Les 19 et 20 octobre, plus de 450 banques publiques de développement (BPD) discuteront des questions de sécurité alimentaire lors de leur 2e sommet "Finance in common", accueilli cette année par l'Italie (Cassa Depositi e Prestiti) et le Fonds international de développement agricole, dans le cadre des événements de la présidence italienne du G20.
Les banques de développement, le secteur privé et des agences internationales discuteront des priorités, des politiques et des projets pour lesquels les fonds publics - l'argent des contribuables - devraient être dépensés. Leurs décisions affecteront la vie de millions de personnes, y compris les communautés côtières et de pêcheurs africains.
Même si ces BPD appartiennent à l'État et ont généralement des missions d'intérêt public, elles jouent également un rôle essentiel en permettant aux entreprises privées de développer leurs opérations, sans que leurs activités et leur impact sur les communautés locales soient vraiment contrôlés. C'est le cas par exemple lorsque les BPD soutiennent des secteurs - tels que la pêche industrielle, la production de pétrole et de gaz, le développement touristique, etc. - qui entrent en concurrence avec les communautés côtières africaines pour l'espace ou les ressources, sans avoir réalisé de manière transparente et participative les évaluations d'impact social et environnemental nécessaires.
Le thème délibérément choisi pour le sommet "Finance en commun" de cette année, à savoir la "sécurité alimentaire", constitue une autre source d'inquiétude, car il s'appuie sur les décisions potentielles prises lors du sommet de l'UNFSS en septembre dernier. Les organisations de la société civile (OSC) et les universitaires ont sévèrement critiqué le manque de transparence et de représentativité du processus de l'UNFSS et ont dénoncé la façon dont les intérêts des entreprises s'en sont emparés. De nombreuses OSC ont boycotté le sommet et certaines ont participé à un sommet alternatif. CAPE et ses partenaires ont signé une déclaration commune concernant l'importance de la participation de la pêche à petite échelle.
Une tendance similaire a été constatée par les OSC qui suivent de près le processus de la Finance en commun, qui "suit le même scénario" et où seul un petit nombre de représentants triés sur le volet des communautés affectées par les investissements PBD ont été invités ou même écoutés. C'est pourquoi la CFFA, ainsi que plus de 290 organisations de petits producteurs - agriculteurs et pêcheurs -, de peuples autochtones et d'autres organisations de la société civile ont signé une déclaration commune exprimant leurs préoccupations et demandant de meilleurs mécanismes pour renforcer la sécurité alimentaire.
La déclaration
Les banques de développement n’ont pas vocation à financer l’agrobusiness
Plus de 450 banques publiques de développement (BPD) du monde entier vont se retrouver à Rome les 19 et 20 octobre 2021 pour un second sommet international, baptisé Finance en commun. Durant le premier sommet à Paris en 2020, plus de 80 organisations de la société civile avaient publié une déclaration conjointe réclamant que les BDP arrêtent de financer les entreprises et projets agroalimentaires qui privent les communautés locales de leurs terres et de leurs ressources naturelles. Cette année, cependant, les BPD ont fait de l’agriculture et de l’agrobusiness la priorité de leur second sommet. C’est une grande source d’inquiétude pour les signataires ci-dessous, car les BPD se sont depuis longtemps spécialisées dans les investissements agricoles qui bénéficient aux intérêts privés et aux entreprises agroindustrielles, aux dépens des agriculteurs, des éleveurs, des pêcheurs, des travailleurs de l’alimentation et des peuples autochtones, portant sévèrement atteinte à leur souveraineté alimentaire, leurs écosystèmes et leurs droits humains.
Nos inquiétudes
Les BPD sont des institutions publiques établies par les gouvernements nationaux ou les agences multilatérales pour financer des programmes gouvernementaux ou des entreprises privées dont les activités sont censées contribuer à l’amélioration de la vie des gens dans les endroits concernés, en particulier dans les pays du Sud. Beaucoup de banques de développement multilatérales, qui constituent un sous-groupe important parmi les BPD, fournissent également des services de conseil technique et politique aux gouvernements, les poussant à changer leur législation et leurs politiques pour attirer les investissements étrangers.
