Ad Corten, Cheikh-Baye Braham et Ahmed Sidi Sadegh ont récemment publié un document intitulé "Le développement d'une industrie de farine de poisson en Mauritanie et son impact sur les stocks régionaux de sardinelles et autres petits pélagiques en Afrique du Nord-Ouest." Depuis 2010, les auteurs rapportent que le nombre d'usines de farine de poisson en Mauritanie est passé de 6 à 23, la plupart situés dans le port au nord de Nouadhibou. L'analyse des poissons capturés pour approvisionner ces usines donne un nouvel aperçu de la migration régionale des petits pélagiques, révisant certaines théories antérieures qui ont informé les conseils de gestion régionaux. Le gouvernement de la Mauritanie a encouragé de nouveaux investissements dans la production locale de farine de poisson en croyant que cela viserait les stocks sous-exploités d'espèces de petits pélagiques côtiers, sans impact global sur la disponibilité du poisson pour la consommation humaine directe. Pourtant, les auteurs craignent que les usines s'appuient désormais sur une espèce différente, la sardinelle ronde, qui est un aliment de base en Afrique de l'Ouest, mais qui est considérée comme surexploitée par le groupe de travail de la FAO chargé de surveiller les stocks de poissons pélagiques dans la région. La gestion durable de ces poissons est donc cruciale pour la sécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest.
L'importance des petits pélagiques pour la sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest
Comme l'ont expliqué les auteurs, la contribution de la pêche à la sécurité alimentaire en Mauritanie est peu préoccupante. Le gouvernement recommande que chaque personne soit capable de consommer au moins 15 kg de poisson par an, un montant raisonnable pour maintenir une alimentation saine. Avec une population de seulement 3 millions, l'industrie de la pêche devrait débarquer pour cela environ 45 000 tonnes par an pour la consommation locale. En ce qui concerne les données historiques, le gouvernement mauritanien estime que la production annuelle d'espèces de petits pélagiques dans les eaux mauritaniennes est d'environ 1 million de tonnes par an. La Mauritanie dispose donc d'un énorme surplus de petits pélagiques qui n'est pas nécessaire pour la consommation alimentaire locale. Les politiques gouvernementales garantissent que des captures importantes effectuées par les flottes étrangères soient maintenant débarquées dans le pays pour la consommation humaine directe. Par exemple, en vertu du protocole actuel conclu entre la Mauritanie et l'UE, les navires européens doivent débarquer 2% de leurs captures en Mauritanie, qui est ensuite distribué aux citoyens. Cela équivaut à environ 15 000 tonnes de poissons.
La situation dans d'autres pays d'Afrique du Nord Ouest n'est pas aussi positive. Comme cela a été décrit dans un rapport de recherche publié en 2014, rédigé par Pierre Failler, la contribution du poisson à l’alimentation de la population dans toute cette région est irremplaçable, mais en déclin. Au cours de la dernière décennie, au moins 1,7 millions de tonnes de petits pélagiques capturés au nord-ouest de l'Afrique, de la Mauritanie à la Guinée, ont été débarqués pour la consommation humaine directe dans toute l'Afrique de l'Ouest. Le chiffre réel est probablement plus élevé étant donné qu'une grande quantité de captures n'est pas documentée dans les données officielles. Le commerce de petits pélagiques représente une part importante de la consommation de poisson dans les pays d'Afrique de l'Ouest, estimée à un peu plus de 10 kg par personne en 2012. Cependant, les débarquement ont constamment diminué, à cause de la surpêche et du changement climatique, et aussi parce que certaines sociétés commerciales étrangères qui avaient l’habitude de pêcher dans des pays comme la Mauritanie et qui vendaient ensuite sur les marchés africains, sont de plus en plus exportatrices vers la Chine. En raison de ces tendances et compte tenu des estimations de la croissance démographique dans la région, le maintien d'une moyenne de 10 kg de poisson pour chaque personne en Afrique de l'Ouest est peu probable. Failler prévoit que d'ici à 2025, il y aura un déficit d'au moins un million de tonnes de poisson, si l'objectif est de maintenir la consommation de poisson au niveau de 2012. Dans ce contexte, l’élargissement considérable de la production de poissons de pays tels que la Mauritanie pour la farine de poisson nécessite un examen. Est-ce que cela menacera la sécurité alimentaire régionale ?
