Plus que trois mois avant la réunion de l'Assemblée générale des Nations unies à New York (2 juillet 2024) pour décider des 10 panels de la 3e Conférence des Nations unies sur les océans (UNOC 3) qui se tiendra à Nice en juin 2025 et vise à « apporter des solutions dont les océans ont besoin ». Cet événement préparatoire a également pour but « d'adopter par consensus, au niveau intergouvernemental, une déclaration brève et concise qui soit orientée vers l’action ».
D'une part, la déclaration finale de la précédente conférence des Nations unies sur les océans (UNOC 2) indiquait qu'il fallait sauver les océans « de toute urgence », en « intensifiant les actions » qui n'étaient toutefois que vaguement décrites. En effet, après cette deuxième conférence, la plupart des organisations de la société civile (OSC) ont convenu que « les efforts actuels pour atteindre l'ODD 14 d'ici 2030 étaient largement insuffisants » et qu'il faudrait observer les progrès réalisés par rapport aux engagements initialement pris.
D'autre part, la déclaration met en avant la nécessité d'augmenter le financement pour sauver les océans « par le biais d'instruments du marché des capitaux ». Nous avons souligné à quel point la financiarisation de la conservation est problématique : elle transforme l'océan en un actif plutôt qu'en un bien commun. En outre, la déclaration de l'ONU a largement ignoré les droits humains – deux termes qui n'apparaissent pas une seule fois dans la déclaration – et a également omis le fait que, depuis des siècles, des populations tirent leur subsistance de l'océan et le protègent, y compris les communautés côtières de pêche artisanale. L'océan, dont elles prennent soin, leur fournit nourriture et eau et leur assure une bonne santé.
La future déclaration devrait s'inspirer du Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal et de l'accent mis sur une conservation de la biodiversité fondée sur les droits humains, sensible à la question du genre et socialement équitable. La déclaration devrait également appeler les États et les autres parties prenantes à s'assurer que les communautés côtières et les acteurs de la pêche artisanale aient droit à un environnement sûr, propre, sain et durable ; droit désormais reconnu au sein du système des Nations unies.
Les gouvernements français et costaricain, organisateurs de la future conférence UNOC 3, ont chargé deux organisations de faciliter les contributions de la société civile. Dans une contribution commune à l’initiative « Let's be Nice to the ocean », la confédération africaine des organisations professionnelles de pêche artisanale (CAOPA) et la Coalition pour des accords de pêche équitables (CAPE), deux OSC ayant participé à UNOC 1 et 2, dénoncent le déséquilibre des pouvoirs dans les processus décisionnel en matière de gouvernance des océans et le caractère fallacieux de la croissance bleue durable. Pour contrer ces tendances, elles recommandent la mise en œuvre des outils existants, tels que les Directives visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale, par le biais d'une approche basée sur les droits humains, et appellent à une participation significative des représentants de la pêche artisanale, notamment par l'accès à l'interprétation afin qu'ils puissent suivre la conférence dans leur langue.
Déséquilibre du pouvoir dans les décisions relatives à la gouvernance des océans
Les personnes et communautés touchées par les décisions relatives à la conservation des océans devraient prioritairement prendre part au processus décisionnel, et ce, de manière transparente, participative et qui tienne compte de la question du genre. C'est aux communautés côtières, en particulier les hommes et les femmes dans la pêche artisanale qui constituent le groupe le plus important d'usagers de l'océan et possèdent un vaste savoir traditionnel et pratique à son sujet, de façonner les décisions relatives à l'océan.
Cependant, il est de plus en plus difficile pour la société civile, les peuples autochtones, les communautés locales ou les petits producteurs de s'engager dans les processus décisionnels, car la participation à un nombre croissant de conférences internationales (y compris aux événements préparatoires) sur la conservation des océans nécessite du temps, des moyens financiers, une organisation efficace, mais aussi une bonne compréhension du fonctionnement de ces processus. Par exemple, les représentants de la pêche artisanale ont besoin de temps, d'argent et d'organisation pour accomplir les démarches fastidieuses d'obtention de visas : pourtant, malgré les efforts qu'ils déploient, les visas leur sont régulièrement refusés.
Dans un article récent, Bianca Haas et ses collègues dévoilent les défis à relever pour garantir l'inclusivité et la participation significative de tous les acteurs à la gouvernance des océans et pointent du doigt plusieurs facteurs d'exclusion tels que l'utilisation de l'anglais comme lingua franca, la taille de la délégation présente à la réunion ou la capacité à orienter le discours. Lors de la dernière conférence UNOC, nous avions également souligné ces problèmes.