En tant qu’institutions publiques, les BPD se doivent de respecter et protéger les droits humains et sont supposées être redevables au public de leurs actions. Aujourd’hui, les banques de développement dépensent collectivement plus de 2000 milliards de dollars US par an pour financer des entreprises publiques et privées dans le but de construire des routes, des centrales électriques, des fermes et des plantations industrielles et autres au nom du « développement ». On estime qu’à lui seul, le secteur agricole et alimentaire bénéficie de 1400 milliards de dollars. Le financement des entreprises privées par les BPD, qu’il se fasse par la dette ou l’achat de participations, vise à faire de l’argent mais une grande partie des dépenses est soutenue et financée par le public, c’est-à-dire par le travail et les impôts des citoyens.
Le nombre des BPD et le financement qu’elles reçoivent ne cessent d’augmenter. L’influence de ces banques augmente également, à mesure qu’elles font passer de plus en plus les fonds publics par le capital investissement, la « finance verte » et autres plans financiers pour réaliser les solutions prévues, plutôt que de soutenir de manière plus traditionnelle des programmes gouvernementaux ou des projets à but non lucratif. L’argent d’une banque de développement offre une sorte de garantie aux entreprises qui veulent investir dans les pays ou les industries dits à haut risque. Ces garanties permettent aux entreprises de lever plus de fonds auprès de bailleurs privés et d’autres banques de développement, à des taux souvent intéressants. Les banques de développement jouent donc un rôle crucial : elles donnent aux multinationales des moyens qu’elles n’auraient pas autrement pour poursuivre leur expansion dans les marchés et les territoires du monde entier - depuis les mines d’or d’Arménie aux barrages hydroélectriques controversés de Colombie, en passant par les projets catastrophiques de gaz naturel en Mozambique.
De plus, de nombreuses banques de développement multilatérales font tout pour influencer ouvertement les législations et politiques au niveau national via leurs services de conseil technique aux gouvernements et les systèmes de classification, tels que l’initiative Améliorer le climat des affaires dans l’agriculture de la Banque mondiale. Les politiques qu’elles soutiennent dans des secteurs clés comme la santé, l’eau, l’éducation, l’énergie, la sécurité alimentaire et l’agriculture, ont tendance à favoriser le rôle des grandes entreprises et des élites. Et souvent, quand les communautés locales affectées, notamment les peuples autochtones et les petits agriculteurs, protestent, elles ne peuvent pas se faire entendre ou font l’objet de représailles. Ainsi en Inde, la Banque mondiale avait conseillé au gouvernement de déréguler le système de commercialisation des produits agricoles ; mais quand le gouvernement a voulu appliquer ce conseil sans consulter les agriculteurs et leurs organisations, cela a suscité d’importants mouvements de protestation.
Les banques publiques de développement affirment n’investir que dans des entreprises « durables » et « responsables » et prétendent que leur participation améliore le comportement des entreprises. Mais ces banques ont de lourds antécédents en matière d’investissement dans des entreprises qui sont impliquées dans l’accaparement des terres, la corruption, la violence, la destruction environnementale et d’autres graves violations des droits humains, autant d’exactions pour lesquelles elles n’ont pas véritablement eu à rendre de comptes. La dépendance croissante des banques de développement vis-à-vis des fonds de capital investissement offshore et de réseaux d’investissement complexes, dont les soi-disant intermédiaires financiers, pour faire passer leurs investissements rend le principe de redevabilité encore plus vague et permet à une petite élite financière toute-puissante d’engranger les bénéfices.
Il est très inquiétant de voir que les banques publiques de développement prennent aujourd’hui un rôle coordonné et central en matière d’alimentation et d’agriculture. Elles font partie de l’architecture financière mondiale qui entraîne la spoliation et la destruction écologique, causées en grande partie par l’agrobusiness. Au fil des ans, leurs investissements dans le secteur agricole ont concerné presque exclusivement les entreprises impliquées dans les plantations de monocultures, les projets d’agriculture contractuelle, les élevages industriels, les ventes de semences hybrides et génétiquement modifiées et de pesticides et les plateformes d’agriculture numérique dominées par les Big Tech. Les banques de développement n’ont montré aucun intérêt, ni jamais prouvé leur capacité à investir dans les communautés d’agriculteurs, de pêcheurs ou les communautés forestières qui produisent actuellement la majorité de l’alimentation mondiale. Elles préfèrent financer les accapareurs de terres et l’agrobusiness et détruire les systèmes alimentaires locaux.
