Au cours des cinq dernières années, "l’Economie Bleue" a émergé comme un nouveau concept de la gouvernance globale des océans. Ce concept remonte habituellement au Sommet de Rio+20 de la Terre de 2012. Il était prôné comme étant complémentaire à l’économie verte, mettant à la fois l’accent sur la nécessité de lutter contre la dégradation de l’environnement et la progression vers une économie plus durable qui soutient la réduction de la pauvreté. (Voir le document de réflexion des Nations Unies sur l’économie bleue).
Depuis Rio+20, de nombreux gouvernements et organisations internationales ont adopté des programmes et politiques d’économie verte. Certains l’appliquent seulement aux océans, tandis que d’autres adoptent une perspective plus large et voient l’économie bleue comme intégrant également les écosystèmes d’eau douce. Etant donné que l’économie bleue gagne en popularité, il a commencé à être utilisé de manière interchangeable avec le concept de ‘croissance bleue’. La relation qui existe entre les deux peut porter à confusion, bien que comme l’indique la FAO :
Les partisans de la 'Croissance bleue' préfèrent cette terminologie à celle d’« Economie bleue», pour soulignerle besoin de croissance, car le concept d’«économie verte», a subi des critiques dans certains milieux de développement en particulier son accent précoce sur la conservation et la protection de l'environnement au détriment de la croissance économique et du développement social.
Un des premiers programmes de croissance bleue a été lancé par l’UE en 2012. Il se caractérise par la fourniture de ressources et de recherche pour soutenir cinq secteurs de croissance, notamment le tourisme côtier, l’exploitation minière offshore, l’énergie bleue, la biotechnologie marine et l’aquaculture. L’UE pense que ce sont des secteurs ayant plus de potentiel de générer de la valeur ajoutée et des emplois. Bien que d’autres sources de financement de l’UE soutiennent la pêche, le secteur de la pêche est largement absent de la stratégie de croissance bleue de l’UE.
Cette situation contraste avec l’Initiative de Croissance Bleue lancée par la FAO en 2013, qui est mise en œuvre dans 10 pays en développement en Afrique et en Asie. Elle met un accent particulier sur le secteur de la pêche à petite échelle. Elle se recoupe avec la stratégie de l’UE en matière d’aquaculture, mais est différente de celle-ci en ce sens qu’elle met l’accent sur les paiements des services liés aux écosystèmes, notamment le 'carbone bleu'.
En Afrique, la Croissance Bleue est devenue de plus en plus importante en tant que cadre global de travail de l’Union Africaine sur les habitats marins et d’eau douce soutenu et promu par la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique. Une stratégie de Croissance Bleue est également en train d’être développée par des pays et organisations inter gouvernementales de l’océan indien occidental. Toutefois, la direction que prendront les stratégies propres de l’Afrique en matière de croissance bleue n’est pas encore clairement définie ; suivra-t-elle l’approche de l’UE ou celle de la FAO. Néanmoins, il est clair que nous assistons à un regain d’intérêt et d’activités pour faire de la ‘Croissance Bleue’ une réalité.
Du point de vue des communautés de pêche à petite échelle en Afrique, une question majeure est de savoir comment la ‘Croissance Bleue’ les affectera? La Croissance Bleue est-elle compatible avec d’autres engagements internationaux sur les réformes de pêche, tels que les ‘directives de la FAO sur la sécurisation de la petite pêche durable’ et les directives volontaires sur la gouvernance responsable de la tenure des terres, de la pêche et des forêts’ ?
Croissance bleue : Un nouveau paradigme ?
La manière dont le concept d’économie bleue et de Croissance Bleue est présenté suggère une nouvelle réflexion essentielle sur la manière dont les gouvernements gèrent les écosystèmes marins. Le concept est présenté comme un ‘changement de paradigme’. L’Union Africaine considère la Croissance Bleue comme étant la 'Nouvelle frontière de la Renaissance Africaine'.
Cela n’est pas nécessairement le cas. Le concept d’économie bleue présenté principalement à Rio+20 comme moyen de garantir l’importance des océans, a été particulièrement souligné dans l’accord final notamment pour les petits Etats insulaires, étant donné que leur économie dépend dans une grande mesure des écosystèmes marins.
