été utilisé pour financer des mesures de conservation liées à la biodiversité. Pour générer ces valeurs, nous avons estimé la taille de l'ensemble du marché mondial des produits de la mer durables. En 2018, la valeur à la première vente des produits de la pêche et de l'aquaculture a été estimée par la FAO à 401 milliards $ US par an ; il s'agit d'une valeur prudente car elle n'inclut pas la valeur ajoutée tout au long de la chaîne d'approvisionnement, ni les majorations impliquées dans la vente d'un produit final. Sur ce marché, nous estimons que 25 % de la production peut être qualifiée de « produits de la mer durables. » (Voir page 210 du rapport Financing Nature)
S’ensuivent les données sur les « produits d'investissement verts ». Ce type de financements privés provient principalement d'obligations vertes et bleues. Financing Nature explique comment ces obligations sont passées en revue pour trouver celles qui soutiennent directement la biodiversité. Le rapport indique qu'environ 3 % de toutes les obligations écologiques émises par les gouvernements et les entreprises soutiennent des projets de biodiversité (le reste se concentre pour la plupart sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou de la pollution). Pour 2019, Financing Nature a établi que les obligations qui soutiennent spécifiquement les projets de biodiversité auraient fourni un total de 3,6 à 8,3 milliards $ US en financement de la biodiversité.
Il n'est pas possible d'accéder à la liste des obligations identifiées par Financing Nature, mais l'organisation donne quelques exemples d'études de cas positives. L'une des obligations mises en avant est l'obligation verte émise par la société de fabrication de pneus Michelin Tyres, qui a permis de lever 95 millions de dollars pour mettre en place une production durable de caoutchouc en Indonésie et contribuer à l'extension des forêts protégées. Il s'agissait de l'une des obligations vertes les plus importantes pour la biodiversité des forêts au moment de la publication de Financing Nature. Elle était soutenue par plusieurs donneurs bilatéraux, dont la France, le Royaume-Uni, la Norvège et les États-Unis, et a également été développée en partenariat avec le WWF et le PNUE. Cependant, lorsque Financing Nature a été lancé, les enquêtes des ONG ont montré que Michelin Tyres avait délibérément trompé les investisseurs sur son impact environnemental sur les forêts primaires en Indonésie et que ses opérations d'expansion des plantations d'hévéas avaient été un désastre écologique. Il a été révélé qu'une grande partie de l' « obligation verte » avait été utilisée pour réduire les dettes à court terme de l'entreprise, et non pour financer des dépenses en faveur de la biodiversité. La promesse d'utiliser les fonds pour soutenir l'expansion des forêts naturelles afin de protéger la biodiversité était un mensonge. Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres montrant la normalisation du greenwashing sur le marché des obligations vertes.
Enfin, Financing Nature prend également pour argent comptant la valeur marchande des programmes de compensation de la biodiversité – évaluée entre 6 et 9 milliards de dollars par an – malgré les preuves irréfutables que peu d'entre eux conduisent à des bénéfices nets pour la biodiversité. Le même défaut s'applique à la façon dont, dans Financing Nature, l'argent payé par les marchés d'échange de carbone pour la sylviculture est ajouté à la liste des dépenses positives pour la nature, sans tenir compte des recherches approfondies qui démontrent combien l'utilisation de ces programmes est frauduleuse, bien qu'extrêmement rentable pour ceux qu’on peut appeler les cow-boys du carbone.
En résumé, la première étape, qui consiste à établir les flux d’argent contribuant à financer la conservation de la biodiversité, est incohérente et illusoire. C’est également faux d’affirmer que les gouvernements, les organisations internationales, les philanthropes et le secteur privé dépenseraient environ 140 milliards $ US par an pour des mécanismes qui augmentent la biodiversité. Les auteurs de Financing Nature ignorent toute la littérature qui remet en question la fiabilité des données utilisées et commettent une grave erreur en supposant que les fonds déclarés pour la conservation de la biodiversité ont un impact positif. En faisant cette erreur, Financing Nature légitimise de nombreuses formes de financement bidon, y compris certaines que nombreuses organisations de la société civile et les mouvements sociaux du Sud ont rejetées avec force.[17] Ce qui est également inacceptable dans ce rapport et dans d'autres rapports du même acabit, c'est qu'ils ne tiennent jamais compte des coûts de protection et de sauvegarde de la nature par les communautés rurales et les peuples autochtones qui utilisent et gèrent des millions d'hectares de forêts et de zones côtières. Ces coûts ne sont pas comptabilisés, alors que l'argent généré par les cow-boys du carbone et les traders d'obligations l'est.
