En Mauritanie, récemment, un senneur de 40 mètres d’origine turque obtenait une dérogation pour pêcher des petits pélagiques dans une zone réservée à la pêche artisanale sous le couvert d’une pêche expérimentale.
Ces derniers mois, des chalutiers d’origine espagnole, pavillonnés au Sénégal, ont également reçu une autorisation temporaire de pêche expérimentale pour pêcher la crevette profonde du Liberia, à travers l’accord bilatéral Sénégal – Liberia.. Dans les deux cas, les bateaux pêchent de façon intensive dans des zones spécifiques, provoquant l’inquiétude par rapport à l’impact de cette pêche sur des ressources fragiles.
« Tout le monde comprend ce qu’on entend par pêche expérimentale » (parfois nommée ‘exploratoire’, en référence à l’anglais ‘exploratory fishing’ ndlr), explique le scientifique Ad Corten, expert des pêcheries de petits pélagiques, « c’est l'utilisation de navires de pêche commerciale pour explorer les possibilités d'une nouvelle pêche ; c'est-à-dire une pêche d'une espèce connue dans une nouvelle zone, ou une pêche d'une nouvelle espèce dans une zone connue. Une telle expérience doit se faire à petite échelle et pour une durée limitée afin d'éviter les effets négatifs sur les stocks d'autres espèces, ou sur le stock de l'espèce étudiée. L'expérience doit être planifiée et contrôlée de près par des scientifiques » [NDLR: échange informel, cité avec autorisation].
Si on ne trouve pas de définition précise au niveau de la FAO concernant ce type de pêche, certaines organisations régionales de pêche, comme la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique (CCAMLR ) précise que les pêcheries expérimentale sont des pêcheries pour lesquelles il est nécessaire de collecter suffisamment d'informations afin d’évaluer la distribution, l'abondance et la démographie de l'espèce cible, ce qui permet d'estimer le rendement potentiel de la pêche; examiner les impacts potentiels de la pêche sur les espèces dépendantes et apparentées et permettre au comité scientifique de formuler et de fournir des conseils à la Commission sur les niveaux de capture appropriés, ainsi que sur les niveaux d'effort et les engins de pêche, le cas échéant.
Clairement, le but est scientifique avant tout. Mais est-ce toujours le but recherché, comme dans le cas avec les bateaux sénégalisés au Liberia?
L’accord de Pêche Sénégal – Liberia
Un accord de pêche a été signé entre le Sénégal et le Libéria en 2019 pour l’accès de bateaux sénégalais artisans, semi-industriels et industriels aux eaux du Liberia. Pour ce qui est de la pêche industrielle, on trouve notamment dans l’accord un accès de 2 000 TJB (soit jusqu’à 5 chalutiers de 250 TJB chacun).
La loi de pêche du Liberia de 2019 ne prévoit le cas d’une pêche expérimentale, mais seulement d’une pêche de recherche à des fins scientifiques (Partie 3 – section 10.24 Conditions for research fishing). Cette pêche de recherche est soumise à une série de conditions. Ainsi, toute personne demandant l'autorisation d'entreprendre ce type de pêche doit soumettre un plan de recherche détaillé pour la durée de la pêche ou des activités connexes : « Aucune autorisation de pêche de recherche n'est délivrée sans qu'un tel plan ait été soumis et approuvé par le Directeur général ». De plus, « chaque autorisation de pêche de recherche est soumise à l’embarquement d’au moins deux scientifiques ou observateurs libériens pendant toute la durée de la recherche aux frais de la personne à qui l'autorisation est accordée ».
Les résultats de la recherche et les données brutes doivent être communiqués au Directeur général dans un délai déterminé en consultation avec les chercheurs. L’autorisation doit être en conformité avec tout plan de gestion des pêches pertinent et la loi suggère également de soumettre l’autorisation à « une obligation pour le titulaire d'entreprendre une évaluation de l'impact de la recherche sur l'environnement ».