L’idée des pays qui gèrent les océans d’une manière qui équilibre l’activité économique à la durabilité environnementale est le message global transmis dans le concept d’économie bleue, mais les moyens ou outils de sa mise en œuvre ne représentent pas d’énorme changement comparativement à ce qui est connu depuis plusieurs années. Par exemple, une des principales politiques de la croissance bleue est que les autorités s’assurent que la gouvernance marine est abordée de manière intégrée, comprenant et renforçant ainsi les interactions entre différents utilisateurs et groupes d’intérêt. Dans les stratégies de croissance bleue, cette situation est souvent qualifiée de Gestion Intégrée des Mers, et est essentiellement la même que la Planification Spatiale Marine (PSM) qui a été développée depuis au moins le début des années 2000, la PSM est définie comme un ‘processus de politique publique d’allocation d’espace marin sur le temps dans le but d’atteindre les objectifs écologiques, économiques et sociaux qui sont définis par un processus politique’.
Toutefois, il y a des aspects qui marquent l’émergence du concept du concept de croissance bleue comme en fait un changement de mentalité sur les océans. Au cours des cinq dernières années environ, des rapports et présentations sur l’économie bleue sont devenus très alarmants, sur les taux désastreux de dégâts causés à l’écosystème, notamment des dégâts causés par le changement climatique, la pollution et la surpêche. Toutefois, ils sont devenus très optimistes – sur l’immense richesse économique contenue dans les océans. Un grand nombre de nouvelles études sur l’économie bleue prétendent qu’elle est plus précieuse qu’on ne l’imagine.
WWF a fait la une avec une étude en 2015, qui déclarait que les océans contribuaient à hauteur de 2,5 billions de dollars par an à l’économie mondiale. Un des messages de cette étude était que si l’économie bleue était considérée comme un pays, elle aurait la 7e plus grande économie du monde. De même, l’OCDE a publié un rapport relevant la valeur immense de l’économie de l’océan, qui a trouvé que l’océan valait 1,5 billions de dollars. Le secteur du pétrole et du gaz était de loin le secteur le plus important.
Une déclaration commune autour de cette littérature est que les autorités et les investisseurs ont négligé l’économie bleue parce qu’ils n’apprécient pas à sa juste valeur la richesse économique en jeu ; c’est la raison pour laquelle les océans sont menacés et sous-performant. Pour rendre la cause plus attrayante, les estimations de la valeur potentielle de l’économie bleue prennent en compte les secteurs comme l’exploitation minière et la navigation, qui n’ont absolument aucun intérêt ou besoin d’habitats et d’écosystèmes océaniques sains.
La croissance bleue est par conséquent basée sur l’argument selon lequel les océans peuvent être sauvés si nous comprenons combien d’argent nous pouvons tirer de cette activité. Par exemple, la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique écrit :
"En comprenant mieux les énormes opportunités émergeant de l’investissement et du réinvestissement dans les espaces aquatiques et marins de l’Afrique, l’équilibre peut basculer de la pêche illégale, la dégradation et l’épuisement vers un paradigme de développement bleu durable, qui sert l’Afrique d’aujourd’hui et de demain. Si l’économie bleue de l’Afrique est bien exploitée et gérée, elle peut constituer une source principale de richesse et propulser les fortunes du continent".
Cependant, cette compréhension étriquée de l’économie bleue ou croissance bleue, qui consiste à considérer seulement les profits économiques, a beaucoup plus à faire avec la commercialisation des océans qu’elle en a de la nouvelle réflexion politique. Cela soulève des questions préoccupantes sur la capacité des stratégies de la croissance bleue de reconnaitre et de surmonter les problèmes persistants qui ont conduit l’économie bleue dans une position périlleuse.
La valeur de l’économie bleue comme profits
L’idée selon laquelle le potentiel de richesse des écosystèmes doit être apprécié pour les protéger a été populaire pendant un certain temps, bien qu’elle ne tienne pas compte du fait que la dégradation de notre environnement a été surtout causée par la cupidité et la maximisation du profit, le rôle complice des gouvernements n’a pas été dû à la méconnaissance de l’argent en jeu. Néanmoins, cela a conduit à une documentation intéressante sur la manière dont les ‘services écosystémiques’ peuvent être mesurés. En d’autres termes, comment pouvons-nous mettre une valeur sur les avantages que tirent les populations de l’environnement et de la nature, qui couvrent plusieurs dimensions, allant des profits, à la nourriture, aux emplois, aux loisirs et au bien-être culturel et spirituel. Le sujet devient plus controversé lorsque ces évaluations des valeurs déterminent la manière dont la nature et l’environnement devraient être dimensionnées et allouées ; qui a la priorité d’y avoir accès et de l’exploiter.
