Depuis janvier, le commerce du crabe de mangrove a repris à Madagascar, après que les autorités en aient suspendu “la pêche, la collecte, la vente, le transport, la conservation et l’exportation” du 15 octobre au 15 décembre 2020.
La reprise des exportations de crabes vivants vers la Chine, principal marché, est une aubaine, car cette période coïncide avec le nouvel an chinois, qui voit la demande pour ce produit de luxe exploser – les prix augmentant à l’avenant. La Chine achète des crabes de mangroves vivants. Il y a d’autres marchés, pour le crabe congelé, comme l’UE et l’île Maurice.
Il y a une dizaine d’années, l’exploitation du crabe à Madagascar était une activité secondaire. Le développement du commerce lucratif des crabes vivants vers l’Asie, la Chine en particulier, a multiplié par trois la valeur d’exportation entre 2013 et 2018. Aujourd’hui, avec une capacité d’exportation évaluée à plus de 5.000 tonnes par an pour une valeur aux alentours de 10 millions US$, le crabe de mangrove est devenu une des principales espèces exportées de Madagascar, dépassant même la crevette de pêche, ‘l’or rose’ de Madagascar.
Les petits pêcheurs laissés pour compte
La pêche aux crabes constitue la principale source de revenus pour plusieurs dizaines de milliers de petits pêcheurs malgaches actifs dans les mangroves. Mais ces petits pêcheurs ne profitent que très peu des retombées de ce commerce florissant. Ces dernières années, les tensions ont augmenté entre les entreprises d’exportation et ces pêcheurs, qui dénoncent le faible prix du produit offert par les collecteurs.
A Mahajunga, sur la Côte Ouest de Madagascar, une région réputée pour sa richesse en crabes, les exportateurs profitent de leur position de monopole pour imposer un prix bas aux pêcheurs. Dans la région, les chinois sont aujourd’hui les premiers acheteurs de crabes de mangroves. En 2019, le kilo de crabes s’achetait à 6 000 ariary (1,3 euros). Aucune retombée palpable de ce commerce n'est perçue au niveau des communautés de pêcheurs de la région, que ce soit au niveau des revenus individuels ou des investissements dans des infrastructures. “Une ville comme Mahajanga, la plus représentative en termes de petite pêche, ne dispose même pas d'un débarcadère pour nos pêcheurs”, témoigne l’un d’eux.
La période de fermeture de pêche aux crabes de fin 2020 n’a pas été facile à vivre pour certaines communautés de petits pêcheurs. Un pêcheur de crabes de Morombe témoigne: “Nous n’avons rien contre la fermeture de la pêche aux crabes. C’est la période choisie pour la fermeture qui ne nous convient pas. En 2018, la fermeture de pêche s’est étendue entre les mois de juin et août, la période de ponte et où les petits crabes grandissent… En ce mois de décembre, la taille des crabes atteint déjà 12 cm de diamètre et lorsqu’ils sont à ce stade, ils quittent les mangroves pour aller un peu plus au large”.
L’absence de revenus pour le pêcheur pendant les mois de fermeture de pêche a également des effets différents suivant le moment où elle s’opère. Ce pêcheur souligne qu’à la période habituelle de la fermeture de pêche, entre juin et août, le manque de revenu est plus supportable, car le coût de la vie est moins élevé: “Le gobelet de riz peut baisser jusqu’à 200 ariary et le pois du Cap se récolte localement”. Mais lorsque la fermeture de pêche tombe fin de l’année, “le riz coûte 650 ariary le gobelet au marché de Morombe, et il n’y pas d’autres légumineuses disponibles”.
La fermeture de la pêcherie de crabes de mangroves est pourtant un élément important de la stratégie pour lutter contre la surexploitation de cette ressource, et le respect de cette mesure par les pêcheurs est essentiel. Mais la pauvreté existant dans les communautés de petits pêcheurs rend difficile le respect des mesures. “Il est question ici de survie. Nous pêchons pour ne pas voler”, insiste cet autre pêcheur.
Des efforts pour la durabilité de l’exploitation
Il y a quelques mois, la plateforme nationale malgache de SANSAFA et le RENAFEP (Southern African Non-State Actors Platform in Fisheries and Aquaculture et le Réseau National des Femmes de la Pêche à Madagascar) soulignaient ce problème, en expliquant que “face à la demande croissante de crabes pour l’exportation, supérieure à ce qui peut être durablement produit, les pêcheurs risquaient d’enfreindre les réglementations et de ne respecter ni la taille minimale exploitable, ni la période de fermeture des pêches”.
