Dans leur lutte contre les activités de pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN), les États côtiers et les États du pavillon se heurtent à diverses difficultés.
L'une d'elles réside dans le fait que la capacité d'un État à appliquer des sanctions contre les contrevenants qui ne se trouvent pas sur son territoire dépend de la coopération des autres États. De nombreux États ne considèrent nullement la pêche illégale comme un crime grave, ce qui fait que cette coopération n'est souvent pas au rendez-vous. Par conséquent, les principaux bénéficiaires des activités illégales, tels que les propriétaires bénéficiaires des navires impliqués, poursuivent leurs activités illégales en toute impunité. Cet article va dans le sens d'une obligation des États à agir contre leurs propriétaires bénéficiaires lorsque ceux-ci sont impliqués dans ces activités illégales.
1. Pêche INN, responsabilités de l’État du pavillon et de l’État côtier, et défis liés à l’application de la réglementation
En vertu du droit international, les États du pavillon sont tenus de réglementer les activités de pêche menées par les navires qui battent leur pavillon et de faire respecter ces réglementations. Lorsqu'un navire opère dans les zones maritimes d'un autre État, telle qu’une zone économique exclusive (ZEE), il doit en principe se plier aux règles imposées par l'État côtier. Et c'est à l'État du pavillon qu'incombe l'obligation de veiller à ce que le navire battant son pavillon respecte les règles de l'État côtier. Toutefois, dans la pratique, les États du pavillon (et pas seulement les États dits « de complaisance ») manquent souvent à cette obligation.
En théorie, quand un navire pratique la pêche INN dans la ZEE d'un État côtier, ce dernier peut l'intercepter, mais dans les faits, cet État côtier ne dispose pas toujours des ressources financières et matérielles pour le faire. En outre, le droit international limite les États côtiers dans certaines mesures d'exécution qu'ils pourraient prendre. Ainsi, s'il s'avérait que les mesures prises par l'État côtier enfreignent le droit international – par exemple parce qu'elles sont jugées trop sévères –, il pourrait en résulter une obligation de verser une compensation à l'État du pavillon du navire.
Par ailleurs, les navires qui pratiquent la pêche INN changent souvent de nom et de pavillon, voire deviennent apatrides. Cela complique d'autant plus la capacité d'un État côtier à sanctionner les activités illégales ou à exiger de l'État du pavillon qu'il le fasse. De plus, un État ne peut pas appliquer de sanctions en dehors de son territoire sans le consentement des États où ces sanctions doivent être appliquées. Cette coopération fait souvent défaut dans le cas d'infractions considérées comme légères, telles qu'une violation des règlements de pêche. De fait, s'il n'y a pas ou peu de chances qu'un État côtier soit en mesure d'appliquer ses sanctions, à quoi bon engager des poursuites contre les contrevenants en premier lieu.
2. Propriétaires bénéficiaires : cerveaux de la pêche INN
Le propriétaire légal du navire peut, pour des raisons réglementaires, être établi dans l'État du pavillon, mais il ne s'agit souvent que d'une coquille vide sans aucune autre activité ou substance. Le propriétaire bénéficiaire du navire, une société ou une personne qui contrôle dans les faits les activités du navire, est généralement établi ailleurs. Cette personne pourrait donc, en plus du propriétaire légal du navire, être considérée comme responsable des activités illégales auxquelles le navire se livre : les propriétaires bénéficiaires sont les cerveaux de la pêche INN pratiquée par le navire et en tirent le plus grand profit.
D’habitude, le propriétaire bénéficiaire d'un navire qui pratique la pêche INN ne change pas régulièrement. Par ailleurs, il est devenu plus facile d'obtenir des informations sur les propriétaires bénéficiaires, notamment grâce aux informations disponibles sur internet et à des exigences plus strictes en matière de divulgation de certaines données. Les rapports et les études qui traitent de cette problématique identifient donc de plus en plus les personnes pouvant être considérées comme les propriétaires bénéficiaires des navires engagés dans la pêche INN. Afin que les navires de pêche obtiennent l'autorisation de naviguer, diverses organisations internationales demandent désormais à leurs membres, qu'ils soient État du pavillon ou État côtier, d'exiger la divulgation du nom des propriétaires bénéficiaires. C’est notamment le cas de l'Organisation des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique dans sa contribution d'avril 2022 au rapport du Secrétaire général des Nations unies sur les océans et le droit de la mer.