Les stratégies de croissance bleue, notamment l’initiative de croissance bleue de la FAO, est définie pour aider les pays à comprendre la valeur de leur économie bleue, qui devrait influencer à terme les débats sur la politique nationale et sous régionale. Cette situation est traitée comme un défi technique, pour lequel la valorisation des services écosystémiques peut être utilisée par les décideurs pour faire le bon choix.
L'aspect inquiétant de la croissance bleue est la manière dont la valeur est si souvent simplifiée pour signifier les bénéfices et l’ensemble des emplois créés, comme le montrent les projets de l'UE sur la croissance bleue, mais aussi dans d'autres projets africains (bien que souvent par des consultants européens). Bien qu’ils soient des facteurs importants, les deux nécessitent d'autres questions ; de quelle façon est répartie la richesse, quelle est la qualité des emplois, etc. Mais il est tout aussi important, de tenir compte d'une série d'autres aspects, notamment le fait que la richesse publique n'est pas la même que la richesse privée, et, en matière d’écosystèmes partagés, les deux peuvent avoir une relation contrastée ; une plage qui est librement utilisée par tout le monde ne produit pas de richesse dans la comptabilité économique traditionnelle, alors qu'elle aurait produit de la richesse si elle était vendue à un promoteur. Plusieurs dimensions permettant de comprendre la valeur dans l'économie bleue qui vont au-delà des bénéfices et des emplois existent, comme l'explique le présent rapport sur les valeurs culturelles et sociales des habitats marins.
Une approche basée sur les profits peut ne pas être bénéfique à la promotion de la pêche artisanale durable, bien que son profil en termes de création d’emplois la place en bonne position. Pourtant, un environnement politique où l'accent est mis sur la maximisation des fortunes provenant de l'économie bleue ne semble pas compatible avec la promotion de la pêche de subsistance et de petite échelle et des systèmes de production alimentaire, en particulier lorsque les pêcheurs font face à la concurrence provenant des aménagements immobiliers, du tourisme et de l'exploitation minière off-shore pour la terre et l'accès à la mer.
En fait, lorsque nous examinons la stratégie de croissance bleue de l’UE, l’accent est entièrement mis sur les secteurs ayant une importance économique majeure – l’exploitation minière, la biotechnologie marine, le tourisme, l'énergie bleue et l'aquaculture. La pêche n'est pas considérée comme une « perspective de croissance », elle est de ce fait exclue. C'est un précédent inquiétant pour les stratégies de croissance bleue dans d'autres régions, surtout que l'UE semble favoriser cette approche dans la manière dont elle envisage ses relations futures avec les pays en développement. [Lien].
L'approche de la FAO est tout à fait différente, car elle part du principe selon lequel la priorité devrait être donnée à la pêche artisanale. Un enjeu clé est la question de savoir si cette position peut être défendue lorsque les gouvernements nationaux examineront leurs priorités en matière de croissance bleue.
La marchandisation de la nature : le carbone bleu
La valorisation des services liés aux écosystèmes est un élément central de la perspective de la croissance bleue, en particulier par la FAO et ses partenaires dans l’Initiative de la Croissance Bleue. L’on assiste à une énorme croissance des études qui cherchent à mettre une valeur monétaire sur les avantages des écosystèmes. Malgré le désaccord sur la façon dont cela se mène et ce que l’on entend par valeur, l'évaluation des services écosystémiques peut être un outil utile pour les pêcheurs et les communautés côtières. Par exemple, le World Resources Institute, un promoteur de ces outils, souligne le cas de Belize où une évaluation économique des récifs coralliens a montré les coûts élevés du chalutage industriel de fond et les avantages cumulatifs que les communautés côtières locales obtiendraient si cette activité n’avait pas lieu. L'évaluation était jugée essentielle pour convaincre les autorités nationales d'interdire la pêche au chalut de fond.
Cependant, l'évaluation du service lié aux écosystèmes conduit inévitablement à la marchandisation des habitats des océans. C'est-à-dire que les services écosystémiques fournis par les océans et les habitats marins sont chiffrés, afin qu'ils puissent être payés, rendant ainsi les océans plus rentables. Les fonctions des écosystèmes marins, telles que la capacité des herbiers marins à stocker du carbone, sont appelées « classes d’actifs ». Ce jargon du secteur bancaire et financier définit de plus en plus les stratégies de croissance bleue.