La pêche expérimentale est cependant mentionnée dans le protocole de l’accord bilatéral Sénégal – Liberia de 2019. L’article 3.7 stipule que ces possibilités de pêche « doivent être considérées comme une pêche à titre expérimental jusqu’à ce que l’évaluation des stocks permette d’en connaître le potentiel. La couverture en observateurs doit être de 100% pour les chalutiers ».
En termes de zone de pêche, la loi de la pêche et de l’aquaculture du Libéria indique clairement la limite de la zone d’exclusion côtière, réservée à la pêche artisanale, qui est située « jusqu’à une distance de 6 milles marins des lignes de base servant à la délimitation de la mer territoriale ». Cependant, ce même code permet, dans la section 4.3 sur la zone d’exclusion côtière, « aux navires de pêche industrielle crevettiers, céphalopodiers et autres navires pêchant les espèces côtières de chaluter au-delà des 4 milles marins ».
Chalutiers sénégalisés au Libéria : Une pêche intensive…
Sous le couvert de l’accord Sénégal Libéria, deux chalutiers pavillonnés au Sénégal, le SOKONE et le KANBAL III, de la société sénégalaise SOPERKA, qui fait partie du Grupo Pereira de Vigo (Espagne), ont reçu une autorisation de pêche exploratoire dans les eaux du Liberia. Ces chalutiers sont des chalutiers de fond faisant chacun presque 40m de long. Les données recueillies sur Global Fishing Watch montrent qu’ils ont chaluté de manière intensive dans la zone jusqu’à 4 miles de la côte, sur des récifs d’eau profonde, en juillet et août 2021.
Le 11 septembre 2021, un troisième navire, EL AMINE, faisant lui aussi partie de la flotte de la SOPERKA, est arrivé sur le même récif que KANBAL III, en provenance de Dakar, et a commencé à chaluter.
…à surveiller de près, malgré le manque de moyens
On pourrait s’attendre à ce que des bateaux engagés dans une pêche expérimentale destinée à récolter des informations sur la durabilité de l’opération, soient eux-mêmes engagés dans une démarche de durabilité. On peut se poser la question avec le KANBAL III qui a été pointé du doigt en 2017 car des indices indiquaient que le bateau avait utilisé une technique d’obstruction des mailles du filet, rendant ainsi son chalutage encore moins sélectif. A l’époque, les autorités sénégalaises n’avaient pas jugé utile d’arraisonner le navire, promettant des enquêtes supplémentaires.
Une autre source d’inquiétude, c’est que, jusqu’à présent, ni le KANBAL III ni le SOKONE, ni le EL AMINE ne sont entrés au port de Monrovia. En effet, une bonne façon pour un pays de contrôler les captures réalisées dans ses eaux, c’est d’inspecter le bateau à son arrivée au port. Les conditions de l’autorisation de pêche expérimentale prévoient que ce soit le cas, sauf si le port au Liberia n’est pas opérationnel pour recevoir le débarquement des captures prises par les navires de pêche industrielle. Dans ce cas, la licence mentionne expressément que le débarquement sera fait au Sénégal.
Or, le 27 septembre, on apprend que le KANBAL III était au port …d’Abidjan. Dans le cadre d’une coopération entre le Liberia et la Côte d'Ivoire, facilitée par le Comité des pêches du Centre-Ouest du Golfe de Guinée (CPCO), une inspection conjointe du KANBAL III a été menée au port d’Abidjan pour vérifier que le navire respecte la réglementation et que les captures sont conformes au rapport des observateurs à bord. Ce genre d’inspection conjointe, qui reste exceptionnelle, est à applaudir pour éviter que des navires échappent au regard des inspecteurs du pays où ils pêchent.