ÉTAPE 2 : CALCULER LES BESOINS DE FINANCEMENT
La deuxième étape du rapport sur le déficit de financement consiste à estimer le montant supplémentaire nécessaire pour conserver et accroître la biodiversité. Histoire de compliquer le tout, cette partie de Financing Nature ne reprend pas la catégorisation des financements utilisée lors de l’étape 1. Au lieu de cela, les fonds sont répartis par secteur (pêche, sylviculture, agriculture et élevage) et par thème (zones protégées). En raison de ce changement de focale, il devient impossible de déterminer le déficit de financement pour des secteurs particuliers. De fait, la première partie ne décrit pas les montants alloués à la gestion des pêches, alors que la deuxième partie fournit des données sur les besoins en gestion des pêches. Ce rapport ne fait preuve d’aucune logique. Mais ce n'est pas le principal problème. Le problème le plus important est que les auteurs de Financing Nature, une fois de plus, arrivent à des chiffres basés sur des hypothèses très douteuses issues d'une recherche étonnamment limitée. Prenons l'exemple de la pêche maritime.
Financing Nature estime que la transition vers une pêche durable nécessite de dépenser entre 23 et 47 milliards $ US par an jusqu'en 2030. Ce chiffre provient d'un unique article académique publié en 2018 par un groupe de biologistes marins nord-américains. Ces derniers prônent l'élargissement des programmes de « catch share » (similaires aux quotas individuels transférables) comme le moyen le plus efficace d'augmenter la rentabilité et la productivité des pêcheries commerciales. Les auteurs de cette étude de 2018 ont alors dû combler plusieurs lacunes dans leurs données, qu’ils qualifient eux-mêmes d' « approximative », notamment au niveau des informations qui concernent les sommes allouées par les gouvernements à la gestion des pêches et à la rentabilité des pêcheries dans le cadre de différents régimes de gestion. Ce document présente un scénario « extrême » selon lequel les dépenses mondiales en matière de gestion des pêches devraient atteindre 30 milliards $ US annuels d'ici à 2050 si tous les pays du monde s'engageaient dans cette voie. Toutefois, les auteurs estiment qu'il s'agit probablement d'une surestimation, car les systèmes de « catch share » ne sont pas toujours plus coûteux à administrer que d’autres alternatives. Le document suggère également que les gouvernements pourraient récupérer ces coûts en faisant payer davantage les entreprises de pêche. Pour finir, on ne sait pas très bien comment, dans Financing Nature, le chiffre de 30 milliards $ US d'ici 2050 a été transformé en une estimation comprise entre 23 et 47 milliards $ US d'ici 2030.
Les auteurs de cette recherche de 2018, qui s’intéresse au coût du partage des captures, soulignent qu'il s'agit d'une expérience théorique basée sur des données limitées et destinée à alimenter de futurs travaux de recherche. Ils paraissent également ouverts à la critique et reconnaissent que cette expérience de pensée suppose que tous les pays pourraient adopter le système de gestion de la pêche privilégié par les pays développés, tels que les États-Unis, le Canada et l'Australie. Mais c'est oublier que les pêcheries de la plupart des pays du Sud fonctionnent différemment et que l'idée d'imposer une gestion des pêches axée sur la maximisation des profits serait désastreux pour les millions de personnes qui dépendent de la pêche pour leur subsistance. Les avis sont également partagés en ce qui concerne le moyen d'établir à quel point les différents types de systèmes de partage des captures favoriseraient une pêche durable, et il est admis que cela dépend de nombreux autres facteurs.