Actuellement, dans le cadre de la gouvernance des océans, le secteur privé ainsi que les grandes ONG internationales de protection de l'environnement dominent les débats autour de la conservation des océans, une cause qui devrait être « défendue par toutes les parties prenantes », y compris les industries, telles que les sociétés d'exploitation des combustibles fossiles, qui contribuent au changement climatique et à la perte de biodiversité. Ces industries « utilisent leur pouvoir pour façonner un cadre qui leur convient », et le font notamment par le biais de leurs fondations et organisations philanthropiques, en injectant des millions dans une politique de conservation de type descendante (« top-down »), argent qui provient du même système qui continue de profiter de l'exploitation ininterrompue des ressources naturelles. Cette tendance se répète dans d'autres instances, telles que les conférences sur le climat.
Le fait que ces industries introduisent leur culture d'entreprise dans le domaine de la conservation pose de sérieux problèmes. Ni les entreprises impliquées dans la destruction des océans ni leurs fondations n'ont de pratique en matière de droits humains, de démocratie et de processus délibératifs, et elles comprennent mal le concept de « consentement libre, préalable et éclairé » : elles apprécient l'importance d' « inclure les groupes marginalisés », mais elles essaieront de les faire « adhérer » aux projets décidés au sommet et ne voient leur participation que comme un moyen de réduire les menaces potentielles qui pèsent sur la réussite de leurs projets.
2. Croissance non durable
Ces industries cherchent en fait à combiner conservation des océans et protection de leurs actifs et activités, en faisant valoir que certaines industries liées aux océans ont le potentiel de se développer, soi-disant, de manière « durable ». Les termes ont évolué vers de nouvelles formes de « bleu plus vert » pour cacher le fait que l'accent continue d'être mis sur la croissance. Cependant, il est difficile de nier que la croissance est une des principales causes de la dégradation écologique.
De plus, les formes « novatrices » de financement de la conservation, telles que les échanges dette-océan, menacent la souveraineté et la démocratie, écoblanchissent les dettes odieuses, réduisent l'aide et les dépenses publiques en faveur de la conservation, tout en profitant presque exclusivement aux créanciers et aux investisseurs, ce qui enrichit les riches.
CAPE et d'autres organisations de la société civile sont profondément préoccupées par cette « accélération bleue », cette compétition impitoyable pour l'utilisation des océans, une course entre des intérêts divers et souvent concurrents pour la nourriture, les ressources et l'espace marins. L’économie bleue creuse les divergences d'intérêts et, par conséquent, augmente la concurrence lors de la prise de décision en matière d'aménagement de l'espace marin, ce qui met en danger les parties prenantes les plus vulnérables. Lors de la deuxième session de l'UNOC, les hommes et les femmes de la pêche artisanale ont soulevé le concept de « peur bleue » qu'ils ressentent lorsqu'ils sont confrontés à la concurrence de l'exploitation minière en eaux profondes, de l'exploitation pétrolière et gazière, de la pêche industrielle, du transport maritime, du tourisme ou de l'aquaculture industrielle. Dans un Appel à l'action lancé lors de la deuxième session de l'UNOC, ils ont demandé à leurs gouvernements d'être protégés de ces industries concurrentes et plus puissantes.
3. Recommandation 1 : nécessité d’une approche fondée sur les droits humains
« En fin de compte, il est impossible d'établir une séparation entre la conservation et les droits humains », conclut le rapporteur spécial des Nations unies (RSNU) sur le droit à l'alimentation dans son dernier rapport sur la pêche présenté à la 55e session du Conseil des droits de l'homme. Il y souligne également la « marchandisation et la financiarisation des océans » et les menaces qu'elles font peser sur les droits humains [Note de la rédaction : sur cette même thématique, voir aussi les rapports et documents du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’environnement.]
Nous approuvons, par exemple, le dernier rapport publié par l'initiative « Let's Be Nice to the Ocean », qui suggère que la charge de la preuve devrait être placée « sur ceux qui souhaitent poursuivre des activités extractives ou polluantes », conformément à ce qu’elle décrit comme « principe de protection ». Toutefois, ce principe pourrait faire peser une charge de la preuve disproportionnée sur les communautés côtières, qui sont les principaux usagers de l'océan. Ces communautés côtières, en raison de leur vulnérabilité, de leur invisibilité et de leur marginalisation, disposent de peu de moyens et de données pour prouver l’utilisation durable qu’elles ont de l'océan depuis des millénaires. Il est donc essentiel de reconnaître les droits de ces communautés indépendamment de leur capacité à prouver la durabilité de leurs activités. Ce « principe de protection » augmentera la concurrence dans les espaces marins exploitables parce que le fait de devoir prouver la durabilité des activités est un processus souvent coûteux, lourd et de longue haleine, et donc plus facile pour les acteurs les plus puissants. De plus, il existe déjà des mécanismes, tels que les évaluations de l'impact sur l'environnement, qui font peser la charge de la preuve sur ceux qui veulent exploiter les ressources naturelles.