La croissance de la production de farine de poisson en Mauritanie
Corten, Braham et Sadegh décrivent le fait que l'augmentation des capacités nationales de transformation du poisson est une politique du gouvernement mauritanien depuis un certain temps. Cette politique est basée sur l'espoir que cela créera des emplois et augmentera la contribution de la pêche à l'économie nationale. Pendant des décennies, le secteur de la pêche a été dominé par des navires de pêche industrielle étrangers versant des droits de licence pour opérer dans le pays, mais qui traitent et transbordent en mer principalement les petits pélagiques capturés. La majorité de ce poisson était vendu pour la consommation humaine directe principalement en Afrique, et le reste était vendu en Europe de l'Est et de manière croissante vers l'Asie. Afin d'améliorer les retombées de son secteur de la pêche, le gouvernement a cherché à attirer les investisseurs dans le secteur de la transformation, y compris pour la farine. Le gouvernement, avec l'aide de donateurs étrangers, a investi également des fonds pour améliorer les sites de débarquement de ces usines.
Cette politique est justifiée au niveau du gouvernement par la conviction que de grandes quantités de petits pélagiques ont été sous-exploitées par les bateaux de pêche industriels étrangers, en particulier les sardinelles plates et les bonga. Les campagnes scientifiques menés par la Norvège au cours des dernières décennies ont suggéré que la majorité des petits pélagiques dans les zones côtières au large de la Mauritanie étaient les sardinelles plates et bonga, alors que les navires industriels, en particulier ceux de l'UE, ciblaient la sardinelle ronde pour les exportations. On a considéré qu’il y avait donc un stock important de poisson disponible qui n'avait pas été assez exploité commercialement. La production de farine de poisson serait le moyen idéal d'exploiter ce stock dans un but lucratif, d'autant plus que la demande de farine de poisson à partir de petits pélagiques a augmenté dans le monde entier en raison de la croissance de la pisciculture commerciale.
Parallèlement aux incitations fiscales, le principal stimulant pour l'intensification de l'industrie de farine à partir de petits pélagiques côtiers réside dans de nouvelles restrictions sur les zones où les navires de pêche industrielle étrangers peuvent opérer. À partir de 2012, le gouvernement mauritanien a étendu la zone côtière pour les bateaux de pêche artisanale et semi-industrielle de 13 milles marins à 20 mille marins. Parce que cette décision les a poussés hors d'une partie productive de la mer, beaucoup de grands navires étrangers ont réduit leurs opérations dans le pays. Les captures de petits pélagiques côtiers par des chalutiers étrangers en Mauritanie ont été massivement réduites. Un retard dans la signature de l'accord de l'UE en 2015 a également empêché les navires de pêche de l'UE de cibler ces poissons pendant environ un an. Les navires russes et les navires de l'ex-Union soviétique ciblent des types de petits pélagiques qui se trouvent plus loin en mer, de sorte qu'ils n'ont pas été affectés par les nouvelles restrictions dans la même mesure.
La fermeture d'une zone importante pour la pêche industrielle étrangère a donc donné l'occasion d'accroître la pêche artisanale. Mais, parce que historiquement les pêcheurs artisans mauritaniens ne sont pas spécialisés dans la pêche des petits pélagiques à une échelle significative, les propriétaires d'usines de farine se sont tournés vers les pêcheurs sénégalais.
En 2005, il n'y avait qu'environ 5 bateaux de pêche sénégalais destinés aux petits pélagiques en Mauritanie pour la transformation locale. Il y a eu une augmentation régulière de 2005 à 2010, période à laquelle on en dénombrait un peu plus de 20. Cependant, de 2010 à 2014, ce nombre est passé à plus de 120. En 2013, ces navires ont fourni plus de 300.000 tonnes de poissons petits pélagiques à des usines mauritaniennes de farine de poisson, une augmentation massive par rapport à 2009, quand le volume était d'environ 50.000 tonnes. Les données sur la production de petits pélagiques côtiers montrent qu'au second semestre de 2012, les pêcheurs artisanaux ont dépassé la pêche industrielle en termes de quantités de poissons capturés. Depuis lors, la production des usines de poisson s'appuyant sur les pêcheurs artisanaux côtiers a légèrement diminué, mais les rapports récents (publiés après que Corten, Braham et Sadegh aient finalisé leurs recherches) montrent que l'effort de pêche par les bateaux artisanaux a continué à augmenter : on a rapporté 25.000 sorties en 2014, et plus de 30.000 sorties en 2015.
Selon Corten, Braham et Sadegh, début 2015, il y avait 23 usines de farine de poisson établies en Mauritanie. En 2016, le nombre est passé à 26, et il y a 11 autres qui ont obtenu l'autorisation de commencer leurs opérations. Les statistiques sur les exportations de poisson de Mauritanie montrent que le marché le plus important pour cette farine de poisson et l'huile de poisson est l'Asie.
