Alexandre Rodriguez, Secrétaire Exécutif du Conseil Consultatif pour les Pêches lointaines de l’UE (CCPL) nous partage ses réflexions suite à sa visite aux femmes transformatrices d’Abidjan.
Abidjan, le 28 août 2018
Cette semaine, j’ai eu l’occasion de me rendre en Côte d’Ivoire sur invitation de l’une de nos organisations partenaires en Afrique, la Conférence ministérielle sur la coopération halieutique entre les états africains riverains de l’Océan Atlantique (ATLAFCO-COMHAFAT). Ces deux jours et demi ont été aussi intenses que productifs, car nous sommes parvenus à un accord sur le plan d’action pour les états africains riverains de l’Atlantique en termes de pêcheries durables pour 2019 et 2020.
J’ai parlé avec M. Gaoussou Gueye, Président de la Confédération Africaine des Organisations Professionnelles de la Pêche Artisanale (CAOPA), également présent à cette rencontre, de la possibilité de rencontrer notre collègue commune, Micheline Dion, Coordinatrice des Programmes Femmes de la CAOPA, sur son lieu de travail afin de voir « l’action en direct, sur le terrain ».
J’ai eu une chance immense car le Président de la CAOPA est non seulement un être humain au grand cœur mais aussi un professionnel respecté et très connu pour son travail au sein des communautés halieutiques de l’Afrique Occidentale. Il ne lui a donc pas été très difficile de contacter Micheline et d’arranger une courte visite au port pour me permettre de découvrir le travail des femmes de la coopérative des transformateurs qu’elle dirige.
Nous avons pris un taxi local pour nous rendre à Locodjro Miami, un tranquille quartier périphérique à 12 km de Plateau. Nous sommes arrivés sur un petit quai niché au cœur d’un superbe paysage, les hauts gratte-ciels et les thoniers-senneurs de la pêche industrielle étrangère amarrés dans le port d’Abidjan se découpant à l’horizon, de l’autre côté de la baie.
À notre descente du taxi, nous avons été accueillis par le grand sourire et la chaleureuse bienvenue de Micheline et ses collègues, qui nous ont souhaité la traditionnelle « bonne arrivée ». J’ai immédiatement été envahi par cette subtile sensation de chaleureuse hospitalité qui habite l’esprit Akwaaba, un mot qui vient du Twi, la langue des Ashantis (peuple du voisin Ghana), et a le même sens dans le dialecte ivoirien.
Micheline est l’une des fondatrices et principales artisanes de la création de la Coopérative des transformatrices de Locodjro, qui a vu le jour avec le but d’améliorer les recettes et les conditions de travail de la communauté locale vivant de la transformation du poisson ; en particulier le thon tropical mais aussi d’autres espèces comme la langoustine.
Le président et la coordinatrice semblaient connaître tout le monde et discutaient joyeusement avec tous les travailleurs que nous croisions, écoutant attentivement chacune de leurs inquiétudes et chacun de leurs espoirs. Grâce à d’ingénieuses questions, ils parvinrent habilement à me faire participer à la conversation. Me sentant ainsi intégré à la communauté, j’ai moi aussi pu commencer à poser mes propres questions à propos des conditions de travail quotidiennes.
L’activité était relativement calme à notre arrivée, car la plupart des pirogues qui pêchent le thon étaient sorties en mer. Elles partent toutes tôt le matin et reviennent au crépuscule. J’ai quand même pu voir la pirogue du président de la FENACOP-CI restée amarrée ce jour-là. À la question de savoir quelle quantité de poisson ils prennent habituellement avec les pirogues, on m’a répondu que cela dépendait des jours mais que cela pouvait aller de 200 kilos à une tonne par jour.
Micheline m’a expliqué que le travail dépend énormément de la disponibilité de matière première, à savoir le thon. Dans l’ensemble, elle estime que la coopérative travaille environ de 2 à 3 mois sur l’année. Côté postes de travail, la Coopérative emploie actuellement 902 pêcheurs, 305 transformatrices, 173 découpeurs et 283 chargeurs, principalement des habitants de la région d’Abidjan. D'après Micheline, « chaque élément de la chaîne de valeur est important et joue un rôle clé du fonctionnement ». Cela comprend aussi plusieurs bénévoles qui ont proposé d’aider à différentes tâches comme le nettoyage des installations ou la comptabilité de base.
Jusque-là, j’avais été très impressionné par ce que je voyais et par la clairvoyance et les explications de Micheline par rapport au fonctionnement de la Coopérative. C’est pourquoi je lui ai demandé de me donner une idée de la chaîne de valeurs pour m’aider à mieux comprendre le cycle économique complet. Elle m’a patiemment expliqué que le travail se découpe en cinq étapes essentielles :
Débarquement : Les prises fraîchement pêchées chaque jour sont débarquées ou transportées sur le PDA, le point de débarquement, au petit embarcadère.