L'État dans lequel se trouve le propriétaire bénéficiaire (l’« État du propriétaire du navire ») peut disposer de ressources plus importantes pour lutter contre les activités illégales que l'État du pavillon et il peut également être en mesure d'appliquer ses sanctions sans avoir besoin du consentement d'un autre État.
Une question pertinente est donc de savoir si les États où résident les propriétaires bénéficiaires ont l'obligation, en vertu du droit international, de prendre des mesures à leur encontre si leurs navires pratiquent la pêche INN. Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, tout porte à croire qu'une telle obligation existe.
3. La responsabilité de l'État du propriétaire bénéficiaire dans le droit international
A) UN PRINCIPE GÉNÉRAL : « NO-HARM »
Tout d'abord, un principe général du droit international, dit d’ « utilisation non dommageable du territoire », veut que un État ne peut autoriser une utilisation de son territoire qui porterait atteinte aux intérêts d'autres États. Ce principe est l'une des bases du droit international de l'environnement et est, par exemple, également appliqué en tant que règle de droit international dans le contexte de la cybercriminalité internationale.
Un État qui laisse un propriétaire bénéficiaire de navire préparer et organiser des activités de pêche INN dans la ZEE d'un autre État ou qui, si de telles activités ont lieu, ne prend pas de mesures à l'encontre du propriétaire bénéficiaire, pourrait être considéré comme agissant en violation de ce principe, en particulier si ledit propriétaire bénéficiaire a un impact significatif sur les ressources marines de la ZEE de l'État côtier.
B) PROVISIONS DE LA CONVENTION DES NATIONS UNIES SUR LE DROIT DE LA MER
La responsabilité de l'État du propriétaire du navire peut également se fonder sur le droit de la mer et, en particulier, sur la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 (CNUDM) à laquelle la plupart des États sont parties (ou, dans le cas contraire, ont néanmoins accepté de se conformer à la plupart de ses dispositions). Certaines des dispositions de la CNUDM s'appliquent à tous les États, et d'autres à des États ayant une capacité particulière, comme un État du pavillon ou un État côtier.
Les dispositions de la CNUDM ont été interprétées par différents tribunaux internationaux. L'avis consultatif rendu en 2015 par le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) est une décision importante concernant la responsabilité des États en matière de pêche INN. Cet avis a été rendu à la demande de la Commission sous-régionale des pêches d'Afrique de l'Ouest (CSRP) qui avait soulevé diverses questions concernant entre autres la question de savoir si les États du pavillon, dont les navires pêchent dans les ZEE des États de la CSRP, ont l'obligation de veiller à ce que leurs navires respectent les réglementations des États de la CSRP en matière de pêche. Dans sa réponse, le TIDM a estimé que l'État du pavillon a une obligation de diligence requise (« due diligence ») à cet égard et qu'un État côtier peut tenir l'État du pavillon pour responsable s'il ne respecte pas cette obligation.
Toutefois, il est clair que malgré cet avis, plusieurs États du pavillon ne respectent pas cette obligation de diligence requise : quand la pêche INN est pratiquée dans la ZEE de certains États, ces derniers manquent souvent de ressources humaines et financières, et/ou de volonté politique pour attaquer les États du pavillon devant les tribunaux internationaux. En outre, l'issue des procédures engagées contre ces États n'est pas certaine, étant donné que le TIDM n'a pas précisé ce que cette obligation de diligence requise implique dans la pratique. Le TIDM n’a par ailleurs pas précisé si un État du pavillon peut toujours être tenu pour responsable s'il démontre qu'il ne peut pas appliquer ses sanctions parce que les contrevenants ne se trouvent pas sur son territoire.