Les stocks de petits pélagiques
La Mauritanie dispose de stocks substantiels de plusieurs types de petits pélagiques, y compris les sardines, les anchois, le chinchard et les sardinelles. Les farines de poisson en Mauritanie dépendent des captures de 3 espèces de poissons qui ont tendance à vivre dans les zones côtières. Ce sont la sardinelle ronde, la sardinelle plate et le bonga. Avant l'extension de la zone côtière pour la pêche artisanale, c’était le bonga qui représentait la plus grande proportion de poisson fourni pour la production de farine de poisson, représentant environ 43% en 2012. On a estimé qu'avec une croissance de la pêche artisanale, la sardinelle plate deviendrait l’espèce dominante fournie aux usines. Il s'agit du type de poisson le moins utilisé par la flotte européenne et considéré comme ayant un potentiel considérable pour la production de farine. Pourtant, jusqu’en 2014, cela ne s’est pas produit. C'est la sardinelle ronde qui a commencé à être la principale espèce pour l'industrie, constituant plus de 60% de l'approvisionnement des usines en poisson. C'est notamment le cas à Nouadhibou, où la quantité de sardinelles rondes livrées aux usines est passée d'un peu plus de 20.000 tonnes en 2012 à plus de 100.000 tonnes en 2013. Entre-temps, la proportion des captures composées de bonga et de sardinelles plates a commencé à diminuer.
Corten, Braham et Sadegh suggèrent que, contrairement aux hypothèses existantes concernant la migration régionale des petits pélagiques, les sardinelles plates et les bonga capturés dans le nord de la Mauritanie par les bateaux artisanaux pouraient provenir de stocks locaux isolés qui ne migrent pas loin des zones côtières vers d'autres pays. Les scientifiques considéraient jusque là qu'il s'agit d'espèces migratrices qui faisaient donc partie d'un stock régional partagé. Parce qu'ils ne sont peut-être pas des espèces migratrices, contrairement à ce qui était prédit auparavant, ils semblent être beaucoup moins abondants dans les eaux mauritaniennes. Qui plus est, les pêcheurs sénégalais qui sont contractés par les usines de transformation du poisson se spécialisent dans la capture de la sardinelle ronde, et non de sardinelles plates ou bonga. Corten, Braham et Sadegh mentionnent que malgré la législation nationale qui limite le maillage des filets pour les petits pélagiques à 40 mm, les pêcheurs sénégalais utilisent des filets beaucoup plus fins, ce qui peut augmenter les prises de juvéniles et les prises accessoires.
Que les plus petites prises de bonga et de sardinelles plates soient dues aux pêcheurs qui ne les ciblent pas ou parce qu'il n'y en a plus en abondance, ceci ne modifie pas une observation clé : la justification par le gouvernement mauritanien pour une intensification de la pêche artisanale dans la zone côtière était que cela augmenterait l'exploitation des espèces de poissons sous-exploitées qui n'étaient pas largement utilisées pour la consommation humaine directe. Cela s'est avéré être faux.
Comme il est maintenant bien établi, et réaffirmé par Corten, Braham et Sadegh, les stocks de sardinelles rondes sont régionaux. Les pêcheurs en Mauritanie capturent du poisson des stocks qui sont partagés par d'autres pêcheurs dans d'autres pays. Ce qui est inattendu, c'est que l'augmentation des captures de sardinelles rondes dans les zones côtières en Mauritanie se produit pendant les mois d'hiver. On a toujours supposé que la sardinelle ronde migrait entre le Maroc et le Sénégal pendant l'hiver mauritanien et que cette migration se faisait rapidement et loin en mer. Cependant, maintenant que les navires artisanaux ont remplacé les navires industriels, les scientifiques ont réalisé que la migration semble se produire beaucoup plus près du rivage. Ceci était caché aux scientifiques de la pêche quand les navires industriels dominaient les pêcheries, parce que c’était essentiellement leurs activités de pêche qui étaient documentées, activités qui se déroulaient en dehors des zones actuellement accessibles aux pêcheurs artisanaux.
Les sardinelles rondes représentent l’espèce la plus abondante parmi les petits pélagiques dans la région, avec des captures annuelles moyennes en Afrique du Nord-Ouest d'un peu moins de 600 000 tonnes, la plus grande partie étant partagée entre la Mauritanie et le Sénégal. Le Groupe de travail de la FAO sur les petits pélagiques en Afrique du Nord-Ouest estime que le stock de sardinelles rondes est surexploité, bien qu'en Mauritanie, l'institut de recherche sur les pêches IMROP soit en désaccord et considère le stock uniquement comme « pleinement exploité ».
Implications pour la sécurité alimentaire
La croissance des usines de farine de poisson conduit donc à l'exploitation de stocks de poissons localement résidents qui peuvent être plus petits qu'on ne le pensait auparavant et, de façon inattendue pour les autorités, à une augmentation de l'exploitation des sardinelles rondes qui migrent à l'échelle régionale, qui sont déjà au moins pleinement exploitées sinon surexploitées.