Cette approche cavalière de l'estimation des besoins en dépenses pour la biodiversité ne s'applique pas seulement à la pêche. L'estimation du coût de la transition vers une gestion durable des forêts se fonde également sur un seul document de recherche publié en 2014, qui passe en revue les estimations des dépenses par hectare liées à la gestion durable des forêts. Cette étude, rédigée par une scientifique forestière allemande, indique qu’un coût de gestion de 13 $ US par hectare pour les forêts tropicales et de 21 $ US pour les forêts tempérées et boréales sont largement utilisés, y compris par les agences des Nations unies. Les chiffres présentés dans Financing Nature reposent sur l'estimation de la FAO du pourcentage de forêts existantes gérées de manière durable (11 % des forêts dans le monde), puis sur l'utilisation du coût de gestion par hectare pour calculer ce qu'il en coûterait pour que le reste soit géré de manière durable. Le problème, cependant, c'est que l'autrice de l'article original cité par Financing Nature décrivait simplement que les organisations internationales avaient utilisé ces estimations sur le coût de gestion durable des forêts pendant de nombreuses années, mais qu'elles s’appuyaient sur des erreurs statistiques et sur un échantillon de taille extrêmement réduite. L'autrice explique que les chiffres sont donc « difficilement fiables ». Elle ajoute que l'état des connaissances sur le coût de la gestion forestière est médiocre et qu’il faut tenir compte des différents contextes pour l'améliorer. Financing Nature propose donc un nouveau calcul de coin de table en utilisant des données provenant de quelqu'un qui dit qu'il ne faut pas les utiliser…
En outre, il semble raisonnable de penser qu'il n'y a pas de lien direct entre les sommes consacrées à la gestion des forêts et le succès de cette gestion. Les pays dépensent beaucoup d'argent pour gérer les forêts de manière non durable, comme ils le font pour la pêche. L'estimation des besoins de financement dans Financing Nature suppose que les pays ne dépensent pas d'argent pour gérer les forêts de manière non durable. Cela explique pourquoi le déficit de financement semble si important, alors qu'il faudrait sûrement que l'argent soit mieux dépensé.
Aires marines protégées
Financing Nature s'appuie sur d'autres études qui estiment les besoins financiers des pays pour la réalisation de l'objectif « 30x30 ». Citons plus particulièrement une étude publiée en 2020 sous la direction de l'universitaire britannique Anthony Waldron. Il en ressort que pour atteindre l'objectif « 30x30 » – qui requiert une extension des zones protégées existantes de 20 fois supérieure à ce qu'elles sont aujourd'hui –, il faudrait dépenser 192 milliards $ US chaque année si ces zones étaient désignées comme réserves naturelles intégrales. Ce chiffre est à comparer aux dépenses actuelles estimées à 24 milliards $ US, dont la majeure partie est dépensée dans les pays du Nord. Il est important de noter que l'étude de M. Waldron estime que les dépenses des communautés rurales du Sud représentent environ un cinquième des dépenses totales consacrées à la gestion des zones protégées dans le monde, soit près de 5 milliards $ US, qui n’apparaissent jamais dans la première partie de Financing Nature.
Selon l'étude de Waldron, jusqu'à 90 % des 192 milliards $ US supplémentaires devraient être dépensés dans les pays en développement. Bien qu'une ventilation des dépenses pour les aires marines protégées (AMP) ne figure pas dans l'étude, celle-ci décrit qu'une petite partie des 24 milliards $ US actuellement dépensés pour les aires protégées est consacrée aux AMP, mais que l'extension de ces aires protégées représentera une part substantielle de l'estimation de 192 milliards $ US. Cela signifie que pour respecter l’objectif « 30x30 » – selon les chiffres utilisés dans Financing Nature – les États côtiers et insulaires du Sud devraient avoir besoin de dizaines de milliards de dollars par an pour les AMP.
En examinant les différents postes de dépenses de ces 192 milliards $ US, on constate que les dépenses sont principalement consacrées à l'application de la loi. Le modèle économique de l'objectif « 30x30 » dépend également de l'expansion de l'écotourisme, dont l'étude de Waldron indique qu'il augmentera de 4 % par an, soit un quasi-doublement en dix ans. Accepter ces chiffres, c'est donc approuver une vision qui se caractérise par une augmentation stupéfiante des dépenses en faveur des organismes chargés de l'application de la loi pour patrouiller de vastes zones de la planète, dépenses financées par une augmentation du tourisme. Difficile de savoir si cette augmentation du tourisme se réfère à l'augmentation des flux touristiques – ce qui causerait des dommages environnementaux substantiels et des émissions de gaz à effet de serre – ou à l'augmentation du montant des dépenses des touristes, ce qui restreindrait l'accès aux zones protégées aux personnes les plus riches.
