De Mombasa à Bamako, en passant par Abidjan : le portrait de trois femmes africaines leaders dans le secteur de la pêche artisanale et leur combat pour apporter innovation et emploi aux femmes et aux jeunes.
Il est 8 heures du soir à Mombasa. Mercy Mganga me salue dans l'obscurité totale, car l'électricité s'est momentanément arrêtée dans son quartier. Après une longue journée de travail, elle a maintenant le temps de répondre à mes questions.
Chaque jour, « les femmes travaillent 24 heures sur 24 », sourit-elle à travers la caméra, « elles préparent leurs enfants pour l'école, elles nettoient la maison, elles vont sur le site de débarquement, elles préparent le déjeuner, elles font frire le poisson de 14 à 16 heures, puis vont au marché de 17 à 22 heures. Quand elles arrivent à la maison, elles sont censées servir le dîner à leur mari ». Née dans le comté de Taita Taveta, Mercy a déménagé dans la plus grande ville portuaire du Kenya et a commencé à approvisionner les hôtels de la côte en barracudas, poissons royaux, crevettes et homards. Après avoir dirigé l'unité de gestion de sa plage (BMU, “Beach Management Unit”), les organisations nationales de gestion communautaire de la côte, elle est passée au niveau du comté pour finalement représenter les femmes dans le secteur de la pêche au niveau national.
De l'autre côté de l'Afrique, au Mali, pays enclavé, Fatoumata Sirebara Diallo, née à Koulikoro, la deuxième région du pays, a déménagé à Bamako pour travailler comme agent immobilier. Mais elle voulait travailler pour elle-même, alors elle est passée à ce qu'elle appelle le « monde rural ». Son mari lui fournissait du poisson qu'il pêchait en dehors de Bamako et elle le distribuait dans la capitale. « Après deux années pénibles, j'ai pu commencer à être autonome ». La potion magique : un bouillon de poisson très prisé à base de hydrocynus, le poisson vedette du pays, et dont son mari lui a transmis la recette.
Plus tard dans la semaine, en milieu d'après-midi, j'arrive à rejoindre Micheline Dion Somplehi, présidente de la coopérative des femmes transformatrices de poisson de Côte d'Ivoire (USCOFEP-CI). Elle répond à mon appel entre une réunion de planification pour l'inauguration de la villa témoin de 500 logements sociaux pour les femmes transformatrices de poisson et son déplacement à l'université d'Abidjan, où elle collabore avec des chercheurs sur la sécurité sanitaire des femmes : « Les femmes polluent l'air avec le combustible qu'elles utilisent pour fumer le poisson, et elles s'empoisonnent elles-mêmes », m'explique-t-elle. Notre conversation est sans cesse coupée à cause de la faiblesse du réseau.
LE SECTEUR DE LA PÊCHE ARTISANALE AU KENYA, AU MALI ET EN CÔTE D'IVOIRE
Avec environ 14 000 pêcheurs et 10 000 tonnes de captures par an, la pêche artisanale kenyanes est relativement limitée et s'effectue en pirogue entre 0,5 et 2 miles nautiques de la côte, à l'aide de pièges à panier, de senne de plage, de filets maillants et de fusils à harpon. Les BMU ont été développées comme une forme de cogestion après l'échec de la gestion des pêcheries contrôlée par l'État, mais il reste de nombreux défis à relever, notamment la reconnaissance par l'État des droits de propriété et d'accès. La pêche artisanale kenyane est confrontée à la concurrence du tourisme côtier et du développement portuaire industriel qui revendiquent la propriété des lieux où se trouvent leurs sites de débarquement.
Le Mali possède le plus grand secteur de pêche continentale d'Afrique de l'Ouest, avec trois zones d'exploitation principales sur les fleuves Sénégal et Niger et près de 150 000 personnes dont la pêche est la première activité. Avec 20 millions d'habitants, cela représente un pourcentage élevé de la population. La pêche nationale produit environ 130 000 tonnes par an, à l'aide de filets, de pièges et de nasses, de palangres et de harpons ; le reste du poisson doit être importé (80 000 tonnes).
La Côte d'Ivoire est le pays d'Afrique de l'Ouest qui accueille le plus de pêcheurs étrangers. Les non-nationaux représentent 88% des pêcheurs artisanaux maritimes, notamment en provenance du Ghana voisin. Avec l'une des meilleures économies de la région UEMOA, le gouvernement a donné la priorité à la politique agricole, laissant de côté le secteur de la pêche. Cela a eu un impact, par exemple, sur la scolarisation et l'alphabétisation des membres des communautés de pêcheurs. Le secteur est également en grande difficulté en raison d'une grave surexploitation des ressources et de lacunes dans sa structure de gouvernance : il produit environ 80 000 tonnes de poisson mais doit importer le reste pour répondre à la demande de 300 000 tonnes par an.