Le marketing de cette idée suggère qu’il peut se faire d’une manière qui accroît les bénéfices tout en conservant simultanément la nature et en promouvant les intérêts des communautés défavorisées qui dépendent de ces services écosystémiques. C'est une caractéristique de la plupart des programmes internationaux en matière d'économie bleue et de croissance bleue. Le programme phare de croissance bleue de la FAO, ainsi que les travaux de la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique, et les programmes de nombreuses grandes ONG internationales en matière d'environnement, décrivent tous comment les paiements à effectuer pour les services écosystémiques peuvent être utilisés comme moyen de préserver les océans et lutter contre le changement climatique.
L'exemple le plus tangible semble être le développement ultérieur d'initiatives qui visent à conserver des habitats tels que les forêts de mangrove et les herbiers marins par le payement des grandes quantités de carbone qu'ils stockent. L'idée est que cette fonction de stockage de carbone peut être évaluée, puis vendue, généralement à travers un dispositif de compensation. Déjà, en 2011, encouragées par l'UICN, de nombreuses organisations internationales et sociétés multinationales, notamment du secteur pétrolier, ont collaboré à l'établissement de l'Initiative Carbone Bleu.
On ignore la mesure dont les stratégies de croissance bleues réussiront à établir des marchés de services écosystémiques bleus. Les mêmes stratégies ont été utilisées pendant de nombreuses années dans d'autres écosystèmes, tels que les forêts. La demande d'achat de crédits de carbone et d'autres produits similaires a été faible. Les prix n'ont jamais augmenté au point de permettre à ces marchés d’avoir un impact global. C'est une des raisons du scepticisme concernant le paiement des services liés aux écosystèmes. Cependant, il y a également ceux qui voient en la marchandisation des services écosystémiques, des risques considérables pour les communautés côtières et la pêche à petite échelle.
La manière dont le paiement des services écosystémiques fonctionne nécessite invariablement des sociétés externes, des cabinets de conseil et des organismes de certification. Très peu de moyens existent dans les pays en développement, et en particulier dans les communautés rurales pauvres où le carbone est stocké, pour établir des évaluations complexes, satisfaire les organismes internationaux de certification, et ensuite avoir les réseaux et les ressources nécessaires pour vendre les services écosystémiques. Ainsi, les projets de production de produits écosystémiques, tels que le carbone bleu, sont gérés par des entreprises étrangères ou des ONG.
Bien qu'il y ait des études de cas apparemment positives, il y a eu une résistance considérable à ce nouveau secteur d'activité parmi les communautés rurales et les ONG travaillant avec les peuples autochtones. Parmi les plaintes figurent des dispositifs de partage des avantages extrêmement injustes et le fait que le processus de valorisation des services liés aux écosystèmes incite systématiquement les acteurs étatiques ou privés à prendre le contrôle des terres dont dépendaient par ailleurs des groupes moins puissants. Une des observations portées à ces innovations est qu'elles soulèvent des questions difficiles concernant ceux qui sont les propriétaires légitimes des services écosystémiques et, par conséquent, qui peut revendiquer le droit de les vendre ? En outre, la création d'une nouvelle valeur marchande des services écosystémiques peut constituer un développement précaire pour ceux qui ont des droits d'utilisation informels ou non sécurisés. Ceci est une caractéristique de nombreux États côtiers des pays en développement, ce qui a conduit à la demande de directives sur la gouvernance responsable de la tenure. Comme le décrit Winnie Overbeek, qui écrit pour le World Rainforest Movement:
"Les communautés sont absentes de tout le matériel de publicité du " Carbone bleu "... Les initiatives du " Carbone bleu "... imposées du sommet à la base ont tendance à entraver profondément la vie de ces communautés et à causer plus de problèmes que d'avantages ... [elles] impliquent nécessairement l'imposition d’une série de restrictions sur le mode de vie des communautés et la perte de contrôle sur leurs territoires, afin de convaincre les marchés financiers que le carbone - converti en "actifs" papier ou "titres" environnementaux - reste "correctement stocké" dans les forêts."