Compte tenu des questions soulevées par la CSRP, le TIDM a limité l'obligation de diligence requise aux États du pavillon. Toutefois, son interprétation permet de soutenir que lorsqu'un propriétaire bénéficiaire est ressortissant d'un État, cet État a l'obligation de veiller à ce que cette personne respecte la réglementation de l'État côtier en matière de pêche. L'une des raisons est que les réglementations nationales en matière de pêche s'adressent généralement aux personnes impliquées dans un navire, telles que l'équipage, le propriétaire ou l'exploitant du navire, et non au navire lui-même (comme le supposent souvent les experts en droit de la mer). Les dispositions pertinentes de la CNUDM visent à garantir le respect des règlements de pêche d'un État côtier. En limitant cette obligation à l'État du pavillon, cela reviendrait ignorer le fait que les ressortissants de l'État du pavillon ne sont pas les seuls concernés par les règlements pêche de l’État côtier.
En outre, le TIDM a fondé sa décision sur l'article 192 de la CNUDM, qui dispose que « les États ont l'obligation de protéger et de préserver le milieu marin ». Cette disposition a été interprétée comme une obligation des États de veiller à ce que leurs ressortissants respectent les mesures de conservation et de gestion des ressources marines d'un État côtier.
C) AUTRES SOURCES JURIDIQUES INTERNATIONALES QUI RENFORCENT CETTE OBLIGATION
D'autres sources juridiques internationales mentionnent l'obligation pour les États dont les ressortissants sont impliqués dans la pêche INN en tant que propriétaires bénéficiaires de navires de prendre des mesures à leur encontre. L'une de ces sources est le Plan d'action international de la FAO visant à prévenir, à contrecarrer et à éliminer la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (PAI-INN), dont le paragraphe 18 prévoit notamment que « à la lumière des dispositions pertinentes de la Convention des Nations Unies de 1982 et sans préjudice de la responsabilité principale de l'État du pavillon, chaque État devrait autant que possible prendre des mesures ou coopérer pour s'assurer que ses ressortissants placés sous sa juridiction ne s'adonnent pas à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée ou ne la favorisent pas. Tous les États devraient coopérer pour identifier leurs ressortissants qui possèdent effectivement ou exploitent des navires s'adonnant à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. »
Bien que le PAI-INN ne soit pas contraignant, ses dispositions sont considérées comme reflétant la portée et le contenu des réglementations que les États devraient adopter pour se conformer aux obligations juridiques internationales découlant de la CNUDM et des traités de pêche connexes. De plus, l'Assemblée générale des Nations unies adopte chaque année, et plus récemment le 5 décembre 2023 (par consensus), une résolution qui, dans son paragraphe 94 « exhorte les États à exercer effectivement leur juridiction et leur contrôle sur leurs ressortissants, y compris les propriétaires bénéficiaires, et sur les navires battant leur pavillon, afin de les empêcher et de les dissuader de se livrer à des activités de pêche illicite, non déclarée et non réglementée ou de soutenir des navires qui se livre à des activités de pêche illicite, non déclarée et non réglementée. »
L'obligation pour les États de prendre des mesures à l'encontre des ressortissants qui, en tant que propriétaires bénéficiaires de navires, se livrent à la pêche INN a été approuvée au sein des instances internationales par divers États et organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales. Dans ce contexte, le terme « ressortissants » ne désigne pas seulement les personnes qui ont la nationalité d'un État donné, mais aussi celles qui résident habituellement dans cet État.
4. Pratique des États : exemples de poursuites à l'encontre de propriétaires bénéficiaires
La pratique des États est une source importante pour déterminer s'il existe une obligation juridique internationale, et plusieurs exemples confirment la responsabilité de l'État du propriétaire d'un navire. Par exemple, le règlement de l’UE sur la pêche INN impose aux États membres de l'UE l'obligation de veiller à ce que leurs ressortissants ne soutiennent pas ou ne participent pas à la pêche INN, notamment en s'engageant à bord ou en tant qu'opérateurs ou propriétaires bénéficiaires de navires de pêche. Il oblige aussi les États à prendre des mesures appropriées à l'égard de ces ressortissants s'ils participent à la pêche INN ou la soutiennent.