Des exemples douloureux
Voici quelques exemples importants de la tendance qu’on peut observer dans les projets des banques publiques de développement :
La Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque européenne d’investissement ont fourni de généreux financements aux entreprises agroalimentaires de certains des plus riches oligarques ukrainiens qui ont la mainmise sur des centaines de milliers d’hectares de terres.
La société luxembourgeoise SOCFIN et la société belge SIAT, les deux plus grands propriétaires de plantations de palmiers à huile et de caoutchouc d’Afrique ont reçu de nombreux prêts financiers des banques de développement, alors que leurs filiales sont impliquées jusqu’au cou dans l’accaparement des terres, des scandales de corruption et des violations des droits humains.
De multiples banques de développement (dont Swedfund, BIO, la FMO et la DEG) ont financé le projet raté de plantation de canne à sucre d’Addax Bioenergy en Sierra Leone qui, après son départ, a laissé aux communautés locales des dégâts considérables.
Le groupe britannique CDC et d’autres banques de développement européennes (dont BIO, la DEG, la FMO et Proparco) ont consacré plus de 150 millions de dollars aux plantations de palmiers à huile, aujourd’hui en faillite, de Feronia Inc en République démocratique du Congo, malgré une longue histoire de conflits avec les communautés locales concernant les terres et les conditions de travail, malgré les allégations de corruption et de sévères violations des droits humains à l’encontre des villageois.
Le Fonds commun pour les produits de base des Nations Unies a investi dans Agilis Partners, une société américaine impliquée dans l’expulsion violente de milliers de villageois ougandais pour mettre en place une grande exploitation céréalière.
Norfund et Finnfund détiennent Green Resources, une entreprise forestière norvégienne qui plante des pins en Ouganda sur des terres dérobées à des milliers d’agriculteurs locaux, entraînant des effets dévastateurs sur leurs moyens de subsistance.
La Banque japonaise pour la coopération internationale et la Banque africaine de développement ont investi dans une ligne de chemin de fer et une infrastructure portuaire pour permettre à Mitsui (Japon) et Vale (Brésil) d’exporter du charbon de leurs sites miniers dans le nord du Mozambique. Ce projet, lié au projet agroalimentaire controversé de ProSavana, a entraîné un accaparement des terres, des relocalisations forcées, des accidents mortels et la détention et la torture des opposants au projet.
La Banque chinoise de développement a financé le Barrage Gibe III en Éthiopie, un projet écologiquement et socialement désastreux. Destiné à la production électrique et à l’irrigation de grandes plantations de canne à sucre, de coton et de palmiers à huile, comme le gigantesque projet de développement de la canne à sucre de Kuraz, le barrage a entravé le cours du fleuve dont dépendaient les populations autochtones de la basse vallée de l’Omo pour leur agriculture de décrue.
Au Nicaragua, la FMO et Finnfund ont financé MLR Forestal, une entreprise qui gère des plantations de cacao et de teck et est associée à des projets aurifères responsables du déplacement forcé de communautés d’ascendance africaine et de populations autochtones, ainsi que de destruction environnementale.
La Société financière internationale (IFC) et la Banque interaméricaine de développement ont récemment accordé des prêts à Pronaca, la quatrième entreprise de l’Équateur, pour l’expansion de sa production intensive de porcs et de volailles, malgré l’opposition de groupes internationaux et équatoriens, notamment les communautés autochtones locales dont l’eau et les terres ont été polluées par les activités d’expansion de l’entreprise.
La Banque interaméricaine de développement envisage d’accorder un nouveau prêt de 43 millions de dollars à Marfrig Global Foods, le deuxième producteur de bœuf mondial, sous prétexte de promouvoir le « bœuf durable ». De nombreux rapports ont démontré que la chaîne d'approvisionnement de Marfrig est directement liée à la déforestation illégale en Amazonie et dans le Cerrado et à des violations des droits de l'homme. L'entreprise a également fait l'objet d'accusations de corruption. Une campagne internationale exhorte actuellement les BPD à supprimer tous leurs investissements dans les exploitations d’élevage industriel.