Les scientifiques de la pêche reconnaissent qu'il est extrêmement difficile de surveiller et de prédire le statut des petits pélagiques en Afrique de l'Ouest et que le changement climatique continuera à rendre les choses plus complexes et imprévisibles. En effet, une recommandation découlant du Comité mixte de l'Accord de Partenariat de Pêche UE-Mauritanie est que les licences délivrées aux pêcheurs pour les petits pélagiques doivent être fondées sur une évaluation des conditions environnementales changeantes. En effet, ces changements peuvent avoir un impact énorme sur la disponibilité du poisson.
Pour l'instant, la nouvelle pêche artisanale en Mauritanie semble avoir largement remplacé le secteur de la pêche industrielle par les captures globales de ces trois espèces côtières de petits pélagiques. Cela signifie qu'il y a eu un changement dans l'industrie de la pêche des petits pélagiques côtiers en Mauritanie, s’éloignant de la production par des navires de pêche industriels et se tournant vers des méthodes de pêche plus artisanale. Cela pourrai être vu comme une évolution positive qui s'harmonise avec la nécessité de promouvoir la pêche artisanale en Afrique et de réduire la concurrence avec les navires industriels étrangers.
Malheureusement, cela ne reflète pas la réalité. Des rapports récents montrent que les bateaux qui ont la permission d’opérer dans la zone côtière incluent surtout des senneurs turcs, qui sont maintenant en compétition directe avec la pêche artisanale. Il y a eu de nombreuses protestations des pêcheurs artisans, qui soupçonnent ces bateaux turcs de capturer de grandes quantités d’autres poissons, comme la courbine et le mulet (tous deux importants pour le secteur de la pêche local) afin d’approvisionner les usines de farine.
Ce qui est également inquiétant, c’est que ce nouveau développement de l’industrie de la pêche a provoqué un changement substantiel dans le commerce du poisson. Il y a maintenant une augmentation du poisson capturé pour la transformation en farine de poisson et une diminution de la quantité de poisson capturée en Mauritanie qui est vendue à d'autres marchés africains pour la consommation humaine directe. Cela pose un grand risque pour la sécurité alimentaire régionale.
D'après les éléments présentés par Corten, Braham et Sadegh, il est probable que l'intensification de la production de farine de poisson en Mauritanie conduira d'abord à un déclin des stocks de poissons résidents, ce qui pourrait déjà être en train de se produire, puis à une augmentation continue de l'exploitation de la sardinelle ronde migratrice. Si cette tendance se poursuit, la croissance de la production de farine de poisson en Mauritanie aura un impact négatif sur l'abondance de sardinelles rondes dans toute l’Afrique du Nord-Ouest, y compris au Sénégal où les prises de sardinelles rondes contribuent de manière substantielle à la sécurité alimentaire nationale et régionale.
Le besoin d’une approche régionale de la gestion des pêches
En Mauritanie, le gouvernement a mis en place un nouveau système de quotas pour les pêcheries de petits pélagiques, basé sur un quota collectif pour le secteur artisanal et des quotas individuels pour la pêche côtière et industrielle. De nouvelles règles ont également été élaborées pour les usines de transformation du poisson qui limitent la quantité de poisson qu'elles peuvent produire pour la farine de poisson, avec l'espoir que certaines de ces usines produiront aussi du poisson congelé pour la consommation humaine directe. Toutefois, il n'est pas sûr que ces efforts visant à limiter la production de farine de poisson soient efficaces. Il y a des doutes sur le fait que les usines de farine respectent le système de quotas, car elles sous déclareraient les quantités de sardinelles rondes utilisées pour la production de farines.
Cette situation montre les grands risques associés à une intensification des investissements rapides dans la production de farines de poissons. En Mauritanie, cette intensification accélérée des investissements dans les usines de farine de poisson est déjà arrivée. Il peut être maintenant extrêmement difficile de refuser aux investisseurs le poisson dont ils ont besoin pour être rentables. Corten, Braham et Sadegh notent qu'en 2014, les usines ne fonctionnaient qu'à 28% de leur capacité de production potentielle - ce qui laisse supposer qu'il existe une grande capacité et une demande pour une augmentation substantielle de la production.
La situation illustre l'absence d'une approche régionale dans la gestion des petits pélagiques en dehors de l'Afrique de l'Ouest. Nous sommes donc d'accord avec les recommandations formulées dans l'étude de l'UE de 2015 sur les pêcheries de petits pélagiques et la sécurité alimentaire dans cette région. Dans le contexte des stocks de poisson partagés qui revêtent une importance régionale pour la sécurité alimentaire, une approche régionale de la gestion des pêches, qui place la sécurité alimentaire et la pêche artisanale au premier plan de son agenda, est indispensable.