L’enjeu de la durabilité de l’exploitation du crabe de mangrove est au centre des préoccupations des autorités malgaches depuis plusieurs années. Après un processus impliquant les autorités régionales et nationales, les instituts de recherche, les ONGs, les petits pêcheurs, certaines sociétés de collecte, le ministère en charge de la pêche s’est engagé, en 2018, à réintroduire la fermeture de la pêche aux crabes, et à augmenter la taille réglementaire des individus passant de 11 à 12 centimètres.
Fin 2020, le Ministère de l’Agriculture, de l’Elevage et de la Pêche (MAEP) avec l’appui du projet SWIOFish2 financé par la Banque mondiale, a annoncé la mise en place d’une plateforme nationale de cogestion pour assurer la durabilité de la filière. En soutien de cette initiative, de 2020 à 2023, le projet CORECRABE, financé par un programme européen, et porté par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), vise à “améliorer la gestion, la gouvernance, et la durabilité des retombées socioéconomiques de la pêcherie à l’échelle nationale, au bénéfice des populations vivant sur le littoral Ouest de Madagascar”.
Opacité dans l’allocation des quotas d’exportation
Mais pour être fructueuses et apporter aux petits pêcheurs les bénéfices annoncés, ces initiatives des autorités devront s’inscrire dans un contexte de bonne gouvernance du secteur et de transparence dans la gestion de cette pêcherie, notamment pour ce qui concerne l’allocation des quotas d’exportation de crabes.
SANSAFA et RENAFEP ont dénoncé le fait que, en 2020, sur base de critères d’octroi flous, les licences d’exportation de crabes ont été accordées uniquement à cinq sociétés chinoises: Société Drakk, Santi Import Export, Dragon de la Mer, Mapro Sud, et Ocean-Export. La dizaine d’autres opérateurs restés sur le carreau partagent ce constat: “Il n’y a pas de transparence... Nous avons demandé à connaître les critères que ces Chinois détiennent et que nous n’avons pas. Les réponses étaient évasives. Nous avons cherché à connaître le quota annuel d’exportation accordé à chacune d’elle. Aucune réponse non plus, mais nos permis de collecte sont suspendus et nous ne sommes tout simplement pas autorisés à exporter”. Certains soupçonnent que ce monopole est le résultat de pratiques de mauvaise gouvernance, qui rappellent certaines méthodes du passé. Comme, en 2016, cet opérateur chinois promettant une somme de plus de 4 millions de dollars pour s’assurer de l’exclusivité du commerce de crabe, et de l’éviction de son concurrent direct.
Vu que les quotas annuels attribués aux exportateurs restent confidentiels, le tarif pratiqué pour les licences l’est aussi. Aucun détail ne filtre non plus sur les captures réelles ni le tonnage réellement exporté. Pour SANSAFA et le RENAFEP, ces agissements vont à l’encontre de la bonne gouvernance des pêcheries, “et s’opposent également aux directives de la FAO pour une pêche durable et responsable ainsi qu’à la déclaration de Malabo, qui recommande de booster les échanges commerciaux interafricains”.
Pertes de revenus pour le gouvernement
D’après le Groupement des Entreprises de Madagascar (GEM) et le Groupement des Aquaculteurs et Pêcheurs de Crevettes de Madagascar (GAPCM), cette opacité dans l’exploitation du crabe de mangrove amène également un manque à gagner important pour l’Etat malgache: “Certaines filières, en particulier le crabe et l’aileron de requin, sous-déclarent de façon excessive la valeur à l’exportation de façon à échapper à un juste niveau de redevances qu’elles devraient acquitter. Aujourd’hui, le crabe est devenu la principale valeur exploitée et devrait contribuer à 2 ou 3 fois plus que la crevette aux recettes de l’Etat”. Ces groupements demandent, pour améliorer la valeur d’exportation au départ de Madagascar, et en conséquence les redevances, de rétablir le bon fonctionnement de l’Observatoire Economique de la Pêche et de l’Aquaculture.
Que ce soit les ONG, les petits pêcheurs, ou les industriels de la pêche, le constat est le même: gérée durablement, exploitée de façon transparente, avec un partage plus équitable des bénéfices au profit des petits pêcheurs, la ressource de crabes de mangroves a le potentiel pour devenir un moteur de développement social et économique, en particulier au niveau des communautés côtières. Alors que les petits pêcheurs se débattent aujourd’hui dans la pauvreté, encore aggravée par la crise du Covid, c’est une chance à ne pas laisser passer.
Pour que l’accord contribue efficacement aux Objectifs de Développement Durable, il est essentiel que les prochaines négociations, avant la treizième conférence ministérielle, se focalisent la principale menace à la pêche artisanale en Afrique : la surpêche et la surcapacité, surtout par le biais des navires d’origine étrangère.