On ignore comment le carbone bleu sera payé, bien qu'il soit tout à fait possible que les crédits de carbone bleu soient vendus sur des « marchés de contreparties ». Toutefois, permettre aux entreprises, et peut-être même aux pays, d'acheter du carbone stocké dans des endroits comme les forêts ou les mangroves, afin de pouvoir produire du carbone équivalent provenant de la combustion de combustibles fossiles, est manifestement inacceptable et en contradiction avec la perspective de l'économie bleue. Comme le poursuit Overbeek:
"L'accent mis sur les projets de démonstration et de recherche consistant à mettre les mangroves sur les marchés du carbone mondial ne fait que remettre à plus tard les transformations structurelles nécessaires du modèle de production et de consommation basé sur la combustion de combustibles fossiles. Ces changements sont essentiels pour permettre à l'humanité de maintenir le réchauffement climatique dans certaines limites, afin d'assurer la survie future des mangroves et des écosystèmes côtiers en général et celle des communautés qui en dépendent. En ne proposant pas ces changements, la nouvelle tendance du " Carbone bleu" est une autre fausse solution à la crise climatique, ainsi qu'un moyen de maintenir et de renforcer le pouvoir des entreprises et des marchés financiers, tout en cachant leur responsabilité en matière de destruction majeure de l'environnement et en proposant à ces entreprises et à ces marchés de devenir une partie de la prétendue solution".
La commercialisation des environnements par la valorisation des services écosystémiques est par conséquent un autre aspect de mise en cause des stratégies de croissance bleu par la petite pêche et les communautés côtières. Comment la valorisation des services écosystémiques profite-t-elle à l'économie bleue, autre que l'offre des débouchés économiques accrus ? Quelles sont les garanties de protection des droits des populations côtières ?
Rendre durables les océans par la croissance
Dans la commercialisation de la croissance bleue, il est rare de réfléchir sur les tensions entre la croissance économique perpétuelle et l’utilisation durable des écosystèmes fragiles, qui, comme le témoignent de nombreux rapports sur l’économie bleue, ont atteint déjà leur point de rupture en matière de pollution, de dégradation d’habitats, d’acidification d’océans et de surpêche. Il est étonnant qu’aujourd’hui, le ‘discours’ le plus dominant sur la protection des océans de l’exploitation insoutenable fait fortement l’éloge des opportunités de le faire dans un sens qui peut augmenter considérablement les fortunes des gouvernements et du secteur privé.
Le marketing de la croissance bleue est déjà critiqué pour l'incohérence des politiques. La stratégie de croissance bleue de l'UE, par exemple, favorise la recherche et l'investissement pour l'expansion de l'exploitation minière en haute mer, ce qui, de l’avis de plusieurs organisations, pourrait ne pas être compatible avec le maintien des écosystèmes marins ou le concept de l'économie bleue. Un rapport sur la relation entre la stratégie de croissance bleue de l'UE et la pêche à petite échelle a fait ressortir que, bien que cette stratégie soit susceptible d'accroître la valeur ajoutée à l'économie européenne, il y aura des coûts environnementaux croissants, susceptibles d'avoir un impact négatif sur les écosystèmes côtiers et ce qui aurait pour conséquence de menacer la pêche.
Par conséquent, l'augmentation de la croissance et la réalisation d'une économie bleue peuvent devenir des objectifs contradictoires. Cette situation n’est trop souvent pas prise en compte lorsque les architectes de la croissance bleue parlent de scénarios « gagnant-gagnant » faciles. Force est de constater que l'économie bleue mondiale ne peut pas continuer de croître sans stresser et épuiser davantage les écosystèmes marins. Pour la pêche de subsistance et à petite échelle, la promesse de la croissance bleue doit alors être abordée avec prudence. Il convient de reconnaître que la croissance bleue aura des coûts. Si nous voulons limiter ces coûts, en particulier pour les plus marginalisés et vulnérables, la croissance devra être restreinte dans certains secteurs de l'économie bleue.
Négocier la croissance bleue pour la pêche à petite échelle africaine
Il existe de nombreux aspects attrayants du mouvement international vers une économie bleue contenus dans les propositions de croissance bleue. Malgré les contradictions inhérentes et le risque d'incohérence en matière de politique, il semble y avoir une prise de conscience accrue des conséquences des écosystèmes dégradés sur la société et les entreprises. Cela réaffirme la nécessité de placer les réformes de la pêche dans un contexte plus large ; de changement climatique, de la pollution et de la concurrence croissante pour l'accès aux océans. La question de la pêche ne peut être abordée isolément.
Pour la pêche artisanale, il est capital de s'engager avec le projet de réalisation de la croissance bleue. Cependant, il existe un certain nombre de problèmes qui pourraient aider la petite pêche à influencer la croissance bleue afin de minimiser les risques inhérents et les contradictions.