Il nous faut de meilleurs mécanismes pour bâtir la souveraineté alimentaire
Gouvernements et agences multilatérales commencent enfin à admettre que le système alimentaire mondial actuel n’a pas résolu le problème de la faim et est un facteur essentiel de multiples crises, qu’il s’agisse des pandémies, de l’effondrement de la biodiversité ou de l’urgence climatique. Mais ils ne font rien pour s’attaquer aux grandes entreprises qui dominent le système alimentaire industriel et son modèle de production, de commerce et de consommation. Bien au contraire, ils encouragent toujours plus d’investissement d’entreprise, de partenariats public-privé et de subventions en faveur de l’agrobusiness.
Le sommet des banques de développement de cette année a été délibérément conçu pour suivre dans le sillage du Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires. Celui-ci avait été présenté comme un forum mondial destiné à trouver des solutions aux problèmes du système alimentaire mondial, mais s’est fait pirater par les intérêts des industriels et n’est guère plus qu’un espace dédié aux grandes entreprises pour leur permettre de verdir et de faire l’apologie de l’agriculture industrielle. L'événement a fait l'objet de protestations et d'un boycott de la part des mouvements sociaux et de la société civile, notamment par le biais du Sommet mondial des peuples et de la Réponse autonome des peuples au Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, ainsi que par des académiques du monde entier.
Le sommet Finance en commun, qui met l’accent sur l’agriculture et l’agrobusiness, va suivre le même chemin. Ces financiers qui supervisent nos fonds et nos mandats publics vont se réunir avec les élites et des représentants des grandes entreprises pour élaborer des stratégies qui permettent à l’argent de continuer à affluer dans un modèle alimentaire et agricole qui mène à la crise climatique, augmente la pauvreté et aggrave toutes les formes de malnutrition. Très peu, voire aucun, des représentants des communautés affectées par les investissements des banques de développement, ces gens qui sont en première ligne et essayent de produire de quoi nourrir leur communauté, seront invités ou écoutés. Les BPD ne sont pas intéressées. Ce qu’elles cherchent, c’est à financer l’agrobusiness qui produit les denrées nécessaires aux projets commerciaux et financiers destinés à faire de l’argent, plutôt que nourrir les gens.
L’an dernier, une large coalition d’organisations de la société civile a fait d’énormes efforts pour simplement obtenir des banques de développement qu’elles acceptent de s’engager dans une démarche de droits humains et un développement mené par les communautés. Le résultat s’est limité à une déclaration finale diluée, qui ne s’est pas traduite en actes.
Nous ne voulons pas continuer à gaspiller notre argent, nos mandats et nos ressources publics dans des entreprises agroindustrielles qui privent les communautés locales de leurs terres, de leurs ressources naturelles et de leurs moyens de subsistance. Par conséquent :
Nous appelons à l’arrêt immédiat du financement des activités des entreprises agroindustrielles et des investissements spéculatifs par les banques publiques de développement.
Nous réclamons la création de mécanismes de financement entièrement publics et responsables afin de soutenir les efforts des populations pour bâtir la souveraineté alimentaire, faire du droit à l’alimentation une réalité, protéger et restaurer les écosystèmes et faire face à l’urgence climatique.
Nous réclamons la mise en place de mécanismes solides et efficaces qui fournissent aux communautés un accès à la justice en cas d’atteinte aux droits humains ou de dommages sociaux et environnementaux causés par les investissements des BPD.
Les signataires
Retrouvez la liste de signataires sur la version en ligne de cette déclaration.
Photo de l’entête : détail illustratif de Benjamin Franklin sur un billet de banque américain, par Adam Nir.
Dans cet article qui traite du renouvellement du protocole de l’APPD UE-Guinée-Bissau, l’auteure, d’une part, passe en revue les points essentiels de l’accord du point de vue de la pêche artisanale locale et relaye ses demandes et, d’autre part, détaille l’aspect de la durabilité : bien que le protocole ne permette pas aux flottes européennes de pêcher des petits pélagiques en situation de surexploitation, au moins 4 navires d’origine européenne se seraient repavillonés en Guinée-Bissau et pêcheraient ces espèces, mettant à mal la sécurité alimentaire de la région et concurrençant la pêche artisanale.