Bien que dans des contextes très différents, ces trois femmes de la pêche artisanale africaine sont confrontées à des problèmes similaires : les difficultés pour les femmes de participer et de faire entendre leur voix dans les organisations professionnelles, le manque d'emploi et le manque d'intérêt des jeunes pour la pêche, les difficultés d'accès aux financements pour créer une entreprise ou innover et l'accès réduit aux matières premières pour transformer le poisson en raison de la diminution des ressources et de la concurrence avec d'autres secteurs. La liste est longue. Mais c'est pour cela que toutes les trois ont retroussé leurs manches et se sont mises au travail.
L'INNOVATION POUR GARANTIR L'APPROVISIONNEMENT ET JOINDRE LES DEUX BOUTS
« Une partie de notre activité consiste à créer des emplois pour nos communautés », explique Mercy, qui souhaite que les femmes au Kenya cessent d'être discriminées par rapport aux hommes. Elle a mis en place plusieurs sessions de formation pour apprendre aux jeunes femmes comment manipuler et transformer les produits de la pêche. « Nous achetons le poisson, nous formons les femmes à le couper, à l'emballer et à le congeler, puis nous le vendons sur le marché ». Les bénéfices sont ensuite utilisés pour acheter le matériel nécessaire à la prochaine formation. Dans le comté de Kwale, elle a formé plus de 130 femmes qui l'aident maintenant à continuer à fournir du poisson aux hôtels et autres clients.
Fatoumata explique qu'au Mali, « les femmes et les jeunes pensent que la pêche est une activité réservée aux hommes parce qu'il faut investir de l'argent et qu'il n'y a pas d'infrastructures ». Elle-même a commencé avec peu de choses, avec ses propres bénéfices tirés du bouillon de poisson : elle a d'abord commencé par le maraîchage hors-sol sans pesticides, puis a installé des bacs et s'est ensuite rendu compte que les excréments des poissons pouvaient servir d'engrais. « Lorsque nous développons notre activité aquacole, il est très utile de cultiver des légumes à côté », insiste-t-elle. Elle vend désormais des alevins et des poissons vivants. « Les clients viennent pêcher dans les bacs celui qu'ils préfèrent ; nous le vendons au kilo et le fumons sur demande ».
Micheline a visité Fatoumata au Mali l'année dernière et a ramené l'idée à Locodjro, le site de débarquement de la pêche artisanale près d'Abidjan. Micheline s'est battue sur plusieurs fronts pour que les femmes obtiennent un approvisionnement plus régulier en poisson à transformer. Les captures de la pêche artisanale sont saisonnières, de juin à septembre, et l'accès aux captures accessoires des navires industriels qui débarquent à Abidjan est compliqué en raison des pratiques abusives des intermédiaires. Les femmes ont également du mal à acheter de grandes quantités par manque de fonds, mais aussi parce qu'elles n'ont pas ou ont peu accès à la réfrigération. Elle voit dans la pisciculture artisanale couplée au maraîchage hors-sol une opportunité de compléter l'approvisionnement en matières premières.
Après sa visite à Bamako, Micheline a loué aux autorités du village un terrain de 1200 mètres carrés. La moitié a été remplie de sacs de terre où elle et ses collègues ont planté des tomates, de piments, d'oignons, de carottes, d'aubergines (voir la photo de l'entête). En quelques semaines seulement, elles vendaient déjà des tomates et des aubergines. « Une partie de la récolte est accessible aux femmes de la coopérative à un prix plus bas et le surplus est vendu sur le marché ». Par exemple, sur une tonne de tomates, 60% ont été vendus aux femmes et le reste sur le marché. Les bénéfices réalisés jusqu'à présent leur permettent seulement de payer le technicien agricole et son assistant qui sont sur place à plein temps. « Nous avons élaboré un projet pour la seconde moitié du terrain, où nous aimerions installer nos étangs à poissons, et nous espérons obtenir des fonds d'un bailleur ». Il leur manque encore une pompe à eau solaire, les matériaux pour construire les bacs à poissons, des fonds pour acheter des alevins et de la nourriture pour poissons. Ce projet pilote a pour but de former les femmes afin que le concept puisse être étendu à toutes les coopératives de l'Union dans tout le pays pour qu'elles puissent devenir plus résilientes. Cela les aidera hors saison et lorsque les débarquements sont peu abondants.
Au Kenya, l'approvisionnement continu est plus facile ; le secteur post-récolte s'est développé grâce aux prises accessoires débarquées par les navires industriels. Mercy me dit que « la BMU a plaidé auprès du gouvernement pour avoir accès à ces prises accessoires ». La BMU les stocke et vend les petits poissons aux femmes transformatrices de poisson, tandis qu'elle conserve les plus gros poissons pour les découper en petits morceaux. Le requin, débarqué par les flottes asiatiques après qu'ils en aient découpé les ailerons, est l'un de leurs produits les plus appréciés en raison de sa forte demande. « Nous le séchons et le salons d'abord, puis nous le cuisons en le plongeant dans l'eau, en le rinçant et en le faisant frire », explique-t-elle en me promettant de le goûter lors de ma visite.