Dans le cadre de sa politique internationale de la pêche, la Commission européenne exige des États tiers exportateurs de poisson vers l'UE qu'ils s'engagent à agir contre les propriétaires bénéficiaires des navires pratiquant la pêche INN et a adressé des avertissements (appelés "pré-identifications") aux États qui, selon elle, ne respectent pas cette obligation. Elle l’a fait, par exemple, à l’encontre de Taïwan, de la Corée du Sud et du Belize. Étant donné que la Commission européenne ait plus tard accepté de retirer son avertissement aux trois pays, il semblerait qu'ils aient accédé aux exigences de la Commission européenne. Toutefois, en raison d'un manque de transparence, il n'est pas toujours évident de savoir si c'est bien le cas.
Les législations de certains États, tels que l’Espagne, le Cap Vert, l’Australie et la Nouvelle-Zélande interdisent à leurs ressortissants d’être impliqués dans la pêche INN dans les eaux d’autres États. Les États-Unis interdisent à leurs ressortissants d'être impliqués dans le commerce du poisson issu de la pêche INN, y compris les personnes participant à la préparation et à l'organisation des opérations de pêche INN. L'Espagne, par exemple, a utilisé sa réglementation pour sanctionner les activités du groupe espagnol Vidal Armadores et des personnes qui lui sont liées. Des navires appartenant à ce groupe, mais battant pavillon étranger et ayant un propriétaire légal étranger, ont été régulièrement et pendant une longue période impliqués dans des opérations de pêche INN. Les autorités espagnoles ont pu démontrer le lien entre les navires impliqués et certaines des sociétés Vidal, ainsi que leur propriété effective des navires concernés.
Étant donné que les navires appartenant à des ressortissants de l'UE figurent régulièrement dans les rapports des ONG sur la pêche INN, il est surprenant que les États membres de l'UE ne prennent pas davantage de mesures à l'encontre des ressortissants qui possèdent des navires impliqués dans la pêche INN. On ne sait pas non plus dans quelle mesure la Commission européenne surveille les mesures prises (ou non) par les États membres de l'UE pour respecter leurs obligations vis-à-vis du règlement de l'UE sur la pêche INN. L'UE semble vouloir imposer son interprétation des obligations juridiques internationales d'un État en matière de pêche INN aux pays tiers plutôt qu'à ses propres États membres. Cette attitude a été dénoncée par plusieurs ONG, dont CAPE, dans une publication récente sur les opérations illicites de navires italiens en Afrique de l'Ouest.
Conclusion : les États ont l’obligation d’agir contre leurs ressortissants qui sont propriétaires bénéficiaires de navires impliqués dans la pêche INN
Sur la base de ce qui précède, il y a de bonnes raisons d'affirmer que le droit international impose aux États dont les ressortissants sont impliqués dans la pêche INN en tant que propriétaires bénéficiaires de navires d'agir contre ces ressortissants.
Même s'il est peu probable que la question soit clarifiée dans de nouveaux traités ou dans d'autres décisions de tribunaux internationaux, il n'y a aucune raison d'attendre. Les États côtiers impactés par la pêche INN et les organisations qui ont identifié les propriétaires bénéficiaires des navires pourraient et devraient commencer à faire pression sur les États dont ces propriétaires sont ressortissants, afin de contester leur implication dans la pêche INN. Les informations disponibles concernant les navires et leurs propriétaires impliqués dans la pêche INN pourraient être utilisées afin d'exiger que les États des propriétaires bénéficiaires prennent des mesures concrètes à l'encontre de leurs ressortissants impliqués dans ces activités. Cela peut se faire en particulier lorsque l'État concerné a reconnu (par exemple, par le biais de règlements ou d'opinions exprimées) qu'il existe une obligation d'agir à l'encontre de ces ressortissants. Ce serait le cas des États membres de l'UE, compte tenu des obligations qui leur incombent en vertu du règlement de l'UE sur la pêche INN, ainsi que d'États comme Taïwan et la Corée du Sud. Une telle démarche renforcerait les outils disponibles pour lutter contre la pêche INN.
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La pêche artisanale s’est fait une place parmi les points à l'ordre du jour de la 36e session du Comité des pêches de la FAO, bien qu'elle n'y figure pas nommément. Lors des sessions plénières, plusieurs représentants de la pêche artisanale ont pris la parole.