Selon la perspective de la croissance bleue promue par la FAO et d'autres partenaires dans l’Initiative de la Croissance Bleue, il est essentiel que la pêche à petite échelle et le commerce après la pêche soient placés à l'avant-garde des stratégies de croissance bleue. L'approche de l'UE est préoccupante en ce sens qu’elle met l'accent sur les secteurs de grande valeur et de haute technologie, ce qui exclut le secteur de la pêche. L'UE doit reconnaître cette limite dans son projet de promotion de la croissance bleue dans les pays en développement.
L'approche de la création et de l'évaluation de la croissance bleue doit aller au-delà de la considération de la valeur uniquement en termes de bénéfices et d'emplois et de durabilité uniquement dans le domaine de l’environnement. La discussion sur la croissance bleue doit tenir compte des dimensions sociales, sanitaires et culturelles. Encore une fois, l'UE donne un mauvais exemple ici, et il y a une tendance pour les autres à l'avant-garde des stratégies de croissance bleues à en faire autant.
La perspective de croissance bleue pourrait être positive car elle devrait forcer une discussion plus large sur la cohérence des politiques. Identifier et débattre de la cohérence des politiques dans les stratégies de croissance bleue est essentiel pour la petite pêche dans les pays en développement. Les priorités d'investissement des gouvernements et des donateurs internationaux dans les secteurs de l'économie bleue, tels que le tourisme, le pétrole et le gaz et l'aquaculture offshore continueront de menacer la pêche sauvage, en particulier dans les zones côtières où le nombre de pêcheurs à petite échelle est élevé. Ces menaces ont des dimensions multiples ; elles contribuent notamment au changement climatique, à l’augmentation de la pollution et à la diminution de l'espace réservé à la pêche en mer et sur terre. Les stratégies de croissance bleue doivent identifier et prendre des mesures pour limiter cette incohérence en matière de politique, et insister sur le fait que la croissance bleue ne peut pas être un simple scénario gagnant-gagnant.
La croissance bleue annonce la perspective d’une attention plus soutenue à l'aménagement de l'espace marin et de la gestion maritime intégrée. Cette approche multipartite de gouvernance des écosystèmes partagés est primordiale et a été pratiquement absente dans de nombreux pays en développement. Cependant, l'expérience internationale montre que cela ne peut être atteint que s'il existe de solides droits politiques et civils, tels que l'accès à l'information, la liberté d'expression, une participation significative et l'accès à la justice. Ceux-ci ne sont pas présents dans de nombreux pays où la croissance bleue est préconisée. En outre, il faut reconnaître que les acteurs locaux et étrangers de l'économie bleue ont un accès inégal aux ressources et des capacités largement différentes pour influencer la prise de décision. En conséquence, la pêche à petite échelle peut être désavantagée dans les processus de planification nationale et régionale. Les stratégies de croissance bleues doivent donc répondre aux préoccupations liées aux droits humains nécessaires et aux réformes liées à la gouvernance avant qu'il y ait une croissance substantielle des investissements. [À cet égard, la croissance bleue doit reconnaître les exigences pour les autorités nationales de réaliser et de protéger les droits civils et politiques prévus par les directives volontaires sur la gouvernance responsable de la tenure, les directives volontaires sur la sécurisation de la petite pêche durable et les directives de Bali relatives à l'accès à l'information, la participation et l'accès à la justice en matière d'environnement. Pour l'UE, les stratégies de croissance bleues promues dans la dimension extérieure de la politique commune de la pêche doivent reconnaître que ces obligations sont contenues dans la Convention d'Aarhus.
Des informations impartiales doivent être fournies au secteur de la petite pêche et aux communautés côtières sur le mode de paiement des services liés aux écosystèmes qui est mis en place pour la croissance bleue ainsi que les risques et les opportunités présentés par ces systèmes. L'établissement d'une valeur monétaire pour les bénéfices qu’offrent les habitats marins dont dépendent les pêcheurs depuis des générations, dans l'intention de demander aux autres de payer ces avantages, est une idée complexe. Cela soulève des questions difficiles sur les propriétaires des services écosystémiques, les droits des pêcheurs et d'autres groupes sur ces produits, et sur la manière de répartir les avantages de ces payements. La question du carbone bleu doit être débattue plus largement, et la discussion ne peut être menée par ceux qui ont un intérêt direct dans ces systèmes.