Les projections de dépenses pour sauver la biodiversité se basent donc sur un modèle très douteux. Les estimations des besoins de financement pour l'objectif « 30x30 » peuvent être comparées à d'autres approches dans lesquelles la protection de la biodiversité est intégrée à des systèmes de conservation gérés par les communautés et à la suppression d'une croissance économique non durable. Il n'est peut-être pas nécessaire ni souhaitable de chiffrer le coût de cette approche, même si les recherches menées par le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des peuples autochtones suggèrent que les dépenses engagées par les communautés rurales pour gérer les forêts et certaines parties des océans sont bien inférieures aux coûts des zones protégées gérées par l'État, et bien plus efficaces. Si une plus grande partie du « 30x30 » était gérée de cette manière – comme le proposent de nombreuses organisations de pêche artisanale – les besoins de financement supplémentaires s'éloigneraient peut-être des 192 milliards $ US annuels.
En résumé, la deuxième étape du rapport sur le déficit de financement s'appuie sur un nombre limité de recherches (cherry-picking), qui sont ensuite interprétées de manière erronée. Les besoins de financement reposent également sur des modèles contestés et sélectifs de gouvernance des ressources naturelles, tels que la transition vers des programmes de quotas individuels transférables dans le secteur de la pêche. S'il est utile de prévoir les besoins de financement des pays, il faut alors envisager différents scénarios sur la manière dont les ressources sont gérées, par qui et à quelles fins. Ainsi, si l'on considère les dépenses nécessaires à une gestion durable des pêcheries, elles seront très différentes selon si une pêcherie est gérée par des agences gouvernementales, basée sur la pêche industrielle et axée sur la maximisation des profits, par rapport à des pêcheries qui donnent la priorité à la pêche artisanale dans le cadre de systèmes de gestion communautaire, principalement axés sur les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire au niveau local.
Ce que Financing Nature ne décrit pas non plus, c'est comment ces fortes augmentations de financement seront gérées et par qui. Selon les déclarations de dépenses officielles disponibles, l'OCDE indique que les dépenses annuelles de tous les gouvernements en matière de gestion des pêches étaient inférieures à 3 milliards $ US en 2022. Il est largement admis que de nombreux pays, y compris les États côtiers en développement et les petites îles, consacrent trop peu d'argent à la gestion des pêches, et en particulier à la pêche artisanale côtière. Cependant, l'augmentation des dépenses en matière de gestion des pêches, pour qu’elles atteignent entre 23 et 47 milliards $ US, reviendrait à multiplier par dix, si ce n’est plus, les dépenses actuelles. Si les besoins de financement présentés dans Financing Nature se concrétisaient, l'augmentation des budgets des départements de la pêche des pays du Sud se révèlerait stupéfiante. En outre, les agences responsables de la gestion des écosystèmes marins pourraient être chargées de dépenser des milliards de dollars supplémentaires pour la gestion des AMP. C'est sans compter les 37 milliards $ US supplémentaires nécessaires chaque année à la restauration des habitats côtiers identifiés dans le rapport Financing Nature, notamment les mangroves, les prairies marines et les récifs coralliens. Une question évidente est de savoir comment les gouvernements de ces pays pourraient absorber tout cet argent. Ou bien sont-ils censés sous-traiter à des entreprises et à des ONG qui le peuvent ?
ÉTAPE 3 : METTRE UN TERME AU DÉFICIT DE FINANCEMENT
La dernière étape du rapport Financing nature s'intéresse à la façon de combler le déficit de financement. Il s'agit de la partie la plus importante du rapport, qui compte plus de 110 pages. Un résumé est fourni dans le tableau 5.1. :
Cette proposition présente de nombreux aspects saisissants. Si l'on considère les mécanismes qui augmentent les flux financiers vers la conservation de la biodiversité, Financing Nature suggère une augmentation d'environ 50 % du financement public via les budgets nationaux et les politiques fiscales, ainsi qu'un doublement de l'aide publique au développement. En revanche, il est envisagé d'augmenter considérablement certaines sources de financement privé et de financement par les marchés financiers. Alors que le financement de la nature nécessiterait de doubler les produits certifiés par un écolabel, les compensations écologiques devraient être multipliées par 30, les obligations vertes et bleues par 10 à 15 et les solutions fondées sur la nature et les marchés de quotas carbone par 24.
L'avenir nous réserve des changements spectaculaires ! Là où l'État (et les communautés locales) s'occupait traditionnellement de collecter et gérer les fonds destinés à la gestion des ressources naturelles, le voilà détrôné par le financement privé, qui devrait finir par jouer un rôle dominant dans la gouvernance de la nature. Mais comment cela fonctionnerait-il dans la réalité ?