Bénéfices économiques inférieurs aux attentes pour le Liberia
Ces chalutiers puissants opèrent sur le récif d'eau profonde devant Greenville pour une ressource précieuse, la crevette rouge d'eau profonde (connue sous le nom de Carabineros en Espagne), la plus grande crevette du monde. La valeur franco à bord des Carabineros est difficile à estimer, mais le prix de détail peut atteindre 80 dollars par kilo.
En vertu de l'accord entre le Sénégal et le Liberia, les exploitants de ces chalutiers, qui ne débarquent aucune prise à Monrovia, sont tenus de payer 10 % de la valeur hors navire du poisson capturé. Le montant payé dépend des captures déclarées par le capitaine et des valeurs réalisées par les opérateurs. Il convient également de noter que, grâce à l'autorisation de pêche expérimentale dont ils disposent, les opérateurs évitent de payer la taxe à l'exportation de 10 % qui serait due s'ils disposaient d'une licence régulière.
La vérification des captures est effectuée par un seul observateur à bord, - ce qui est en deçà de ce que prévoit la réglementation libérienne pour la pêche de recherche. En l'absence d'une véritable vérification indépendante des rapports de capture, quel que soit le port où les captures sont débarquées, et avec le Liberia qui renonce aux revenus de la taxe à l'exportation, les bénéfices économiques que le Liberia réalise sont probablement inférieurs aux attentes pour l'exploitation d'une ressource de si grande valeur.
Cela pourrait changer à l'avenir, car le 19 octobre, le Liberia a signé un accord de financement avec la Banque mondiale pour un projet de gestion durable de la pêche au Liberia, d'une valeur de 40 millions de dollars. Grâce à cet accord, la transformation du quai de Mesurado en port industriel devrait permettre à plus de 77 navires de pêche industrielle de débarquer leurs prises au Liberia. Madame Emma Metieh Glassco, directrice générale de la National Fisheries and Aquaculture Authority (NaFAA), a déclaré que le triplement de l’étendue du quai de Mesurado conduira à la création d'énormes opportunités d'emploi pour le Liberia et les Libériens, fournira un énorme approvisionnement en poisson sur les marchés libériens à des prix moins élevés, et réduira l'importation nette de poisson.
Quoi qu’il en soit, pour l’instant, les bénéfices des captures de crevettes d’eau profonde déjà réalisées, qui valent plusieurs millions de dollars, échappent en quasi-totalité au Liberia.
Doutes sur la valeur scientifique de la pêcherie expérimentale
Les modalités de paiement ne sont pas précisées dans l'autorisation de pêche expérimentale. De plus, en contravention avec les conditions mises pour la pêche de recherche au Liberia, les opérations des chalutiers ciblant la crevette profonde n’ont pas fait l’objet d’un plan de recherche, et donc les données à collecter ne sont pas définies. Il n’y a pas non plus de plan de communication des résultats de la recherche, et il n’y a aucune spécification des impacts environnementaux à surveiller dans les conditions de la licence.
En résumé, les activités de ces bateaux dans les eaux libériennes ne sont pas transparentes, et il est peu probable qu’elles produisent des données utiles pour l'évaluation des ressources.
L’objectif est-il vraiment d’approfondir les connaissances scientifiques concernant les ressources ciblées, ou bien de trouver par ce biais de ‘pêche expérimentale’ un moyen d’en exploiter le potentiel économique, en pêchant intensivement ces ressources de haute valeur commerciale ?
Pour le Dr Alassane Samba, halieute et ancien directeur du Centre de Recherches Océanographiques de Dakar Thiaroye (CRODT) au Sénégal, les choses sont claires: « Si la pêche expérimentale est bien menée, c'est avec des scientifiques qui élaborent le programme, l'exécutent, analysent les données et publient les résultats avec des recommandations documentées. On sort de là, on est dans le pillage organisé » [NDLR: échange informel, cité avec autorisation].
Photo de l’entête: Une plage à Monrovia par blk24ga sous licence Creative Commons.
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