En effet, ce dont a besoin la gouvernance internationale des océans, c'est d'une approche efficace fondée sur les droits humains. Préalablement à toute décision, tout nouvel investissement ou toute utilisation de l'océan, il convient de garantir les droits de propriété, d'occupation, d'accès ainsi que les droits sur les ressources des communautés côtières dont la subsistance dépend de leur accès à l'océan. Les approches fondées sur les droits humains, qui garantissent en premier lieu la protection des droits des communautés de pêche artisanale, réduisent les risques de conséquences injustes de la prise de décision.
Les outils nécessaires à la mise en œuvre d'une approche fondée sur les droits humains sont déjà disponibles ; les États et les autres parties prenantes n'ont plus qu'à respecter les engagements déjà pris publiquement. Dans son rapport, le RSNU sur le droit à l'alimentation appelle les États à « respecter, protéger et réaliser les droits fonciers coutumiers des petits pêcheurs et des peuples autochtones, [...] en appliquant pleinement les Directives volontaires visant à garantir la durabilité des pêches artisanales dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l'éradication de la pauvreté ». En outre, ils doivent également « veiller à ce que les petits pêcheurs, les peuples autochtones et les travailleurs de la pêche − en particulier les femmes − soient dûment consultés et aient les moyens de participer activement, librement et véritablement à tous les processus décisionnels susceptibles d’avoir une incidence sur leur vie, leurs terres et leurs moyens de subsistance ».
4. Recommandation 2 : nécessité d’un dialogue constructif
Le manque de langues disponibles à l'interprétation constituait l'un des principaux obstacles à une véritable participation des représentants de la pêche artisanale à UNOC 2. De fait, l'interprétation n'était disponible qu'aux personnes disposant d'un siège dans la salle plénière. Quant aux autres événements parallèles, ceux-ci se sont exclusivement déroulés en anglais, y compris celui sur la pêche artisanale ! Il est pourtant primordial que les représentants de la pêche artisanale puissent participer à toutes les réunions qui les concernent – et ce qui les concerne ne devrait en aucun cas être décidé par d'autres.
En 2023, les organisations de pêche artisanale ont adopté les Règles de conduite qui décrivent comment les partenaires de la pêche artisanale devraient travailler avec elles pour protéger les océans. Dans ces règles, les communautés de pêche rappellent l'importance de leurs droits, de leur participation et de leur voix. Elles demandent également à leurs partenaires et aux gouvernements : « lorsque des décisions sont prises en matière de conservation qui nous concernent et que nous ne sommes pas impliqués ; [il faut nous] aider à participer pleinement (transport, interprétation et autres moyens) ». Ils exigent également que « les lieux et les langues choisis pour prendre les décisions qui [les] concernent soient adaptés à [eux] et non l'inverse ».
L'interprétation ferait régulièrement défaut à cause du manque de moyens financiers. Cependant, la budgétisation est un exercice qui consiste à établir des priorités dans les lignes budgétaires. Nous pensons que tout appel à contribution de la société civile visant à représenter la communauté mondiale devrait être accessible au moins à quelques-unes des langues les plus parlées au monde. Pour une participation significative, il est essentiel que l'interprétation et la traduction soient prioritaires dans la répartition des fonds.
Conclusion
Alors que les États membres des Nations unies se réunissent à New York pour décider des thèmes clés à aborder lors de la future conférence des Nations unies sur les océans, il sera essentiel que les communautés côtières et la pêche artisanale se voient accorder la place qu'elles méritent en tant que principaux usagers des océans et en tant que secteur le plus vulnérable des économies océaniques, mais aussi en tant que gardiens des mers. Selon eux, « qui mieux que nous, [...] connaît l'océan et ses richesses ? Nous y vivons, nous le respectons depuis des milliers d'années et nous connaissons nombre de ses secrets ».
Pour protéger les communautés de pêche artisanale et les océans, les États membres des Nations unies devraient adopter une approche fondée sur les droits humains, y compris en matière de conservation. Ce n'est pourtant pas sorcier : tous les outils nécessaires existent. L'Assemblée générale des Nations unies devrait s'inspirer du Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal et des Directives de la pêche artisanale dans son projet de déclaration finale de la conférence.
Photo bannière : Mensah Atayi, poissonnier, Thomas Atayi, pêcheur artisan à la senne tournante, et Philomène Ahoudji, femme transformatrice, sont assis sur la plage d'Ayiguinnou, dans la commune de Grand Popo au Bénin. Photo de CAPE.
En septembre 2024, les Ministres en charge de la Pêche de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP) se sont rencontrés à Dar es Salaam (Tanzanie) pour échanger sur le thème « Accélérer les actions pour les océans, une pêche et une aquaculture durables et résilients dans les pays et régions membres de l’OEACP ».