Si nous nous concentrons sur la biodiversité marine et les pêcheries, les dépenses en matière de gestion des pêcheries établies à l'étape 2 devraient passer de 3 à 47 milliards $ US, mais, conformément à l'étape 3, elles ne seront pas financées par les budgets nationaux et les politiques fiscales, car si elles l'étaient, cela signifierait que près de la moitié du budget de toutes les dépenses prévues par les gouvernements pour la biodiversité d'ici 2030 serait consacrée à la gestion des pêches. Si l'on suit la logique de Financing Nature, les dépenses publiques pour la gestion des pêches qui proviennent des impôts n'augmenteront que de 50 % (passant de 3 à 6 milliards de dollars) d'ici 2030, ce qui laisse environ 40 milliards de dollars à financer par d'autres mécanismes. Bien que la recherche de 2018 utilisée pour estimer les besoins de financement de la gestion des pêches était basée sur la recommandation que les gouvernements financent l'augmentation des coûts de gestion en augmentant les droits d'accès à la pêche pour les entreprises[24], ce n'est pas ce que propose Financing Nature. Au lieu de cela, le rapport recommande qu'environ 80 % des fonds destinés à la gestion des pêches proviennent de recettes non fiscales telles que les écolabels, les compensations pour la biodiversité et les obligations bleues, en contournant complètement les gouvernements.
De même, si l'on s'en tient aux chiffres dans Financing Nature, les milliards de dollars nécessaires à la création de nouvelles AMP ne peuvent être financés par les modestes augmentations des budgets nationaux et les hausses d'impôts. Par conséquent, si nous acceptons les chiffres présentés dans la troisième section du rapport, les AMP devront également être financées par des fonds autres que les recettes publiques issues de la taxation. C'est assez étrange, étant donné que les études sous-jacentes estiment que les AMP seront principalement financées grâce aux recettes générées par le tourisme. Ce dernier doit être considéré comme une source de taxes gouvernementales, à moins que l'énorme croissance du tourisme pour payer le 30x30 ne génère des revenus directement au secteur privé, qui gèrerait alors les AMP.
Finalement, le rapport présente une formule pour combler le déficit de financement imaginaire. Cette formule est en réalité inventée de toutes pièces sur la base d'une idéologie spécifique. Il n'y a aucune raison de penser que l'argent collecté par les gouvernements par le biais des impôts n'augmente pas au-delà des 50 %. Ce qui est présenté dans la troisième étape de « Financing Nature » est donc un fantasme néolibéral : une augmentation modeste des impôts et des dépenses publiques et une augmentation massive des investissements privés et des systèmes basés sur le marché, tels que les compensations de la biodiversité et les obligations vertes ou bleues.
En présentant cette vision, non seulement le financement privé finit par dominer les dépenses de conservation de la biodiversité, mais toutes les autres dépenses doivent également être réorientées pour attirer les investisseurs privés :
« Il est important de préciser que si ce rapport reconnaît le rôle essentiel des capitaux privés pour répondre aux futurs besoins de financement de la conservation de la biodiversité, il reconnaît également que l'augmentation des flux de capitaux privés ne suffit pas à elle seule. La réussite des financements privés ainsi que les conditions permettant de les inciter et de les orienter vers des résultats positifs en matière de conservation de la biodiversité dépendent du travail des gouvernements, des ONG et des communautés locales. Ensemble, ces acteurs doivent s'efforcer de créer les conditions favorables qui pourront répondre aux besoins de financement de la conservation de la biodiversité grâce à des flux de financements privés efficaces ». (p. 47 de Financing Nature)
Par conséquent, Financing Nature envisage non seulement d'augmenter le flux de financement privé pour la conservation, mais aussi de modifier radicalement l'organisation de la société, dans laquelle chacun aurait pour objectif premier de faciliter la vie des investisseurs privés.
Conclusion
Le rapport Financing Nature a eu un impact profond sur les débats mondiaux concernant la conservation de la biodiversité. Il est utilisé pour l'un des quatre objectifs de l'accord-cadre Kunming-Montréal sur la CDB. Pourtant, il ne mérite pas d'avoir eu cet impact. Ses conclusions sont incohérentes et reposent sur des recherches scandaleusement médiocres.