Avec peu de captures du secteur de la pêche artisanale, l'aquaculture à petite échelle est très courante au Kenya et est devenue une activité d'exportation, notamment pour les clients asiatiques. En 2017, Mercy a introduit l'élevage de crabes dans sa BMU après en avoir importé pendant des années de Tanzanie : « Quand nous capturons des crabes trop petits pour être vendus, nous les gardons et nous les engraissons avant de les exporter ». Il existe d'autres types d'élevage pour l'exportation, comme le poulpe ou l'huître, mais aussi pour le marché national, comme le poisson-chat et le tilapia.
« La pisciculture ne prend pas de temps : on nourrit les poissons le matin et on continue ses autres activités ». Certaines cages à poissons sont au large, certains étangs sont proches du lieu de débarquement, il est donc facile pour les femmes de poursuivre également leurs anciennes activités. Pourtant, ici aussi, il y a des défis : Dans de nombreuses fermes, « ils nourrissent généralement les poissons et autres animaux avec les restes de poisson. Ce n'est pas légal, mais les femmes ne peuvent pas se permettre d'acheter de la farine de poisson ». Un rapport de la FAO a récemment dénoncé le fait que la majeure partie de la farine de poisson produite en Afrique est exportée vers la Chine et la Turquie et que les pisciculteurs africains doivent recourir à des « alternatives locales peu performantes ».
LES DÉFIS DU FINANCEMENT ET UNE VISION POUR L'AVENIR
Le manque de fonds est un problème majeur pour les femmes qui essaient d'investir dans une nouvelle entreprise. Micheline y est confrontée depuis des mois, alors qu'elle tente de financer ses bacs à poisson. « Les femmes ont très peu de soutien financier », se plaint-elle. C'est la croix et la bannière pour obtenir un financement stable : « Les banques savent que nous sommes du secteur de la pêche et elles refusent de nous accorder des crédits ». Fatoumata précise : « Le poisson est une denrée périssable, et ne peut constituer une garantie pour les banques ».
« Mais je veux quand même amener les femmes et les jeunes à l'aquaculture à petite échelle ». Fatoumata explique qu'au Mali, il y a beaucoup de jeunes diplômés sans emploi. « Mais tous ces gens ont besoin de manger ! » s'exclame-t-elle. Cette dame de la pêche toujours optimiste emploie quelques jeunes sur son site, mais en a aussi formé beaucoup d'autres. « Mon ambition est de faire prendre conscience de la valeur du poisson, d'apporter une valeur ajoutée : sécurité alimentaire, valeur nutritionnelle, valeur financière ».
A Abidjan, la coopérative locale des femmes a commencé à se mobiliser pour offrir du travail aux jeunes sur le site de débarquement, après que la mort prématurée d'une jeune femme de leur communauté qui avait pris la route périlleuse de la Méditerranée ait mis en évidence la nécessité de donner un avenir sur place aux jeunes de la communauté. Aujourd'hui, plus de 400 jeunes hommes et femmes déchargent les captures des barques, nettoient et préparent le poisson, le stockent dans les réfrigérateurs et les glacières.
Mercy fait actuellement campagne pour être élue en tant que représentante des femmes pour 5 années supplémentaires. « Et après cela, un repos bien mérité ? », je demande en plaisantant. Mais ces femmes infatigables ont encore beaucoup d'autres idées, et pas assez d'heures dans la journée pour les développer. Par exemple, conscientes que la pêche et les systèmes alimentaires durables dépendent d'un environnement sain, les femmes kenyanes et leurs enfants ramassent les bouteilles en plastique dans la mer et les utilisent pour repiquer des plants de mangrove, qu'elles vendent ensuite à l'Association forestière communautaire (Community Forest Association) pour une somme modeste. Cette activité offre un moyen de subsistance supplémentaire.
L'organisation de Micheline, USCOFEP-CI, a récemment signé un accord avec une organisation environnementale ivoirienne, Conservation des Espèces Marines, qui a mené des efforts pour acquérir un équipement frigorifique pour les femmes transformatrices de poisson à Grand Béréby, une zone riche en poissons à 300 km à l'ouest d'Abidjan.
Oui, ces trois femmes continuent leur combat pour faire entendre la voix des femmes de la pêche artisanale en Afrique et promouvoir de meilleures conditions de vie et de travail. Elles tenteront par tous les moyens, et comme le dit Fatoumata, « si nous tombons, nous nous relevons ».
Photo de l'entête: La moitié de 1200 mètres carrés sont remplis de sacs où la coopérative des femmes transformatrices de poisson d'Abidjan fait son maraîchage hors-sol. Avec la permission de l'USCOFEP-CI.
Dans cet article, reconnaissant que l'Afrique de l'Ouest a été pionnière pendant des décennies en matière de réforme de la pêche artisanale, Hugh Govan examine les principaux obstacles à la cogestion dans la région. Citons un manque de volonté politique, qui se traduit par de faibles allocations budgétaires ; un soutien insuffisant et mal ciblé aux organisations de pêche ; les rôles et les responsabilités des communautés de pêche restent mal définis dans la cogestion ; le non-respect des zones exclusivement réservées à la pêche artisanale ; et une défense inadéquate des droits humains et en particulier du rôle important des femmes dans la pêche artisanale.