Triage : Les prises sont triées, séparées et étiquetées dans une zone séparée, puis allouées à chacun des pêcheurs, de leurs femmes et de leurs familles pour la vente à la criée. Les femmes sont également présentes à la criée, dans un espace réservé d’où elles supervisent l’ensemble du processus.
Conservation : Le meilleur poisson est placé dans une chambre réfrigérée pour être vendu aux restaurants et marchés locaux. Le reste du thon est conservé dans du sel et de la glace. Ainsi placé dans des containers en bois remplis de glaçons et recouverts de sel, le poisson peut être conservé à l’air libre pendant 2 à 3 jours car une croûte se forme au-dessus.
Découpage : C’est à ce stade que le thon frais est normalement découpé en trois morceaux, séparés dans différents seaux. La tête est tranchée et donnée aux femmes. La queue et le tronc/la longe sont placés dans d’autres cuves.
Transformation : J’ai été impressionné de voir les vieux fourneaux en fer, allumés au charbon pour faire le poisson fumé.
Plusieurs services auxiliaires sont aussi en cours de développement, comme la salle de soins, les vestiaires, une cantine pour les travailleurs et une salle polyvalente, une garderie et une salle de stockage.
Micheline m’a expliqué que des comptables enregistrent toutes les recettes et les dépenses et s’occupent de la tenue des comptes. Sans oublier la coordination de tous les approvisionnements nécessaires, dont 25 000 sacs de sel que la Coopérative achète à un tarif plus compétitif que les pêcheurs individuels grâce à son pouvoir de négociation concerté.
La réflexion personnelle que je tire de cette visite est que toutes les bases d’une organisation professionnelle sont en place. Mais l'activité se heurte à deux grands obstacles : le manque de ressources financières pour la maintenance des installations et les améliorations requises pour conformité aux normes sanitaires de conservation et vente du poisson ; et l’approvisionnement discontinu qui ne permet d’assurer ni les emplois, ni un revenu économique régulier. Cette initiative constitue un exemple de comment apporter une valeur ajoutée aux activités halieutiques en créant une économie collaborative qui aide à améliorer les conditions de vie et à retenir la population locale grâce à des emplois décents.
Pour résoudre ces difficultés, on peut envisager diverses actions :
Embaucher des professeurs et assistants pour la garderie : cela permettrait aux femmes qui viennent avec leurs bébés de mieux travailler sans devoir les porter sur leur dos, et tout en ayant la tranquillité de savoir que leurs enfants sont bien, dans un cadre sûr. Cette initiative servirait aussi à préparer l’entrée des jeunes enfants en primaire et éviterait l’exposition des plus petits aux fumées et produits chimiques employés dans le fumage du poisson, aux infections et aux maladies découlant de systèmes d’évacuation des déchets de poisson déficients.
Bien qu’ayant réussi à signer un accord avec des opérateurs thoniers espagnols privés d’OPAGAC, qui débarquent une partie de leurs captures pour approvisionnement régulier lorsqu’ils accostent ou se ravitaillent au port d’Abidjan, la Coopérative rencontre des difficultés et se heurte à des restrictions du fait de problèmes internes avec les administrations locales et les agents privés du commerce halieutique au port d’Abidjan. Il est urgent de mettre immédiatement en place un système permettant aux autorités ivoiriennes de garantir que l’approvisionnement direct soit mis à disposition de ces femmes gratuitement, sans blocus administratifs ou de facto.
Les techniques et les conditions employées pour conserver le poisson sont pour le moins extrêmement précaires, les cuves placées à l’air libre sont très vieilles et ne ferment pas. Le poisson est plongé dans la glace dans ces cuves en bois ou en vieux plastique, ce qui n’est pas bon pour la chaîne du froid. L’emploi de meilleurs fours (FTT) devrait se généraliser.
Les hangars ne disposent d’aucun réseau de drainage des eaux ou d’égout pour évaluer les huiles et les eaux usées suite au traitement du poisson dans la zone de transformation. La zone de découpage a dû être installée à l’extérieur du fait du manque d’espace et de maintenance malgré les fonds apportés par le gouvernement marocain. Des investissements adéquats devraient être consacrés à l’amélioration de ces infrastructures.
Toutes les lacunes soulignées pourraient être comblées par la bonne volonté politique et administrative, et par le soutien de bailleurs de fonds. Les ressources adéquates et le soutien continu d’une organisation locale, nationale ou internationale pertinente restent à fournir, usant par exemple des fonds disponibles liés au soutien sectoriel prévus dans les APPD ou projets de développement à la coopération de l’UE ou sponsorisés par des organisations internationales comme la Banque Mondiale ou la Banque Africaine de Développement.
J’aimerais conclure cet article par une citation du Pape François, extraite de son Encyclique de 2015 Laudato Si, qui parle directement des Objectifs de développement durable de l’ONU et s’adresse non seulement aux chrétiens mais aussi à toutes les religions et à tous les peuples du monde : Une « économie éthique doit servir tous les peuples sans exclusion et accorder à toute personne dignité, opportunité et ressources de base ».