Le rapport contient de nombreuses erreurs flagrantes et des hypothèses douteuses, y compris la prise en compte d'éléments tels que les obligations vertes, les compensations de la biodiversité et le marché des quotas carbone comme sources majeures de financement pour la conservation de la biodiversité. Cependant, le problème de ce rapport sur le déficit de financement – et de bien d'autres – est plus fondamental. Il réside dans la croyance qu'il est possible et utile de chiffrer les actions de diverses organisations et personnes qui pourraient contribuer à préserver la nature ou à l'utiliser de manière plus durable. Pourquoi imaginer que c'est possible ? Cela fait partie de l'illusion d'un rapport sur le déficit de financement : il prétend que les dépenses d'une organisation communautaire de base dans un pays en développement peuvent être monétisées et comparées aux dépenses des entreprises qui paient pour une compensation de la biodiversité aux États-Unis. Si la première dépense 1 000 dollars et la seconde un million, cela signifie-t-il que la seconde est mille fois meilleure ? Les chiffres présentés dans Financing Nature sont donc dénués de sens.
Le rapport s'appuie également sur une relation simpliste entre l'argent et la biodiversité. La pêche illustre cette association ambiguë. Il ne fait aucun doute que la gestion des pêcheries est négligée dans de nombreux pays et que les entreprises de pêche paient trop peu de droits de licence. Intuitivement, l'augmentation des dépenses est une recommandation politique judicieuse. Cependant, l'argent est d'une importance secondaire par rapport à des questions telles que l'amélioration de la gouvernance démocratique, la prévention de la corruption et du lobbying des entreprises, et la priorité donnée aux pêcheries à faible impact et à petite échelle. Nous disposons également de preuves évidentes, notamment dans le cadre des programmes de la Banque mondiale, de l'échec et des effets pervers de l'augmentation rapide des dépenses publiques dans le secteur de la pêche.
Il n'y a aucune raison de croire que dépenser des milliards est un moyen simple d'éviter la crise de la biodiversité. Malheureusement, lors de réunions telles que la COP16, de nombreuses personnes martèleront l'idée qu'il existe un déficit de financement de 700 milliards de $, comme si l'argent pouvait acheter la nature. Ce chiffre continuera d'être considéré comme sacro-saint : un objectif à atteindre pour éviter l'extinction des espèces et la destruction des habitats.
Bien qu'il s'agisse d'un objectif erroné pour la CDB, il est commode. S'il est bénéfique pour les diverses organisations en quête d'un financement accru, il est politiquement acceptable car il détourne les débats internationaux des causes profondes. L'accent mis sur l'augmentation des dépenses occulte les discussions urgentes sur la nécessité de consommer moins, de renoncer aux profits pour sauver la nature et de réduire le pouvoir des multinationales. Selon le rapport sur le déficit de financement, rien de tout cela n'est nécessaire ; il suffit de dépenser plus d'argent, ce qui générera plus de profits et de croissance économique.
Le rapport Financing Nature n'est donc pas inoffensif. Il s'agit d'une fausse solution qui retarde l'adoption de mesures significatives pour lutter contre la crise de la biodiversité. Dans le même temps, l'idée d'un vaste déficit de financement est utilisée de manière abusive par des intérêts particuliers pour justifier des instruments financiers privés controversés, tels que les compensations pour la biodiversité, les obligations bleues ou vertes et les échanges de dettes. En raison du rapport sur le déficit de financement, les gouvernements empruntent de manière excessive auprès d'investisseurs privés et détournent les fonds vers des arrangements douteux de « financements mixtes ». Un élément que le rapport n'a eu aucun mal à occulter est qu'un grand nombre de ces soi-disant instruments financiers innovants financent la conservation par le biais de la dette. Par conséquent, le mécanisme visant à combler le déficit de financement imaginaire promu par Financing Nature fonctionne comme un transfert de richesse publique vers des sociétés de gestion d'actifs. L'idée bidon d'un déficit de financement de 700 milliards de dollars doit être rejetée de toute urgence.
Photo de la bannière : Une tortue qui plonge dans l’océan, de Jakob Owens.
Dans cet article, l'auteur analyse le rapport principal qui plaide pour une augmentation des financements en faveur de la conservation, Financing Nature, et s'appuie sur des exemples de pêche et de gouvernance des océans pour révéler les failles de ses calculs. L'auteur déplore également le fait que l'accent mis sur l'augmentation des dépenses détourne les discussions essentielles sur les causes profondes de la crise et il dénonce le rapport comme étant un outil au service du financement de la conservation, une publication performative qui présente des opportunités d'investissement privé.